(Le Temps Fou, mars 1995)
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par Martin Masse
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S'il
faut en croire les sondages et les études sociologiques, au moins
la moitié des citoyens ne lisent jamais, ne s'intéressent
pas aux idées ou à la culture, ne connaissent pas grand-chose
du monde au-delà de leur environnement immédiat, et se soucient
finalement assez peu d'une question aussi abstraite que le régime
politique dans lequel ils vivent. Plusieurs ne comprennent pas vraiment
la différence entre indépendance et fédéralisme
et croient qu'un Québec souverain aura encore des députés
à Ottawa.
Ce n'est probablement pas
très politiquement correct de faire ce genre d'observation élitiste
mais si l'on veut bien analyser la situation, on ne peut que constater
ce fait: ce ne sont pas des appels à la solidarité ou des
raisonnements trop complexes sur le sens de l'Histoire qui vont motiver
cette partie de la population à voter pour l'indépendance.
Ils suivront le côté qui leur semblera le plus dynamique et
qui rejoindra le mieux leur propre sensibilité.
Il faut donc d'abord convaincre
ceux qui se préoccupent de ces questions d'une façon un peu
plus suivie et viser le consensus le plus large possible parmi les élites.
Déjà, les indépendantistes ont fait des gains spectaculaires
en l'espace d'une seule génération, en propageant leurs idées
parmi les secteurs les plus influents de la société. Seuls
les milieux d'affaires restent en bonne partie opposés, même
si des progrès ont été réalisés récemment
de ce côté. Malgré cela, et malgré les progrès
constants de l'identité québécoise aux dépens
des identités canadienne et canadienne-française, nous sommes
encore confrontés à une possible défaite lors du prochain
référendum.
Le discours indépendantiste
est arrivé à un cul-de-sac partiel parce qu'il n'a pas su
s'élargir et se renouveler pour refléter la réalité
du Québec moderne. Il continue à miser sur la solidarité,
la fierté et notre « destinée nationale », alors
que ces concepts n'ont plus vraiment de sens; sur le sentiment d'aliénation
par rapport à l'Anglais dominant et assimilateur, alors que celui-ci
a disparu; sur une sensibilité collectiviste autant à l'égard
des choix linguistiques qu'économiques, alors que les doctrines
collectivistes ont perdu de leur lustre depuis l'effondrement du socialisme
et la montée des nationalismes intolérants et des fondamentalismes
religieux.
Pour beaucoup de Québécois
qui n'ont par ailleurs pas d'attachement particulier au Canada, l'indépendance
n'est pas synonyme de libération - le mot magique des exaltés
- mais plutôt une entreprise un peu désuète qui risque
de remplacer une bureaucratie importune qui encourage la médiocrité
par une autre au contrôle encore plus serrée. Pour de nombreux
jeunes qui n'ont jamais éprouvé les complexes culturels de
leurs aînés et qui comptent d'abord sur leurs propres forces
pour réussir et s'épanouir, les mythes salvateurs qui justifieraient
l'indépendance ne sont que cela: des mythes.
C'est pourtant à
ces Québécois sceptiques qu'il faut s'adresser dans les mois
qui viennent si l'on veut obtenir la majorité voulue, pas aux convaincus
de longue date qui connaissent par coeur tous les bons arguments pour instaurer
leur petite république sociale-démocratique et française
mur à mur. On ne fera pas beaucoup de chemin additionnel en reprenant
uniquement les images éculées qui ont fait la campagne de
1980. Pour convaincre les jeunes, les milieux d'affaires et la masse de
ceux que ça indiffère - et je ne parle pas des Québécois
anglophones, à qui on n'a jamais donné une seule bonne raison
de ne pas s'opposer à l'indépendance, chose qu'on aurait
dû tenter de faire il y a des années; il est trop tard maintenant
- on doit leur dépeindre les avantages de l'indépendance
d'une façon qui rejoint leur sensibilité. Et par opposition
à celle des militants, celle-ci est en général plus
individualiste, nord-américaine, anglophile, libérale.
Il y a de bonnes raisons
de croire qu'un Québec indépendant sera plus lié à
la civilisation américaine, mieux intégré à
l'économie continentale, plus à même de tirer partie
de sa composante anglophone, et un endroit plus propice à l'épanouissement
individuel qu'il ne l'est actuellement. Débarrassés de leurs
complexes de minoritaires et de leur besoin obsessif de protection collective,
les Québécois seront alors plus réceptifs à
un modèle social et économique inspiré du libéralisme.
