C'est que la pièce n'est pas nouvelle, loin s'en faut. Si les mobiles
qui inspirent leur rédaction peuvent avoir le vernis d'une nouveauté
assez in – la fameuse lutte prétendument contre l'exclusion
–, la trame de l'action n'en est pas moins faite de vieilles ficelles que
l'illettrisme économique des Français a protégé
d'une usure rapide et salutaire.
La pièce se nomme Du rôle du travail dans une économie
humaine; le chapitre nouveau, Partage du temps de travail.
M. Patrick Bégin (voir LE PARTAGE DU TRAVAIL,
BÉNÉFIQUE?, Courrier
des lecteurs) s'interroge sur l'opportunité pour les Québécois
de faire jouer chez eux la scène du partage. Monsieur Bégin,
ma réponse se résume en ces mots: puisse le bon sens vous
en préserver! Mais regardons y de plus près, si vous
le voulez bien.
Battre
la « réduction historique »
du temps de travail de vitesse, pour créer des emplois?
Les énarques (bureaucrates diplômés de l'École
nationale d'administration, qui forment la petite clique qui contrôle
tout au gouvernement et dans les sociétés d'État et
qui « pantouflent » comme on dit dans les
directions de nombreuses sociétés pseudo-privées)
et les universitaires de cour qui ont planché sur le dossier
pour le ministère du Travail sont formels: nous assistons depuis
le milieu du XIXe siècle à une baisse « séculaire
» du temps de travail. Une étude comparative des statistiques
françaises avec celles des autres pays européens confirmerait
la chose: partout, « ça baisse! »
À partir de ce constat, la question de la cause de cette baisse
se pose bien évidemment.
En schématisant, la thèse ministérielle peut s'exposer
comme suit:
-
les entrepreneurs-capitalistes
ont une fâcheuse tendance à faire travailler leurs salariés
comme des galériens: côté temps de travail, leur action
tirerait donc toujours vers le plus plutôt que vers le moins.
-
la diminution
de la longueur des journées de travail ne peut donc qu'être
imputée à l'action des salariés eux-mêmes.
Réunis en syndicats assez puissants que pour peser dans des négociations
avec le patronat, ils ont arraché leurs heures de loisir «
de haute lutte » – selon l'expression syndicaliste
consacrée. Des gouvernements « progressistes »
comme celui du front populaire ont permis d'autres avancées, par
exemple le « droit au » congés
payés.
Et pourtant, dans le même temps, force est de constater que le niveau
de vie des gens a été considérablement amélioré.
Il apparaît donc que, par quelque loi historique mystérieuse,
on soit parvenu dans les sociétés industrialisées
à produire plus tout en travaillant moins. Autrement dit, il ressort
de ces statistiques que la productivité du travail a été
considérablement accrue. Je dis « loi historique
mystérieuse », car au-delà du constat,
les énarques pédalent dans la semoule quand il s'agit d'expliquer
ce qui peut de prime abord apparaître comme paradoxal, contre intuitif.
Mais peu importe semblent-ils se dire! Après tout, avoir plus en
travaillant moins est une aubaine, on ne va pas finasser sur le pourquoi
du comment: ne perdons pas de temps et profitons-en!
« Le mieux qu'un gouvernement puisse faire, c'est de ne pas
entraver la mobilité des personnes et des capitaux; c'est de ne
pas empêcher les entreprises de se départir des vieux processus
de production pour se lancer dans de nouvelles activités dont la
production est demandée sur le marché. »
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C'est à ce stade de leur raisonnement que le thème du partage
va intervenir. En effet, si on travaille de moins en moins pour produire
de plus en plus, certains bras deviennent inutiles – thème développé
par Viviane Forester dans son torchon L'horreur économique.
Le chômage de masse viendrait de là: les gains de productivité
seraient la cause même d'une sorte de pénurie de travail.
À ce grand mal, un grand remède: il faut faire en sorte que
les heures de travail qui disparaissent soient réparties – répartir
la pénurie, rationner – dans toute l'économie au lieu
d'être supportées en totalité par quelques personnes,
ce, afin de protéger leur emploi.
Mais on peut aller encore plus loin. Si on anticipe suffisamment
par rapport au mouvement « historique » de baisse
– i.e., partager les heures avant qu'elles ne disparaissent – on pourrait
faire plus que protéger les emplois existants: on pourrait résorber
le chômage. La mécanique des lois sur la réduction
du temps de travail peut être résumée en ces trois
points:
-
Réduire
le temps de travail de ceux qui ont déjà un emploi;
-
Utiliser
les heures ainsi dégagées pour créer des emplois pour
ceux qui n'en ont pas;
-
Sous peine
d'échouer sur le second point et de ne parvenir qu'à «
sauver » des emplois existants, il faut mener le premier point
tambour battant, afin de battre de vitesse le marché animé
lui-même d'un mouvement de réduction « historique
».
