(Lectures, janvier 1995) |
par Martin Masse
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Il y a tant d'événements
qui semblent avoir une ampleur révolutionnaire, en cette fin de
siècle mouvementée, que nous risquons de ne pas apprécier
pleinement les révolutions intellectuelles qui semblent moins spectaculaires,
mais dont les conséquences à long terme seront plus significatives.
C'est pourquoi je trouve important de revenir sur le thème de la
psychologie évolutionniste, abordé une première fois
ici il y a trois mois avec The Moral Animal, le livre-charnière
de Robert Wright.
Cette nouvelle discipline
tente de répondre à des questions abstraites qui ont préoccupé
théologiens et philosophes depuis des siècles. Mais, plus
simplement, elle se penche sur des phénomènes qui touchent
chacun dans la vie quotidienne. Quelle est l'origine de la moralité?
À quoi servent les arts et la culture? Pourquoi certains individus
sont-ils plus violents que d'autres? Pourquoi accordons-nous tant d'attention
aux potins et commérages qui dominent la plupart des conversations?
Pour la première fois, des explications qui sont fondées
sur autre chose que des spéculations métaphysiques ou des
préjugés culturels émergent.
On a tendance à
l'oublier tellement c'est devenu évident mais l'idée que
l'espèce humaine a évolué au cours des millénaires,
comme les autres espèces animales, n'a pas une très longue
histoire. Charles Darwin publiait The Descent of Man il y a à
peine 125 ans; les premiers fossiles d'australopithèques n'ont été
découverts en Afrique que dans les années 1920; et ce n'est
que depuis les années 1950 que l'on a une image plus ou moins cohérente
de l'évolution de nos ancêtres de l'espèce Homo depuis
trois millions d'années.
Jusqu'à très
récemment, toutes ces recherches ont été évidemment
concentrées autour de l'aspect le plus immédiatement accessible,
c'est-à-dire l'évolution du corps humain. Après tout,
les indices qui permettent aux anthropologues de reconstituer cette histoire
sont surtout des morceaux de tibia, des dents, des fragments de crâne.
Ce qui se passait à l'intérieur de ces boîtes crâniennes
ne s'est malheureusement pas fossilisé.
Toutefois, depuis les années
1970, des chercheurs de diverses disciplines tentent justement de combler
cette lacune et de remonter aux sources de l'esprit humain pour en comprendre
le développement.
William Allman est un journaliste
scientifique qui écrit pour de nombreux magazines américains.
Il a entrepris de réunir tout ce qu'il savait sur cette discipline
encore un peu anarchique dans The Stone Age Present. Allman s'attache
à montrer comment le comportement humain a été modelé
par l'évolution, de la sexualité à la vie en société,
en passant par le langage et les émotions. Chaque chapitre se concentre
sur un sujet particulier et fait le tour des théories actuelles
les plus crédibles.
Le résultat est
clair, concis et facile à lire, sans avoir l'ampleur de l'essai
de Robert Wright. Allman se contente de bien faire son métier de
journaliste et ne fait montre d'aucune originalité théorique
ou littéraire. Mais le livre est tout de même d'un intérêt
incontestable, en ce qu'il représente une première tentative
de vulgariser les recherches de la psychologie évolutionniste pour
un large public.
Les révolutions
américaine, française ou russe sont des événements
importants, mais les historiens et politologues qui s'y intéressent
en auraient sûrement une bien meilleure compréhension s'ils
connaissaient aussi la révolution du Paléolithique supérieur,
ou celle du Néolithique, lorsque sont apparues l'agriculture et la
sédentarisation il y a 10,000 ans.
J'irais jusqu'à
dire que tout lecteur qui s'intéresse aux sciences humaines et à
la philosophie devrait - devra, un jour ou l'autre - lire l'un de ces ouvrages.
C'est rien de moins qu'un nouveau paradigme sur le sens de la vie humaine
qui en émerge. Le temps est fini où l'on pouvait discourir
sur l'éthique, l'esthétique, l'amour, en se référant
uniquement à Kant ou à St-Thomas-d'Aquin. Même ces
notions philosophiques abstraites sont en voie d'acquérir des fondements
scientifiques.
Le défi est le même
pour la sociologie, les sciences politique et économique et la psychologie
conventionnelle, qui posent toutes implicitement l'existence d'un esprit
malléable, presque entièrement déterminé par
son environnement culturel, et surgi du néant avec l'apparition
des sociétés civilisées que nous connaissons. On ne
pourra pas prétendre encore bien longtemps comprendre la réalité
de notre espèce, dans quelque domaine que ce soit, en faisant abstraction
des millions d'années pendant lesquelles la nature humaine a été
formée et est devenue ce qu'elle est aujourd'hui.