Il devrait y avoir une
place dans la coalition indépendantiste pour ceux qui visent ce
genre d'objectifs, même s'ils contredisent le projet de société
d'une majorité de militants. Nier la légitimité d'une
vision alternative et attacher l'idée d'indépendance à
un seul projet social, comme l'ont fait les nationalistes de gauche jusqu'ici,
c'est jeter toute une partie de la population dans les bras des fédéralistes.
Un résultat absurde puisque le projet canadien est, malgré
des apparences qui ont bien servi les partisans du statu quo, le plus anti-américain,
interventionniste, porteur de divisions et folklorique des deux.
Je ne me fais pas d'illusions
sur les chances qu'un tel discours soit mis de l'avant d'ici le référendum.
Malgré les annonces d'ouverture faites par Jacques Parizeau et son
conseiller Jean-François Lisée, les résistances sont
fortes et ce n'est sûrement pas du côté du gouvernement
ou du Parti québécois qu'on peut s'attendre à le voir
émerger. La fameuse arrivée au PQ d'une aile issue du monde
des affaires (les Le Hir, Paillé, Campeau, Dionne-Marsolais) n'a
finalement eu qu'un impact négligeable.
L'Action démocratique
pourrait jouer ce rôle si son leader décidait de présenter
une vision alternative cohérente à long terme au lieu de
miser sur le flou tactique comme son ancien chef. Mais il est plus probable
que Mario Dumont reste le représentant des indécis professionnels,
qui préfèrent rester assis entre deux chaises et reporter
toute décision au plus tard possible.
Je ne sais pas comment
se déroulera la campagne référendaire ni si le point
de vue que j'expose ici sera présent. Quoi qu'il en soit, les indépendantistes
nationalistes de gauche auraient intérêt à envisager
un élargissement de leur mouvement avec un peu plus d'urgence. Ce
sont eux qui ont le plus à perdre dans l'éventualité
d'une seconde défaite.
C'est maintenant devenu
clair, la vague conservatrice qui a déferlé sur l'Amérique
avec Reagan n'était qu'une répétition. En novembre
dernier, lors des élections de mi-mandat, les Américains
ont donné le contrôle du Congrès aux Républicains
pour la première fois depuis 40 ans. Cette nouvelle génération
de politiciens déteste l'interventionnisme bureaucratique, le centralisme
fédéral et l'idéologie redistributionniste qui dominent
depuis Roosevelt à Washington avec beaucoup de ferveur que leurs
prédécesseurs des années 1980. Un président
aussi radicalement libéral (conservative dans le lexique
politique américain) pourrait succéder à Clinton dans
deux ans.
Comme tout ce qui se passe
aux États-Unis finit par s'étendre à l'appendice canadien,
on peut prévoir des développements similaires chez nos compatriotes
des autres provinces. Le Parti réformiste représente déjà
ce courant. Si le gouvernement de Jean Chrétien n'arrive pas à
redresser les finances publiques d'ici les prochaines élections,
l'alternative réformiste deviendra encore plus incontournable.
Dans un tel contexte, ceux
qui souhaitent plus d'autonomie pour le Québec n'auront d'autre
choix que de profiter de ce mouvement d'opposition au centralisme fédéral
à l'échelle du continent et de reprendre le « beau
risque » canadien, cette fois peut-être avec Preston Manning.
Tout ce qui peut réduire l'emprise d'Ottawa est préférable
à l'ingénierie sociale d'inspiration trudeauiste qui maintient
artificiellement en vie ce pays sans raison d'être. Après
les décennies de centralisation qui ont suivi le New Deal
et la Seconde guerre mondiale, les prochaines années verront peut-être
un renouveau des régionalismes en Amérique du Nord, en parallèle
avec l'unification supranationale amorcée par l'ALÉNA. Le
même processus se déroule incidemment en Europe.
Pour les nationalistes
de gauche, cela signifiera cependant devoir pactiser avec le diable de
droite, dans une position de faiblesse bien pire que celle de René
Lévesque en 1984. Une perspective à méditer avant
d'excommunier les hérétiques « néo-libéraux
» qui rejettent l'évangile péquiste d'ici le grand
soir fatidique.