(La chronique de l'IEDM, Octobre 1999)

 
LES CAMPAGNES
D'« ACHAT CHEZ NOUS » 
 
 
 
 
par Martin Masse
 
 
          Les gouvernements lancent fréquemment des campagnes d'« achat chez nous » pour, disent-ils, promouvoir le développement industriel, la création d'emplois et le dynamisme de l'économie locale. Qu'il s'agisse du slogan « Buy American » ou de panneaux invitant des résidants à faire leurs emplettes sur l'artère commerciale de leur quartier plutôt que dans les grands magasins du centre-ville ou les centres d'achat de banlieue, ces campagnes restent populaires auprès des administrations nationales, régionales et locales. 
  
          Le ministère québécois de l'Industrie et du Commerce annonçait ainsi en septembre 1999 qu'il allait consacrer, en collaboration avec le Conseil québécois du commerce de détail et des chaînes de magasins, 250 000 $ à une campagne de quelques semaines visant à promouvoir les produits québécois par l'affichage de signets indiquant « Québec en vitrine » à côté des articles fabriqués ici.  
 
          Les instigateurs de cette campagne en ont offert une justification traditionnelle. Pour le pdg du Conseil, Gaston Lafleur, « ce sont des moyens pour le consommateur de faire un choix plus éclairé quand il choisit son article ». Et la logique de la campagne, selon le ministre Guy Julien, est de « contribuer au développement des entreprises québécoises » 
 
          Les politiciens peuvent avoir de bonnes raisons en termes de marketing électoral pour appuyer une telle campagne. Tout le monde est bien sûr en faveur du développement de l'économie locale, et la fierté régionale tout comme le patriotisme sont des valeurs généralement positives. Et au contraire des mesures protectionnistes négatives comme les entraves au commerce ou des tarifs sur les produits étrangers – dont les effets pervers sont bien connus –, les campagnes d'achat chez nous ne discriminent pas contre les produits d'ailleurs, mais visent simplement à attirer l'attention sur les produits d'ici. On est donc porté à croire qu'elles sont inoffensives sur le plan des échanges économiques et qu'elles ne peuvent avoir que des effets positifs sur les compagnies locales dont les produits sont mis en valeur.  
 
          On peut toutefois démontrer que, du strict point de vue de la rationalité économique, les campagnes d'achat chez nous n'ont pas vraiment d'utilité. Leurs effets sont ou bien nuls, ou bien néfastes.  
 
          Comme tous les types de publicité dite « sociétale », elles visent à influencer le comportement des individus en misant sur une émotion, une valeur, une perception spécifiques. Il est difficile de dire à quel point cette influence est effective. Si elle ne l'est pas du tout, il n'y a bien sûr même pas lieu de poursuivre cette analyse: on peut conclure que la campagne est tout à fait inutile et que les montants investis par le gouvernement l'ont été en vain. 
 
          Mais le patriotisme et la fierté régionale sont des sentiments réels, et on peut supposer que certains consommateurs seront prêts à payer quelques sous de plus pour « encourager » l'industrie locale, comme ils sont prêts à le faire pour obtenir des produits dits « écologiques », non testés sur des animaux, non fabriqués dans des pays où sévissent des régimes autoritaires, ou encore pour tout autre raison liée à diverses causes. Ce choix est légitime dans la mesure où c'est le consommateur lui-même qui choisit de le faire et d'en payer le prix. Toutefois, il s'agit là d'une caractéristique marginale, qui s'ajoute à plusieurs autres et qui ne change rien à une donnée essentielle: qu'il soit « fier » ou non d'acheter des produits d'ici, le consommateur recherche d'abord et avant tout des produits de qualité au meilleur prix possible. Ce sont ces produits qu'il achète, pas du patriotisme.  
 
          On se retrouve alors devant deux situations possibles. Si, dans une catégorie de produits donnée, ce sont les produits québécois qui sont les meilleurs et les moins chers, alors le consommateur peut très bien faire seul le choix judicieux de s'en procurer et il se sentira d'autant plus satisfait si son geste profite à une entreprise québécoise qui fait du bon travail. L'inciter à acheter chez nous dans ce cas est inutile.  
 
          Si par contre ce sont des produits d'ailleurs qui s'avèrent les plus compétitifs, en exacerbant son sentiment patriotique ou de fierté régionale, on lui demande implicitement de se « sacrifier » en achetant un produit de moins bonne qualité ou plus cher de façon à encourager une compagnie d'ici qui fait moins bien son travail. Le consommateur se retrouve peut-être alors avec un produit moins bon, ce qui est une absurdité économique, ou avec moins d'argent dans ses poches, ce qui signifie que les dollars qu'il aurait économisés en payant moins cher ne pourront être dépensés sur d'autres produits, notamment d'autres produits locaux.  
 
          Qui plus est, la compagnie québécoise qu'il aura « encouragée » par ce sacrifice ne subira pas aussi fortement la sanction du marché et sera ainsi incitée à se complaire dans les méthodes de production inefficaces qui font qu'elle offre un produit moins compétitif, ce qui assurera son déclin à plus long terme. Lorsque la campagne sera terminée et que l'attention du consommateur sera ailleurs, ou lorsque celui-ci accordera moins d'importance à la provenance des produits pour quelque raison que ce soit, il n'aura alors d'autres choix que de se tourner vers le produit étranger si le produit local n'est pas devenu plus compétitif entre-temps. 
 
          Bref, même si la campagne a un impact, il s'agit d'une initiative sans logique économique qui a surtout pour effet de retarder des ajustements nécessaires chez les entreprises moins productives en augmentant artificiellement et temporairement la popularité de leurs produits. 
 
          Il n'y aurait bien sûr rien à redire aux campagnes d'achat chez nous si c'était les producteurs et marchands eux-mêmes qui en défrayaient tous les coûts, sans participation du gouvernement. Il s'agirait alors d'une campagne de publicité comme les autres et chaque département de marketing évaluerait ce qu'il a à gagner par rapport à l'investissement exigé.  
 
          Mais ce n'est pas un hasard si les pouvoirs publics sont toujours impliqués dans ces campagnes: le retombées positives sont en effet plus symboliques qu'économiques. Pour une compagnie, il est bien plus rentable d'axer sa stratégie de marketing sur son nom et ses propres produits que de se fondre dans une grande catégorie de « produits d'ici ». Son seul moyen concret d'assurer la popularité de ses produits à plus long terme est d'offrir la meilleure qualité au meilleur coût, non de promouvoir le patriotisme. Sans l'intervention des gouvernements, les campagnes d'achat chez nous n'existeraient donc vraisemblablement pas. 
 
 
 
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