(Le Devoir, 17 août 1994)

 
CHRONIQUE D'UNE MORT ANNONCÉE II
 
 
par Martin Masse
 
 

    C'est bien connu, les fins de siècle sont des époques propices aux prophéties et aux annonces de fin du monde. Quand ça se conjugue en plus avec un événement aux conséquences potentiellement cataclysmiques comme une élection québécoise ou un référendum, il faut s'attendre à voir certains esprits s'échauffer et prédire notre disparition avec encore plus de ferveur qu'à l'habitude. Une période idéale pour enrichir rapidement ma collection de prédictions funestes.
    Dans « l'entrevue » du Devoir il y a deux semaines, le metteur en scène André Brassard pose le problème de façon claire et scientifique: « C'est-tu une fin de siècle ou une fin du Québec qu'on vit? »
Si c'est une fin de siècle, il ne faut pas se surprendre du marasme dans lequel on se trouve. Les fins de siècle sont faites pour ça. Mais si c'est la fin du Québec - ce que laisse supposer M. Brassard - alors il vaut mieux chercher les coupables chez nous.
On le constate tous les jours, dans le petit monde culturel et intellectuel québécois, le salut - ou la déchéance - ne peut venir que d'en haut, de l'État, source de la volonté collective. S'il existe un problème quelque part, ou bien l'État est en cause, ou bien lui seul peut le régler.
    André Brassard pose donc le diagnostic habituel: « Le Québec a raté son passage à une société culturellement forte et la médiocrité y a fait son nid. La Révolution tranquille n'a pas débouché sur des politiques culturelles progressistes, ouvertes sur un questionnement du monde. ». À qui la faute? Aux politiciens, bien sûr, puisque ce sont eux qui ont les mains sur les leviers étatiques. Des politiciens avec une calculatrice à la place du coeur, nous dit M. Brassard, qui ont bloqué cette société à l'étage économique.
    Il y a pourtant à Montréal plus d'événements culturels, dans tous les domaines et à toutes les saisons, que dans la plupart des villes du monde. Dans un contexte culturel aussi riche, si la médiocrité fait son nid quelque part, elle le fait chez ceux qui refusent d'en profiter pour s'enrichir l'esprit, et cela par leur faute seulement. Ce sont les individus qui se questionnent sur le monde et y cherchent un sens, par un cheminement intérieur qu'eux seuls contrôlent et non à la suite d'une incitation bureaucratique.
    Mais prôner la responsabilité individuelle est une solution probablement trop réactionnaire pour M. Brassard. Les dogmes égalitaristes ont la vie dure dans les petits pays où il faut se serrer les coudes pour affronter l'adversité et survivre. Mieux vaut donc s'en tenir aux bonnes vieilles recettes « progressistes » et blâmer les politiciens de ne pas les appliquer. En voyant toujours les choses d'un point de vue collectif, on évite d'être confronté à la diversité des besoins, des désirs et des facultés.
    « Les gouvernements ne sont pas capables de subventionner la culture de façon sérieuse », clame le célèbre homme de théâtre. En prenant l'argent dans les poches des citoyens et le distribuant dans celles des artistes, on va enfin pouvoir créer une « société culturellement forte ». Suffit de se servir de l'État et de prétendre que c'est le peuple qui veut ainsi sérieusement soutenir la culture, et le tour est joué.
    Parlant de politiciens, il y en a deux qui ont au moins le mérite d'avoir élargi le débat ces derniers jours. C'est maintenant rien de moins que la civilisation française toute entière qui serait menacée.
    Pour le père de la loi 101, Camille Laurin, le retrait de certaines clauses trop répressives et inconstitutionnelles de la loi Toubon en France est de mauvaise augure pour la survie du français dans le monde. Comme il l'expliquait au Point l'autre soir, M. Laurin « craint » les arguments fondés sur la liberté individuelle, qui doivent être tempérés par d'autres fondés sur le bien public. Le bien public selon quelle définition? Celle du bon docteur évidemment, qui n'est rien d'autre que le reflet de la volonté populaire.
    Pour ne pas être en reste, la ministre de la Culture Liza Frulla y est allée elle aussi de sa petite déclaration millénariste sur l'avenir de la civilisation française. Selon elle, l'indépendance du Québec mettrait en péril non seulement la culture québécoise mais aussi la culture de France.
    En effet, les États-Unis en profiteraient alors pour rouvrir les clauses de protection dans l'ALÉNA et les accords du GATT, ce qui mènerait à une « invasion totale des industries culturelles américaines ».
    La civilisation française disparaîtrait alors dans un immense bruit de succion (a giant sucking sound) comme Ross Perrot l'avait prédit pour les emplois américains quittant vers le Mexique si l'ALÉNA était ratifié.
    Terrifiant! On n'en finit plus de découvrir des règlements, traités, lois, programmes et subventions sans lesquels nous sommes appelés à disparaître.
    Heureusement que nous avons survécu comme collectivité assez longtemps pour nous rendre compte de la nécessité de toutes ces protections, sinon nous aurions peut-être déjà disparu!
    Bref, c'est-tu une fin de siècle, une fin du Québec ou une fin de la civilisation française qu'on vit? Je consulte Jojo l'astrologue et j'y reviens dans une prochaine chronique.
 
 

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