Montréal, 19 février 2000  /  No 56
 
 
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Pierre Desrochers est Senior Research Fellow (Urban Studies) à l'Institute for Policy Studies de l'Université Johns Hopkins à Baltimore 
 
LE MARCHÉ LIBRE
 
LES GÈNES DU PROGRÈS
 
par Pierre Desrochers
  
  
          Le débat sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) a enrichi notre vocabulaire d'un certain nombre d'expressions allant des « frankenfoods » au « principe de précaution ». S'il m'est difficile de jauger la valeur des arguments pour et contre les OGM, je ne comprend cependant pas la crainte qu'ils inspirent à mon collègue Ralph Maddocks (voir GM DOESN'T NECESSARILY MEAN GENERAL MOTORS, le QL, no 53). 
 
          Nul besoin d'être généticien en effet pour constater que les fruits, les légumes, les céréales et les animaux que nous consommions avant la mise au point des aliments transgéniques il y a une dizaine d'années ne ressemblaient plus beaucoup aux espèces sauvages auxquelles ils sont apparentés. Dans la mesure où l'on reconnaît le patient travail de nos ancêtres dans la mise au point de nouvelles espèces animales et végétales, je ne vois pas en quoi les OGM ne sont pas unanimement considérés comme une avancée bénéfique. Si certains tenants des OGM ont essayé d'expliquer que les combinaisons d'ADN n'ont rien de bien dramatiques, un peu de perspective historique devrait permettre de calmer certaines craintes. 
  
L'évolution des espèces 
  
          Au risque de simplifier, l'évolution des espèces résulte de multiples mutations au sein d'une « souche animale » à partir de laquelle apparaissent plusieurs « branches » de nouveaux spécimens suffisamment distincts pour ne plus pouvoir se reproduire avec l'espèce d'origine. La nature nous offre donc constamment le spectacle de modifications génétiques spectaculaires. On peut ainsi retracer la « parenté » des oiseaux aux dinosaures, tandis que les dauphins sont le résultat de mutations ayant affecté des mammifères terrestres. Et pourtant, tout le monde trouve les oiseaux et les dauphins bien charmants. 
  
          Le problème, c'est que les nouvelles espèces se comportent comme tous les organismes en essayant de se reproduire le plus possible, quitte à éliminer plusieurs autres espèces au passage. L'argument des opposants aux OGM selon lequel nous risquons de produire des espères végétales ultra-résistantes qui pourraient s'échapper des sites de production et rompre le fragile équilibre naturel que nous connaissons aujourd'hui n'est donc pas très original.  
  
          Admettons, pour fin de discussion, que la chose soit possible. J'avoue personnellement ne pas comprendre en quoi cela différerait de ce que l'on observe depuis un milliard d'années. Après tout, 99% des espèces ayant un jour foulé le sol de cette planète sont aujourd'hui disparues, parfois suite à une catastrophe naturelle (météorites, éruptions volcaniques, etc.), mais le plus souvent suite à l'apparition de nouvelles espèces plus résistantes et mieux adaptées. La création de l'isthme de Panama il y a plusieurs millions d'années a ainsi entraîné la disparation d'innombrables espèces animales sud-américaines, à cause de la nouvelle compétition avec des espères d'Amérique du Nord. 
  
          Il y a de toute façon bien longtemps que les êtres humains causent des dommages importants par l'introduction d'espèces animales et végétales dans de nouveaux habitats. L'introduction des rats en Polynésie il y a plusieurs milliers d'années a complètement modifié l'écosystème des îles du Pacifique, tandis que celle des lapins en Australie a provoqué une catastrophe importante. La flore nord-américaine a de même été bouleversée par l'introduction de plusieurs espèces de fleurs, de vignes et de plantes fourragères originaires d'Eurasie, d'Afrique et d'Amérique du Sud. L'un des cas les plus patents est celui de la vigne japonaise « kudzu » qui envahit tout sur son passage dans le sud-est américain. Il ne s'agit toutefois que d'un cas parmi une centaine d'autres.  
  
  
     « 99% des espèces ayant un jour foulé le sol de cette planète sont aujourd'hui disparues, parfois suite à une catastrophe naturelle, mais le plus souvent suite à l'apparition de nouvelles espèces plus résistantes et mieux adaptées. » 
 
 
          Les « perturbations humaines » sont donc anciennes et ont parfois été importantes, mais elles sont insignifiantes par rapport aux « perturbations naturelles ». Je ne vois donc pas en quoi des OGM pourraient faire des dommages plus importants, surtout si l'on tient compte que nous disposons aujourd'hui de moyens beaucoup plus efficaces pour contrer l'expansion « d'espèces envahissantes ». En fait, il est certain que même sans intervention humaine, la plupart des espèces animales et végétales « sauvages » que nous observons aujourd'hui seront disparues de la surface du globe dans quelques dizaines de millions d'années. Invoquer « l'équilibre naturel des choses » pour contrer la recherche sur les OGM ne tient pas, car la « nature » n'a rien d'un système en équilibre. 
  
