Les gouvernements lancent fréquemment des campagnes d'«
achat chez nous » pour, disent-ils, promouvoir
le développement industriel, la création d'emplois et le
dynamisme de l'économie locale. Qu'il s'agisse du slogan «
Buy American » ou de panneaux invitant des
résidants à faire leurs emplettes sur l'artère commerciale
de leur quartier plutôt que dans les grands magasins du centre-ville
ou les centres d'achat de banlieue, ces campagnes restent populaires auprès
des administrations nationales, régionales et locales.
Le ministère québécois de l'Industrie et du Commerce
annonçait ainsi en septembre 1999 qu'il allait consacrer, en collaboration
avec le Conseil québécois du commerce de détail et
des chaînes de magasins, 250 000 $ à une campagne
de quelques semaines visant à promouvoir les produits québécois
par l'affichage de signets indiquant « Québec
en vitrine » à côté des articles
fabriqués ici.
Les instigateurs de cette campagne en ont offert une justification traditionnelle.
Pour le pdg du Conseil, Gaston Lafleur, « ce sont des
moyens pour le consommateur de faire un choix plus éclairé
quand il choisit son article ». Et la logique de la
campagne, selon le ministre Guy Julien, est de « contribuer
au développement des entreprises québécoises
».
Les politiciens peuvent avoir de bonnes raisons en termes de marketing
électoral pour appuyer une telle campagne. Tout le monde est bien
sûr en faveur du développement de l'économie locale,
et la fierté régionale tout comme le patriotisme sont des
valeurs généralement positives. Et au contraire des mesures
protectionnistes négatives comme les entraves au commerce ou des
tarifs sur les produits étrangers – dont les effets pervers sont
bien connus –, les campagnes d'achat chez nous ne discriminent pas contre
les produits d'ailleurs, mais visent simplement à attirer l'attention
sur les produits d'ici. On est donc porté à croire qu'elles
sont inoffensives sur le plan des échanges économiques et
qu'elles ne peuvent avoir que des effets positifs sur les compagnies locales
dont les produits sont mis en valeur.
On peut toutefois démontrer que, du strict point de vue de la rationalité
économique, les campagnes d'achat chez nous n'ont pas vraiment d'utilité.
Leurs effets sont ou bien nuls, ou bien néfastes.
Comme tous les types de publicité dite « sociétale
», elles visent à influencer le comportement des individus
en misant sur une émotion, une valeur, une perception spécifiques.
Il est difficile de dire à quel point cette influence est effective.
Si elle ne l'est pas du tout, il n'y a bien sûr même pas lieu
de poursuivre cette analyse: on peut conclure que la campagne est tout
à fait inutile et que les montants investis par le gouvernement
l'ont été en vain.
Mais le patriotisme et la fierté régionale sont des sentiments
réels, et on peut supposer que certains consommateurs seront prêts
à payer quelques sous de plus pour « encourager »
l'industrie locale, comme ils sont prêts à le faire pour obtenir
des produits dits « écologiques », non
testés sur des animaux, non fabriqués dans des pays où
sévissent des régimes autoritaires, ou encore pour tout autre
raison liée à diverses causes. Ce choix est légitime
dans la mesure où c'est le consommateur lui-même qui choisit
de le faire et d'en payer le prix. Toutefois, il s'agit là d'une
caractéristique marginale, qui s'ajoute à plusieurs autres
et qui ne change rien à une donnée essentielle: qu'il soit
« fier » ou non d'acheter des produits d'ici,
le consommateur recherche d'abord et avant tout des produits de qualité
au meilleur prix possible. Ce sont ces produits qu'il achète, pas
du patriotisme.
On se retrouve alors devant deux situations possibles. Si, dans une catégorie
de produits donnée, ce sont les produits québécois
qui sont les meilleurs et les moins chers, alors le consommateur peut très
bien faire seul le choix judicieux de s'en procurer et il se sentira d'autant
plus satisfait si son geste profite à une entreprise québécoise
qui fait du bon travail. L'inciter à acheter chez nous dans ce cas
est inutile.
Si par contre ce sont des produits d'ailleurs qui s'avèrent les
plus compétitifs, en exacerbant son sentiment patriotique ou de
fierté régionale, on lui demande implicitement de se «
sacrifier » en achetant un produit de moins bonne qualité
ou plus cher de façon à encourager une compagnie d'ici qui
fait moins bien son travail. Le consommateur se retrouve peut-être
alors avec un produit moins bon, ce qui est une absurdité économique,
ou avec moins d'argent dans ses poches, ce qui signifie que les dollars
qu'il aurait économisés en payant moins cher ne pourront
être dépensés sur d'autres produits, notamment d'autres
produits locaux.
Qui plus est, la compagnie québécoise qu'il aura «
encouragée » par ce sacrifice ne subira pas aussi fortement
la sanction du marché et sera ainsi incitée à se complaire
dans les méthodes de production inefficaces qui font qu'elle offre
un produit moins compétitif, ce qui assurera son déclin à
plus long terme. Lorsque la campagne sera terminée et que l'attention
du consommateur sera ailleurs, ou lorsque celui-ci accordera moins d'importance
à la provenance des produits pour quelque raison que ce soit, il
n'aura alors d'autres choix que de se tourner vers le produit étranger
si le produit local n'est pas devenu plus compétitif entre-temps.
Bref, même si la campagne a un impact, il s'agit d'une initiative
sans logique économique qui a surtout pour effet de retarder des
ajustements nécessaires chez les entreprises moins productives en
augmentant artificiellement et temporairement la popularité de leurs
produits.
Il n'y aurait bien sûr rien à redire aux campagnes d'achat
chez nous si c'était les producteurs et marchands eux-mêmes
qui en défrayaient tous les coûts, sans participation du gouvernement.
Il s'agirait alors d'une campagne de publicité comme les autres
et chaque département de marketing évaluerait ce qu'il a
à gagner par rapport à l'investissement exigé.
Mais ce n'est pas un hasard si les pouvoirs publics sont toujours impliqués
dans ces campagnes: le retombées positives sont en effet plus symboliques
qu'économiques. Pour une compagnie, il est bien plus rentable d'axer
sa stratégie de marketing sur son nom et ses propres produits que
de se fondre dans une grande catégorie de « produits
d'ici ». Son seul moyen concret d'assurer la popularité
de ses produits à plus long terme est d'offrir la meilleure qualité
au meilleur coût, non de promouvoir le patriotisme. Sans l'intervention
des gouvernements, les campagnes d'achat chez nous n'existeraient donc
vraisemblablement pas.
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