(Le Devoir, 31 août 1994)

 
JACQUES PARIZEAU
ET LES BILLETS VERTS 
 
 
par Martin Masse
 
 

          Depuis le début de la campagne, journalistes et commentateurs sont revenus à plusieurs reprises sur les fameuses « gaffes » commises par le candidat vedette Richard Le Hir. On s'est toutefois contenté d'y voir des exemples de discorde au sein de l'équipe péquiste, et personne n'a creusé plus loin pour analyser les points de dissension en question.
 
          Richard Le Hir s'est fait notamment rabrouer par son chef apres avoir déclaré qu'un Québec indépendant pourrait toujours adopter le dollar américain, si l'union monétaire prévue avec le Canada s'avérait trop difficile à gérer.
 
          L'auteur de cette chronique défendait cette thèse dans un essai récent. La question de la monnaie a une longue histoire dans le débat sur la souveraineté, mais pratiquement personne ne s'est prononcé en faveur d'une union monétaire nord-américaine. Pour appuyer l'argumentation, je citais en fait la seule personne à s'y être montrée favorable ces dernières années, même si tout le monde semble l'avoir oublié: Jacques Parizeau.
 
          Après avoir longtemps soutenu la création d'un dollar québécois, le chef péquiste déclarait, en janvier 1988, qu'« un Québec indépendant dirigé par un gouvernement péquiste pourrait rechercher une union monétaire avec le Canada et les États-Unis ». Il ajoutait que « toutes les hypothèses sont ouvertes au plan de la monnaie » et qu'il voulait « réserver son choix d'une hypothèse définitive qu'une fois le traité de libre-échange devenu une certitude ».
 
          Ce traité est effectivement entré en vigueur un peu plus tard et M. Parizeau a réitéré ses convictions « continentalistes » durant la campagne électorale de 1989, puis de nouveau en décembre 1991. Depuis, plus rien. Il se contente de répéter simplement que le Québec gardera la monnaie canadienne et que pour le reste, on verra plus tard.
 
          Coïncidence, trois mois après la publication de cet essai, Lucien Bouchard et Bernard Landry se prononçaient eux aussi en faveur de l'adoption de la monnaie américaine par un Québec souverain. Interrogé sur ces propos, Jacques Parizeau a alors nié qu'un tel projet était envisagé par le Parti québécois.
 
          On le voit, l'incident Le Hir n'est pas la seule occasion où le chef péquiste a dû rabrouer un de ses collaborateurs pour avoir émis une telle opinion. L'idée d'une union monétaire avec les États-Unis, complètement absente du débat jusqu'à il y a quelques années, semble se répandre rapidement, et en haut lieu, chez ceux qui réfléchissent à ces questions.
 
          On peut donc se demander si les dénis de M. Parizeau ne sont pas de nature stratégique plutôt que doctrinale. En effet, depuis qu'il y réfléchit, le chef péquiste doit s'être rendu compte qu'une simple déclaration d'intention sur une question aussi sensible que la monnaie comportait de gros risques, et qu'il valait mieux attendre des circonstances plus propices avant d'engager formellement un tel débat.
 
          La valeur d'une monnaie découle de nombreux facteurs mais, en fin de compte, le facteur prédominant est celui de la confiance. Une monnaie est forte lorsque ceux qui la détiennent sont confiants que leur pouvoir d'achat ne sera pas érodé par l'inflation, que des événements imprévus ne viendront pas bouleverser son cours, qu'ils auront toujours l'option de l'échanger pour autre chose au moment qui leur plaît.
 
          On peut facilement imaginer ce qui arriverait si Jacques Parizeau faisait connaître, dès maintenant, l'intention de son gouvernement d'échanger le dollar canadien pour des billets verts après l'accession à la souveraineté, avec ou sans la participation du Canada.
 
          Bien plus que c'est le cas en ce moment, la monnaie canadienne serait déstabilisée à chaque événement qui augmenterait la probabilité d'une sécession. Les obligations du Québec et du Canada trouveraient difficilement preneurs. Un sondage favorisant le camp souverainiste sèmerait la panique sur les marchés financiers et le dollar risquerait de s'effondrer au lendemain d'un référendum gagné, sinon avant. Rien pour faciliter la transition économique d'un statut de province à celui d'État souverain.
 
          On comprend que M. Parizeau soit moins enclin qu'il y a quelques années à réfléchir tout haut sur cette question, maintenant que son parti a de bonnes chances d'accéder au pouvoir. C'est probablement la même conscience des risques inhérents à la transition qui l'a amené à abandonner le projet d'une monnaie québécoise. M. Parizeau n'a, de fait, pas le choix de rabrouer ses proches et de mettre fin immédiatement aux spéculations s'il veut éviter d'entretenir tout doute sur ses intentions.
 
          Il faut donc s'attendre à le voir réagir de la même façon si jamais la question est soulevée de nouveau dans les mois qui viennent, quel que soit son véritable point de vue. Cette idée d'une monnaie continentale présente de nombreux avantages et sera certainement remise à l'ordre du jour si les Européens vont de l'avant avec leur propre projet d'union monétaire. Mais si un tel débat devait jamais reprendre ici au Québec, ce serait dans des conditions plus stables et plus favorables, bien après les bouleversements qui suivraient l'indépendance.
 
 
 
 
 
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