(Le Devoir, 21 novembre 1994)

 
LES MISÈRES DU 
LIBÉRALISME
 
 
par Martin Masse
 
 

    Le préfixe « néo » est bien utile lorsqu'on l'affuble d'un concept que l'on veut dénigrer. On peut ainsi faire passer celui-ci pour la reprise malsaine d'une réalité ancienne et périmée qu'on aurait mieux fait de laisser aux annales de l'histoire. C'est bien pourquoi le terme « néolibéral » - toujours utilisé avec une tournure péjorative - a la cote ces derniers temps chez tous ceux qui s'opposent au libéralisme. Il n'y a pourtant rien de si nouveau dans ce courant idéologique auquel on peut attribuer une filiation cohérente et ininterrompue depuis plusieurs siècles.
    La Hollande du Siècle d'or, dont on ne retient aujourd'hui que Rembrandt et Vermeer, Spinoza et Descartes, fut la première société véritablement libérale des temps modernes, le seul pays au XVIIe siècle qui nous ressemble vraiment à de multiples égards. Depuis, et grâce à la propagation des idées libérales, tout l'Occident, et maintenant le monde entier, évoluent dans le sens de ce qu'a été ce petit pays avant-gardiste.
    Il y a évidemment encore des poches de résistance ici et là, où l'on souhaiterait maintenir un obscurantisme collectiviste de gauche ou de droite. C'est le cas notamment dans le petit monde intellectuel québécois, qui carbure surtout aux illusions de gauche.
    L'excellent article de Pierre Desrochers et Éric Duhaime sur les fondements du libéralisme (Le Devoir, 4 novembre 1994) ne fait que mettre en lumière cette réalité bien désolante. Alors que le communisme est mort, que le socialisme et l'interventionnisme étatique ont démontré leur faillite, que même les expériences social-démocratiques les plus modérées s'effondrent sous les dettes et les pathologies sociales, il faut encore, au Québec, réinventer la roue et expliquer que le libéralisme n'est pas une maladie honteuse. Expliquer que c'est le libéralisme qui a engendré la civilisation moderne. Expliquer que les défauts des sociétés libérales sont cent fois plus vivables que les horreurs des régimes fondés sur des idéologies concurrentes.
    Il faut répéter encore, pour tous nos amis « conscientisés » qui ne voient dans le monde qu'injustice, inégalités et oppression, que les modèles collectivistes imposés d'en haut selon des principes abstraits finissent toujours par trahir leurs buts et par s'effondrer d'eux-mêmes. Que la seule façon de promouvoir un ordre civilisé durable est de tenter d'influencer les points de vue des individus sur le monde, leurs sensibilités, leur niveau d'information, puis de les laisser libres et responsables de leurs choix, bons ou mauvais.
    L'un des paradoxes les plus étonnants de l'histoire récente du Québec est que les événements des dernières décennies aient été si propices à la création culturelle, mais en même temps si défavorables aux débats d'idées fondés sur la maturité et le pluralisme. Depuis 30 ans, on pourrait compter sur les doigts de la main les essais et magazines intellos qui ne s'inspirent pas de points de vue de gauche ou nationalistes.
    Mon quotidien préféré, Le Devoir, est censé être un reflet du monde intellectuel québécois. Ces derniers mois, mis à part MM. Desrochers et Duhaime, le professeur Jean-Luc Migué de l'ÉNAP et moi-même, pratiquement personne n'a défendu des positions explicitement libérales dans ses pages. Au contraire, le moralisme gauchiste domine les textes de la page Idées. Les chroniqueurs Latouche, Graveline et Bourgault nous resservent chaque semaine la même salade à saveur collectiviste. La directrice Lise Bissonnette, dont la plume est celle qui m'a inspiré les réflexions les plus fécondes sur d'autres sujets, semble incapable d'écrire le mot « marché » sans y mettre des guillemets pour bien marquer la distance ironique. On peut maintenant les utiliser mais la bienséance intellectuelle commande qu'on se méfie encore de ces concepts trop fortement associés à l'ennemi amoral, à l'économisme béotien.
    L'éditorialiste Jean-Robert Sansfaçon continue à poser des diagnostics plutôt libéraux sur les questions économiques mais demeure réticent à suggérer des solutions tout aussi libérales. En revanche, Gilles Lesage a, lui, des solutions bureaucratiques dignes des années 1970 à proposer chaque fois qu'il se penche sur les problèmes de nos gouvernements.
    C'est Hélène Jutras qui a raison: les débats intellectuels au Québec ne volent pas bien haut. Évidemment, en lieu et place d'une analyse des causes de cette pauvreté, nous avons eu droit ces dernières semaines à des échanges à teneur existentielle sur l'opportunité pour la jeune Hélène de partir ou non vers des pâturages plus verts, de trahir ou non sa tribu. Mais bon Dieu! N'est-il pas normal d'éprouver ce genre de sentiments à 19 ans? Notre société n'est-elle pas assez adulte pour s'accommoder de ces écarts inévitables de solidarité? Il semble bien que non. Pas pour nos élites gardiennes du bien public en tout cas, qui font toujours preuve de la même insécurité maladive, du même nombrilisme nationaliste et de la même naïveté gauchiste qui rendent incapables de dissocier l'individuel du collectif.
    La réalité québécoise et mondiale reflète de plus en plus une vision du monde libérale, que cela plaise ou non aux « anti-néolibéraux » d'ici et d'ailleurs. Espérons qu'avec un peu de patience et de travail de persuasion, cette réalité finira par rattraper ceux qui la boudent encore.
 
 

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