L'avenir du mouvement libertarien au Québec |
par Martin Masse | le QL,
17 avril 1999 |
Le mouvement libertarien a-t-il un avenir au Québec? Il y a
de quoi être pessimiste lorsqu'on constate la teneur des
débats politiques et intellectuels dans cette société. La
pensée libertarienne y est pratiquement absente, malgré la
paranoïa constante des commentateurs concernant une
soi-disant invasion du « néolibéralisme ».
À l'Assemblée nationale, le Parti libéral du Québec continue à concurrencer
le gouvernement péquiste sur sa gauche, avec les thèmes
favoris que sont la compassion, la solidarité et autres «
valeurs » gnagnan que l'on utilise aujourd'hui pour
remplacer le mot socialisme. Cette semaine, une députée
hystérique exigeait du ministre de l'Énergie qu'il ordonne à
Hydro-Québec d'être moins sévère envers les mauvais payeurs,
qui doivent des centaines de millions à la société d'État.
Ce que le ministre s'est bien sûr empressé de faire,
encourageant du même coup des milliers d'autres
irresponsables à considérer l'électricité comme un « droit »
gratuit qu'on n'a pas besoin de payer.
L'Action démocratique, le seul parti à offrir quelques bouts de programmes
inspirés d'une vision libérale classique, tenait son congrès
la semaine dernière. Au lieu de s'attarder à rendre leur
programme de réduction de la taille de l'État plus cohérent,
les délégués adéquistes ont adopté des résolutions farfelues
pour plaire aux jeunes, comme réduire l'âge du vote à 16
ans, ou supprimer une partie des dettes des étudiants
normaux qui terminent leurs études universitaires dans les
délais prévus. Lorsque vient le temps de choisir entre la
cohérence idéologique et les promesses faciles pour amadouer
l'électorat jeune, le parti de Mario Dumont n'hésite jamais:
on a un État, pourquoi ne pas s'en servir pour aider ceux
qui nous appuient?
Question de se tirer philosophiquement dans le pied un peu
plus, les organisateurs du congrès de l'ADQ n'ont rien
trouvé de mieux à faire, pour discuter de l'avenir de leur
parti, que d'inviter un des parlotteux professionnels les
plus insignifiants du Québec, le politicologue Guy Laforest
de l'Université Laval. Celui-ci est venu leur dire qu'ils
devraient recentrer leur discours qu'il considère un peu
trop à droite s'ils veulent devenir un jour un parti
majoritaire. Il faut bien un politicologue pour venir dire à
des militants que leur but ne devrait pas être de faire
avancer des idées distinctes et originales auxquelles ils
croient, mais bien de dire les mêmes inanités gauchistes que
les autres partis pour ne pas trop se démarquer.
Moderniser la social-démocratie
Dans les médias, André Arthur est probablement le
journaliste qui tient le discours libertarien (même s'il
n'utilise pas le mot) le plus cohérent dans ses émissions
d'affaires publiques. Pour le reste, la situation est
désastreuse. Il n'y a carrément aucune publication qui
défende un point de vue libéral ou libertarien de façon
minimalement cohérente au Québec, à part le QL. Des
publications comme La Presse ou L'actualité
contiennent bien sûr des articles qui contestent
l'unanimisme nationalo-gauchiste qui règne ici, mais elles
en publient autant qui appuient le contraire. Et la plupart
du temps, lorsqu'on s'attaque par exemple au rôle indu de
l'État dans la gestion de l'économie, aux taxes trop
élevées, à la bureaucratie envahissante, on le fait non pas
en proposant un modèle de libre marché, mais en voulant « renouveler »
ou « moderniser »
la social-démocratie. Bref, tout le monde accepte au départ
que le socialisme est le modèle idéal, mais qu'il nous faut
un socialisme simplement plus efficace.