L'agriculture et les modifications génétiques 
  
          Il faut comprendre que la plupart des espèces animales et végétales que nous consommons ne sont originaires que d'une seule région du globe, et que nos ancêtres les ont au cours des siècles exportées dans toutes les zones climatiques propres à leur élevage et leur culture. Les pois, le blé et les olives nous viennent ainsi du croissant fertile (au Proche-Orient), le riz et le millet de Chine, la pomme de terre et le manioc des Andes, le tournesol du nord-est américain, la canne à sucre et les bananes de Nouvelle-Guinée, le café d'Éthiopie, le maïs, les fèves et les courges d'Amérique centrale, l'avoine d'Europe de l'Ouest, etc.  
  
          Ce que l'on réalise toutefois moins souvent, c'est dans quelle mesure nos ancêtres ont modifié les espèces souches de toutes ces plantes. Bien que les variétés modernes d'amandes et de pommes de terre ne présentent aucun risque à la consommation, leurs espèces souches sont très toxiques et ont donc requis des modifications importantes. Le professeur de physiologie Jared Diamond décrit ainsi comment nos ancêtres ont modifié le maïs que nous consommons aujourd'hui: 
          Corn's probable wild ancestor, a wild plant known as teosinte, looks so different from corn in its seed and flower structure that even its role as ancestor has been hotly debated by botanists for a long time. For teosinte to become a useful crop, it had to undergo drastic changes in its reproductive biology, to increase greatly its investment in seeds, and to lose those rock-like coverings of its seed. Archeologists are still vigorously debating how many centuries or millenia of crop development in the Americas were required for ancient corn cobs to progress from a tiny size up to the size of a human thumb, but it seems clear that several thousand more years were required for them to reach modern sizes(1).
          Ce long processus de développement d'espèces végétales propres à la consommation par le biais de sélections judicieuses, de greffes et d'hybridisation entre différentes espèces était bien compris de nos ancêtres. Il est d'ailleurs révélateur de constater que le premier chapitre de L'évolution des espèces de Charles Darwin, livre publié pour la première fois en 1859, ne traite pas des différentes espèces animales des Galapagos, mais du développement de nouvelles variétés d'espèces animales et végétales par les êtres humains. 
          I have seen great surprise expressed in horticultural works at the wonderful skill of gardeners, in having produced such splendid results from such poor materials; but the art has been simple, and as far as the final result is concerned, has been followed unconsciously. It has consisted in always cultivating the best-known variety, sowing its seeds, and, when a slightly better variety chanced to appear, selecting it, and so onwards(2).
          Ce qui frappe toutefois le lecteur moderne à la lecture de l'ouvrage de Darwin, c'est que nos ancêtres étaient bien conscients du processus de mutation des espèces et qu'ils le considéraient bénéfique lorsqu'il permettait l'apparition de nouvelles variétés davantage propices à la consommation. Contrairement à Darwin et ses contemporains, nous comprenons aujourd'hui ce qui cause ces mutations et nous sommes conséquemment capables de développer en quelques années des récoltes que nos ancêtres auraient mis des millénaires à mettre au point.  
  
          Il nous est désormais possible, pour un coût minime, de corriger les carences alimentaires qui frappent près d'un milliard d'êtres humains et de réduire considérablement l'usage des pesticides et des surfaces agricoles requises pour nourrir une population croissante. Nul doute que nos ancêtres auraient été beaucoup plus réceptifs à ces progrès que certains de leurs descendants qui ont par ailleurs bénéficié de leur ingéniosité et de labeur. 
  
  
1. Jared Diamond, Guns, Germs and Steel, W.W. Norton, 1997, p. 137 (pour une histoire concise de 
    la domestication des plantes et des animaux, voir chapitres 2 à 10).  >> 
2. Une version du livre The Origin of the Species est disponible sur le web.  >> 
3. Pour un traitement plus détaillé des récentes controverses entourant les OGM, le lecteur 
    est invité à consulter les textes sur ce sujet sur les sites de l'Institute of Economic Affairs, 
    du magazine Reason, du Competitive Enterprise Institute et de l'Institut Fraser. 
 
 
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