Néolibéral, libertaire et libertarien? |
par Martin Masse | le QL,
2 février 2002 |
Un reportage ou un texte d'opinion doit faire preuve de
certaines qualités: le sens analytique, la cohérence
logique, l'utilisation de faits et d'exemples pertinents,
une perspective historique, etc. Mais d'abord et avant tout,
il doit pouvoir nommer et décrire les positions
philosophiques auxquelles il réfère avec justesse.
Dans les débats d'idées au Québec, il y a un important
malentendu dans la désignation de ceux qui défendent la
liberté individuelle et le libre marché contre
l'interventionnisme étatique. Depuis une vingtaine d'années,
c'est le terme « néolibéral »
qui est surtout utilisé pour identifier ces gens qui
souhaitent moins d'impôts, moins de réglementation, moins de
lois, moins d'intervention de l'État dans tous les aspects
de notre vie.
Il est toutefois étrange de lire sous la plume de tous les
bien-pensants que le « néolibéralisme »
est la cause de tous les maux de ce monde et qu'une vague
néolibérale déferle un peu partout depuis les années 1980,
alors que strictement personne ne se définit comme
néolibéral (sans compter le fait que les États ont continué
à grossir pendant cette période). Peut-on nommer un seul
politicien, penseur ou commentateur qui s'identifie
ouvertement comme néolibéral?
En fait, le mot sonne plus comme une accusation que comme un
descriptif parce que ce sont essentiellement des gauchistes
opposés au libéralisme qui l'utilisent. Si l'on veut se
donner bonne conscience ou montrer qu'on a une grande âme
solidaire en proposant un autre programme bureaucratique
pour solutionner les problèmes du monde, il suffit de lancer
du « néolibéral » à ceux qui pensent autrement. Ceux-ci sont
tout de suite étiquetés comme des méchants profiteurs qui
n'ont d'autre but dans la vie que d'exploiter les enfants du
tiers-monde, et le débat est généralement clos.
Connotations pouvant porter à
confusion
Si néolibéralisme n'est pas vraiment approprié pour décrire
objectivement ce courant d'idée parce qu'il est devenu une
injure – et parce qu'il n'y a rien de spécifiquement « néo »
dans le libéralisme – le mot libéralisme a lui aussi des
connotations qui peuvent porter à confusion. Aux États-Unis,
depuis la fin du 19e siècle, son sens a évolué au point où
liberal est maintenant synonyme de socialiste ou
gauchiste. Au Canada, le Parti libéral du Canada et celui du
Québec défendaient effectivement la liberté individuelle et
le capitalisme libéral jusqu'aux années 1930 ou 1940, mais
depuis, ils sont devenus des partis centristes fourre-tout
qui n'ont de libéral que le nom. Le seul vecteur idéologique
qui unit les libéraux du Québec par exemple est leur appui
au fédéralisme, ce qui permet d'inclure la nouvelle députée
aux cheveux rouges de Mercier, Nathalie Rochefort, une
admiratrice du néo-démocrate Svend Robinson qui se
positionne elle-même à gauche.
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« Au Québec, les héritiers du
libéralisme classique – ceux qui écrivent par exemple depuis
quatre ans dans le QL – se décrivent non pas comme
libertaires, mais comme libertariens, et leur philosophie
est le libertarianisme. » |
Pour décrire ceux qui se réclament du libéralisme classique,
il fallait donc inventer un nouveau terme, et c'est ce que
des Américains ont fait en s'appropriant le mot libertarian
il y a plusieurs décennies. Ce mouvement est de plus en plus
influent dans le monde anglophone et le terme commence à
devenir courant. Des économistes et penseurs renommés tels
Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Milton Friedman, ou
encore Robert Nozick qui est décédé le mois dernier, sont
associés au courant de pensée qu'on appelle
libertarianism.
Mais voilà, lorsque vient le temps de traduire le terme en
français, la confusion s'installe de nouveau. C'est le mot «
libertaire » qui est le plus souvent utilisé, comme le
journaliste Gérald Leblanc l'a fait dans son article sur la
crise du système de santé dans La Presse du 24
janvier, en citant le professeur John Richards: « Il faut
distinguer entre les libertaires de Calgary qui sont prêts à
tout privatiser et les conservateurs modérés, comme Ralph
Klein, qui veulent vraiment sauver le système public. »
Anarcho-socialisme ou
anarcho-communisme
Libertaire a toutefois un tout autre sens. Il réfère a un
courant de pensée anarchiste de gauche, aussi appelé
anarcho-socialisme ou anarcho-communisme. Ces gens – par
exemple, les membres du Black Block qui manifestaient contre
la mondialisation lors des récents sommets internationaux –
s'opposent à l'autorité de l'État, mais militent également
pour l'abolition du capitalisme et de la propriété privée.
Ils souhaitent instaurer un système économique égalitariste,
autogestionnaire, où les décisions seraient prises
collectivement par des comités de travailleurs et de
citoyens. Comme ils ne reconnaissent pas la propriété
privée, plusieurs ont tendance à utiliser des moyens
violents pour faire avancer leur cause (voir « L'anarchisme:
entre la tyrannie locale et la folie
réactionnaire », le QL,
no 60).
Les penseurs libertaires par excellence sont les
révolutionnaires russes Kropotkine et Bakounine. À part leur
antiétatisme, ils n'ont strictement rien en commun avec des
libéraux classiques tels Adam Smith ou Frédéric Bastiat,
dont ils ont toujours combattus les idées. En fait, il est
aussi absurde de parler des libertaires qui veulent
privatiser le système de santé que de parler des
conservateurs religieux qui veulent légaliser la
prostitution et le mariage gai.
Au Québec, les héritiers du libéralisme classique – ceux qui
écrivent par exemple depuis quatre ans dans le QL –
se décrivent non pas comme libertaires, mais comme
libertariens, et leur philosophie est le libertarianisme. En
France, où libéralisme a gardé son sens originel, les deux
termes se chevauchent toujours, mais libertarien est de plus
en plus utilisé pour décrire les défenseurs cohérents de la
liberté individuelle et du libre marché.
Il est normal que les mots libertarien et libertarianisme ne
soient pas encore bien connus du grand public et qu'un
certain flou existe encore dans l'utilisation de ces termes.
Mais les journalistes et commentateurs dont le métier est
d'informer et d'expliquer les phénomènes politiques et
idéologiques devraient au moins savoir de quoi ils parlent.
En parlant des néolibéraux, ils trahissent leurs penchants
socialistes; en parlant des libertaires, ils induisent leurs
lecteurs en erreur. Si les partisans du libre marché et d'un
État minimal sont si nombreux et influents, il faudrait
peut-être, par souci d'objectivité et de professionnalisme,
finir par les appeler par le nom qu'ils utilisent eux-mêmes
pour se décrire.
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Première
représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie,
environ 2300 av. J.-C. |
Le Québécois Libre
En faveur de la liberté individuelle, de l'économie de
marché et de la coopération volontaire depuis 1998.
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