Il y a entre autres un problème de vocabulaire derrière tout ça. Ceux qui
contestent l'ordre établi ne savent tout simplement pas
comment se définir et doivent donc se rabattre sur les
notions de leurs opposants. Le mot « libéral »
ne veut bien sûr plus dire grand-chose, à moins qu'on parle
de libéralisme classique. Néolibéral est une épithète
péjorative utilisée uniquement par ceux qui s'opposent à la
liberté. Conservateur? Trop associé à Brian Mulroney, et de
toute façon trop synonyme de vieux jeu dans une société qui
vénère le changement à tout prix. Personne ne veut non plus
admettre qu'il est « à droite », ce serait, dans le climat
intellectuel qui règne au Québec, comme avouer qu'on est en
faveur du travail forcé des enfants dans les mines de nickel
de l'Abitibi. Alors que partout ailleurs en Occident être à
droite signifie faire partie d'une vaste coalition qui
défend le libre marché, la responsabilité individuelle, des
valeurs sociales plus traditionnelles, la stabilité et la
règle de droit, et qui s'oppose au socialisme, à
l'interventionnisme et à l'ingénierie sociale de la gauche,
ici, cela signifie être un gros méchant sans coeur. Tout le
monde est, semble-t-il, à gauche au Québec, personne n'ose
s'identifier à la droite. Comment camper clairement les
positions divergentes du débat politique dans un tel
contexte?
|
« Y a-t-il de l'espoir pour
les libertariens, pour la droite en général au Québec? Il
suffit d'écouter les lignes ouvertes, de lire les courriers
des lecteurs dans les journaux, et de constater partout la
frustration autour de soi pour savoir qu'il y a un marché
pour ces idées. » |
Évidemment, le mot « libertarien » n'est à peu près jamais
utilisé. Dans un reportage récent sur le mouvement
conservateur en Alberta, le journaliste Gérald Leblanc de
La Presse, un homme qui a
quelques décennies de métier à son actif, identifiait
Stephen Harper (ex-député réformiste et président de la
National Citizens' Coalition) comme un « conservateur
libertaire ». M. Harper s'était lui-même défini comme « libertarian
conservative » dans un article en
anglais paru quelques jours plus tôt. M. Leblanc
devrait pourtant savoir que libertaire est synonyme
d'anarchiste de gauche et que ça n'a rien à voir avec les
positions libertariennes de M. Harper. Mais voilà, comme la
plupart des journalistes au Québec, y compris ceux qui
couvrent la politique, Leblanc n'a aucune culture
philosophique et est incapable de faire la différence entre
ces deux concepts. Que le lecteur ordinaire ne le sache pas
est tout à fait normal; que celui dont la profession est de
le renseigner soit tout aussi ignorant est proprement
scandaleux. Mais les standards journalistiques sont
tellement bas dans cette société que personne ne s'en
soucie.
Une longue maturation
intellectuelle
Il n'y a pas de tradition intellectuelle libérale classique,
libertarienne, ou conservatrice au Québec, et peu de choses
risquent de changer aussi longtemps que ce sera le cas.
Impossible de contourner ce problème: ce sont les idées qui
changent la dynamique politique et ultimement la réalité, et
pas le contraire. C'est ce que le président de la Heritage
Foundation, un think tank conservateur de Washington,
rappelait aux lecteurs du National Post dans un
article récent intitulé « The
Key To A Successful
Conservative Movement ».
Selon Edwin J. Feulner, les succès récents du mouvement
conservateur américain depuis l'élection de Ronald Reagan en
1980 sont venus après des décennies de maturation
intellectuelle.
Le chemin a d'abord été défriché par des théoriciens comme le libertarien
F.A. Hayek, le traditionaliste
Russell Kirk et le « néoconservateur » Irving Kristol. Puis
des journalistes et commentateurs comme William F. Buckley,
George Will et Rush Limbaugh ont popularisé ces idées auprès
du grand public. Enfin, des politiciens ont pu les adopter
et se faire élire parce qu'elles étaient comprises et
partagées par une partie importante de l'opinion publique.
Les résultats concrets sont, jusqu'ici, loin d'être
spectaculaires, mais on est en droit d'être optimiste
lorsqu'on voit à quel point la gauche, aux États-Unis, a
perdu l'initiative intellectuelle (sauf dans les
départements de sciences humaines des universités), alors
que la droite montre un dynamisme remarquable. La présence
respective des deux tendances idéologiques sur internet ne
se compare même pas, tellement l'avance des différents
courants de droite est importante.
