(Lectures, avril 1995)

 
LE PAYS DES ILLUSIONS
 
 
par Martin Masse
 

RECENSION DE LIVRE: Nationalisme et démocratie,  par Jean-Pierre Derriennic
(Montréal: Boréal, 1995)
 

    La publicité pour le livre de Jean-Pierre Derriennic met en garde de « ne pas laisser entre les mains d'un nationaliste mou ». Si cela signifie l'attitude traditionnelle des Québécois qui chialent constamment contre Ottawa et le Canada anglais, mais hésitent à aller au bout de leurs velléités souverainistes, je n'ai jamais fait partie de cette catégorie.
    Sauf que depuis l'élection du PQ, et surtout depuis l'opéra bouffe que furent les commissions régionales, il est devenu clair que l'indépendance ne sera jamais qu'un projet résolument collectiviste, attrayant uniquement pour les pure laine et les gauchistes en mal de tripoter sans contrainte les « leviers de l'État ». Péquistes et bloquistes n'ont finalement rien fait de concret pour élargir la coalition indépendantiste.
    La réflexion sur les illusions des indépendantistes de M. Derriennic m'a accompagné dans les dernières semaines où j'ai moi-même achevé de perdre mes illusions. D'autant plus que j'ai retrouvé dans ses arguments une sorte d'extension de mes propres réserves concernant le projet indépendantiste.
    Qu'on me permette de citer cet extrait de mon livre: « Il ne suffit pas simplement, en effet, d'atteindre le chiffre magique de 51% des voix, ou même de 55 ou 60%, qui permettrait à un gouvernement du Québec de déclarer l'indépendance. On voit mal comment le potentiel que nous avons décrit pourrait se réaliser si ce réaménagement politique répugne à plus de 40% des citoyens du nouveau pays (...). »
    « Le fantasme de l'existence objective du peuple québécois a effectivement fait en sorte de masquer une réalité première, celle du caractère partiel et subjectif de l'identité des collectivités. Les nationalistes n'ont pas compris qu'il était nécessaire que l'identité québécoise continue à se développer, à se répandre et à se consolider avant qu'il soit possible non seulement d'envisager de faire l'indépendance, mais aussi de garantir qu'un Québec indépendant restera aussi dynamique qu'auparavant. »
    Dans la dernière page de son livre, le professeur Derriennic explique ainsi l'argument fédéraliste qui lui semble le plus décisif: « Si une majorité de Québécois vote en faveur de la séparation et si celle-ci a lieu, il restera entre 25 et 45% des habitants d'un Québec indépendant qui seront mécontents ou furieux de ne plus vivre au Canada. Leur insatisfaction sera pour le nouvel État un problème plus grave que ne l'est aujourd'hui, pour le Canada, l'insatisfaction des indépendantistes québécois (...), parce que c'est un malheur d'avoir à vivre dans un État dont plus du quart des habitants refusent la citoyenneté ou ne l'acceptent qu'à contrecoeur. »
    Des sondages récents ont confirmé que pour une forte majorité de la population, y compris une majorité de souverainistes, la règle du 50% plus un n'est pas suffisante pour enclencher le processus d'accession à la souveraineté. En fait, il ne s'agit pas à la limite d'une question de légalité ou de légitimité, mais bien d'un problème éthique. Problème encore plus crucial quand on sait que le gouvernement va user de toutes les ruses pour aller chercher un OUI par la peau des dents, qui ne reflétera pas nécessairement une volonté d'indépendance.
    Pour Jean-Pierre Derriennic, le droit de se séparer devrait être réservé uniquement aux groupes qui subissent dans leur État une sévère discrimination ou une menace à leur sécurité physique, ainsi qu'à ceux qui, comme les Norvégiens en 1905, sont capables d'en décider à l'unanimité ou presque.
    M. Derriennic ne conteste pas que dans un Québec indépendant, un nationalisme civique englobant et tolérant aurait autant de chance d'exister que dans le Canada actuel. Le problème n'est pas d'être indépendant, mais de devenir indépendant, dans un contexte où la population est divisée quant à ses loyautés.
    Il partage la conception subjective de l'identité nationale, ce qui l'amène à suggérer de dissocier la solidarité nationale de l'État, comme on a séparé l'État de la religion au cours des derniers siècles.
    C'est là peut-être que se trouve la limite de l'argumentation de M. Derriennic. Comment dissocier État et identités collectives dans un pays qui promouvoit officiellement le multiculturalisme? Comment aménager l'utilisation des langues de façon à plaire à tout le monde?
    Si j'ai été indépendantiste, c'est pour m'opposer à un projet canadien qui semblait conduire à un statut de minorité ethnique folklorisée pour les Québécois francophones. La citoyenneté abstraite qu'offre M. Derriennic a beaucoup de mérite mais elle évacue complètement cette problématique, ce qui est la meilleure façon de perpétuer la « question nationale » québécoise.
    Battre le référendum n'est pas tout. Après cela, il faudra réapprendre à être Canadien, sans se piler sur la conscience. Encore des illusions?

 
 
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