(Le Devoir, 3 août 1994)

 
ÉLOGE DE LA NORMALITÉ
 
 
par Martin Masse
 
 

    Il y a un mois, une manifestation de gais et de lesbiennes à New-York soulignait le 25e anniversaire des émeutes au bar Stonewall, où est né le mouvement de libération homosexuelle contemporain. Ces jours-ci, les gais et lesbiennes du Canada commémorent un autre 25e anniversaire, celui du bill Omnibus du gouvernement Trudeau qui décriminalisait l'homosexualité.
    Bien des choses ont changées durant ce cours laps de temps. Un tabou qui s'était maintenu pendant des siècles a été battu en brèche, au même titre que d'autres interdits sexuels, religieux ou sociaux. Et comme dans d'autres domaines, le Québec a vécu cette transformation avec encore plus d'intensité que la plupart des sociétés occidentales.
    Aux États-Unis, l'avortement et l'homosexualité sont au coeur d'un vaste débat moral et politique qui déchire en ce moment le Parti républicain (et qui tue parfois, comme en Floride vendredi dernier lorsqu'un militant « pro-vie » a abattu deux personnes dans une clinique d'avortements).
    Ici, aucun groupe organisé ne prône l'utilisation de moyens coercitifs pour imposer ses « valeurs » traditionnelles à tout le monde, à part peut-être quelques dinosaures de la CECM.
    Il m'a toujours semblé évident qu'il y avait un parallèle à faire entre les mouvements nationaliste, féministe et de libération homosexuelle. Les trois sont apparus lorsque de nouvelles conditions sociales ont mis au jours des inégalités autrefois intériorisées et acceptées. Comme des adolescents qui exagèrent les conflits avec leurs parents pour affirmer leur propre identité, ces mouvements ont aussi connu des périodes plus radicales où tout se réduisait à une lutte entre le Bien et le Mal.
    Mais dans une société libérale qui s'adapte au changement et fait place rapidement aux réalités nouvelles, le discours radical perd vite de sa pertinence. Il faut être lunatique pour croire encore que les Québécois francophones sont  « opprimés » dans ce pays, ou pour prétendre que rien n'a changé dans les relations hommes-femmes. Tout n'est pas parfait, mais les choses évoluent tellement vite que l'hystérie militante paraît maintenant déplacée. Les jeunes notamment, qui n'ont pas connu les luttes de leurs aînés et ne sentent pas le besoin de les poursuivre, se rebiffent devant un discours nationaliste et féministe qui n'est pas toujours de son temps.
    La condition homosexuelle n'a aujourd'hui plus grand-chose d'exceptionnel dans une grande ville comme Montréal. Les modèles d'identification positive abondent. Il y a 25 ans, une allusion furtive à l'homosexualité à la télévision provoquait un scandale. Les jeunes gais et lesbiennes des années 1990 ont vu tellement d'émissions sur le sujet avec Janette qu'ils zappent lorsqu'ils tombent sur un autre de ces reportages pédagogiques qui veut encore démystifier la question.
    Comme les mouvements indépendantiste et féministe, le mouvement gai est entré dans une phase moins militante. La bataille psychologique et culturelle semble gagnée. Ce ne sont pas quelques superstitions religieuses aux fondements bibliques douteux qui vont renverser un changement social de cet ampleur, que ça plaise ou non à sa Sainteté.
    La honte, les complexes d'infériorité, le sentiment de persécution, l'obsession de se faire accepter, tout cela est en grande partie révolu. La maturité - comme Québécois, comme femme ou comme homosexuel - passe maintenant par une lutte pour des objectifs concrets et réalistes.
    En Ontario, un récent projet de loi qui visait à garantir aux couples homosexuels les mêmes avantages économiques et légaux qu'aux couples hétérosexuels, n'a pas obtenu suffisamment d'appui pour être voté. Un gouvernement québécois qui tenterait d'instaurer des mesures semblables serait probablement confronté à moins d'opposition. Il faudrait en arriver là un jour, là-bas comme ici.
     Il est absurde de prétendre qu'un homme ayant vécu pendant des années avec son conjoint  ne possède aucun privilège particulier lorsque celui-ci décède. Dans ce cas, la famille du défunt obtient tous les droits sur la succession sans testament ou sur la garde d'enfants quand il y en a. Elle peut même empêcher des visites au mourant à l'hôpital.
    Comme l'a dit Pierre Trudeau à l'époque, l'État n'a rien à faire dans la chambre à coucher des citoyens. Il faut une logique pour maintenir une telle situation discriminatoire, et il n'y en a aucune qui tienne. L'argument le plus souvent avancé, qui fonde les privilèges exclusifs des couples  mari-et-femme sur la fonction de reproduction, n'est pas plus pertinent que les autres. On peut continuer de privilégier les familles avec enfants tout en traitant tous les types d'union sans enfant de la même façon.
    Ceux qui s'y opposent parce qu'ils n'aiment pas le côté subversif de l'homosexualité et se préoccupent de la stabilité sociale devraient revoir leur raisonnement. Il y aura toujours des gais et des lesbiennes et, comme les hétérosexuels, la majorité d'entre eux souhaitent mener une vie de couple sans histoire.
    La meilleure façon de les « normaliser » n'est pas de stigmatiser leur mode de vie, mais plutôt de leur donner les mêmes droits que tout le monde. Les marginaux sont bien plus subversifs que les gens ordinaires.
 
 
 
 
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