Au-delà des manigances strictement politiques liées à l'avenir des partis de
droite au Canada, M. Feulner recommande aux Canadiens qui
partagent cette philosophie de se concentrer sur la bataille
des idées, en visant le plus long terme:
« ... a movement cannot be built in a
day. But then nothing worthwhile ever is. If my fellow
conservatives to the North want to bring about fundamental,
lasting change, I urge them to take
inventory of their resources, mobilize their academics,
journalists and politicians, and launch what I believe will
be indispensable to their political success – a conservative
movement. »
Nos compatriotes du Canada anglais sont cependant déjà bien avancés sur
cette voie, comme en font d'ailleurs foi le lancement récent
et le succès de ce foyer de débat libertarien qu'est le
National Post. Des institutions comme la National
Citizens' Coalition et l'Institut Fraser ont établi les
fondements de la droite canadienne anglaise il y a déjà
quelques décennies. On retrouve des commentateurs et
journalistes libertariens et conservateurs un peu partout
dans les médias des autres provinces, et c'est la droite qui
a là aussi l'initiative sur le plan intellectuel alors que
la gauche est sur la défensive et ne fait que
s'auto-psychanalyser sur les causes de son déclin. Sur le
plan politique, c'est l'avenir du Parti réformiste et du
projet d'Alternative unie qui attirent toute l'attention,
alors que la cheffe du NPD n'a rien de mieux à faire que de
préconiser un virage vers des positions plus centristes et
réalistes pour rehausser l'attrait de son programme
socialiste discrédité.
Un retard de quelques décennies
Sur tous ces plans, le Québec accuse un retard de quelques
décennies. Alors que tout cela se passait chez nos voisins,
quelques penseurs libertariens comme nos collaborateurs
Pierre Lemieux et Jean-Luc Migué prêchaient courageusement
dans le désert intellectuel québécois, mais sans vraiment
altérer le monolithe nationalo-gauchiste. Tous les autres
courants de ce qui pourrait constituer une coalition de
droite au Québec sont discrédités ou inexistants. Le milieu
des affaires, au lieu de soutenir des politiques de libre
marché, quête des subventions; les quelques conservateurs
sociaux qui ont survécu à 40 ans de dénigrement sont
complètement déconnectés de la réalité politique
contemporaine et mènent des combats d'arrière-garde pour
garder les crucifix dans les écoles publiques.
Y a-t-il donc de l'espoir pour les libertariens, pour la droite en général
au Québec? Il suffit d'écouter les lignes ouvertes, de lire
les courriers des lecteurs dans les journaux, et de
constater partout la frustration autour de soi pour savoir
qu'il y a un marché pour ces idées. Mais nous n'en sommes
qu'au stade du creusage des fondations.
Le premier think tank qui propose une
perspective économique libérale, l'Institut économique de
Montréal, vient à peine d'être fondé. Le QL, qui
rejoint plusieurs centaines de lecteurs, a à peine un an
d'existence. Peut-être l'existence d'internet fera-t-elle en
sorte d'accélérer ce mouvement de croissance, en facilitant
la transmission d'information et les contacts qui ont pris
des années à s'établir ailleurs. Mais il faudra quand même
traverser de nombreuses étapes avant de voir les premiers
effets concrets des efforts actuels.
Ceux qui luttent pour faire avancer ces idées au Québec devraient donc se
concentrer sur le long terme et éviter de se décourager en
constatant que tout reste à faire dans les sphères
médiatique et politique: comme l'écrit Edwin Feulner, a
movement cannot be built in a day, le mouvement
libertarien se construira petit à petit, en convaincant une
personne à la fois.
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auteur |
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Les libertariens sont-ils à droite?,
le QL, 20 décembre 2003.
▪
Néolibéral, libertaire et libertarien?,
le QL, 2 février 2002.
▪
Les Québécois, libertariens ou
bonasses?, le QL, 4 août 2001.
▪
Qu'est-ce que le libertarianisme?,
le QL, 7 mars 1998.
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Première
représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie,
environ 2300 av. J.-C. |
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