Réduction
du temps de travail, accumulation du capital et désutilité
du travail
La thèse ci-dessus exposée, méconnaissant les principes
élémentaires de la science économique, est entièrement
fausse. Tout d'abord, il faut bien comprendre qu'il n'y a sur cette terre
– même à Soviet Land où l'économie est
planifiée par les hommes de l'État – que trois moyens pour
produire plus sans travailler plus: la spécialisation, l'accumulation
du capital ou l'amélioration des techniques de production, les trois
allant souvent de pair d'ailleurs. Si vous voulez creuser X mètres
de tranchée au cours de votre journée de travail, alors que
vous ne creusiez que X/10 mètres avec votre pelle et votre pioche,
il vous faut passer de la pelle à la pelleteuse.
L'accumulation du capital, en augmentant la productivité de leur
travail, permet aux êtres humains de disposer de plus de temps –
pour produire plus, pour produire des choses nouvelles ou pour jouir de
loisirs. Comme l'expliquait F. Bastiat il y a plus de 150 ans, le fait
que Robinson découvre une planche sur la plage ne fait pas de lui
un chômeur et ne le « prive » pas de travail
parce qu'il utilisera cette planche toute faite au lieu de travailler des
jours à en fabriquer une. Cette heureuse aubaine lui permettra au
contraire de s'employer à produire autre chose qu'une planche –
peut importe de quoi il s'agit, maintenant qu'il s'est rendu disponible
pour se faire. Et comme le soulignait Bastiat, Robinson peut utiliser ce
temps « libéré » pour se mettre
à la lecture (de la Bible, dans son exemple).
On touche là à ce que Ludwig von Mises a appelé la
désutilité du travail – c'est-à-dire, son coût
en terme de loisirs manqués. Travailler, c'est renoncer à
se détendre, à prendre « du bon temps
» comme on dit. L'accumulation du capital, par l'abondante
production de biens qu'elle rend possible, permet aux individus d'arbitrer
plus facilement pour la détente et les loisirs plutôt que
pour un travail supplémentaire s'agissant de l'utilisation des heures
rendues disponibles. C'est bel et bien ainsi que s'explique la tendance
« historique » à la réduction du
temps de travail, constatée en même temps qu'un formidable
accroissement des biens disponibles sur le marché: les loisirs sont
un bien à part entière et l'économie de marché
permet d'en produire plus, en épargnant du temps.
La leçon à en tirer est fort simple. Dans le cadre de la
division du travail, l'accumulation du capital permet à la fois
de faire éclore une multitude d'opportunités d'emploi – permettant
à une variété de plus en plus large de compétences
et de talents de s'exprimer, ce qui n'est pas le moindre bénéfice
de la spécialisation, il faut le souligner – et de travailler moins.
Le mieux qu'un gouvernement puisse faire, c'est de ne pas entraver la mobilité
des personnes et des capitaux; c'est de ne pas empêcher les entreprises
de se départir des vieux processus de production pour se lancer
dans de nouvelles activités dont la production est demandée
sur le marché. Toute mesure étatique qui viendrait augmenter
les coûts de transition(1)
inévitables des uns vers les autres tendrait immanquablement à
favoriser le maintien de personnes dans des emplois de toute façon
voués à disparaître, tout en réduisant leurs
opportunités d'être employées ailleurs. En résumé,
l'idéal est de n'empêcher personne de faire tout son possible
pour produire de quoi pratiquer l'échange volontaire avec son prochain,
prochain dont les goûts sont d'autant plus susceptibles d'évoluer
que le panel de choix de consommation qui lui sont ouverts sur le marché
s'élargit.
C'est au cumul de mesures étatiques qui entravent les échanges
que nous devons le chômage de masse qui afflige nos sociétés
depuis tant d'années, et non à une tendance intrinsèque
de l'évolution du marché lui-même. Mais comme nous
allons le voir, la loi sur le partage du temps de travail, qui impose une
réorganisation fort coûteuse aux entreprises, constitue précisément
une telle mesure.
Les
coûts de la réorganisation imposée: un nouveau frein
à l'emploi
Le travail est une énergie humaine employée à transformer
les « matériaux » de notre environnement
dans un but précis: obtenir un bien de consommation, apte à
la satisfaction d'un besoin humain. Dès lors, pour produire des
biens, quelque chose de plus que le travail et la terre est requis: une
recette technologique indiquant quels matériaux utiliser en fonction
des biens à produire, et comment les transformer pour y parvenir.
Conceptuellement, nous pouvons bien distinguer cette recette du travail
considéré in abstracto. Mais il n'empêche qu'en
pratique, les deux sont intimement mêlés – comme la forme
A4 et la matière cellulosique d'une feuille de papier. Le
travail est en quelque sorte le véhicule de la recette technologique.
Il n'existe pas indépendamment de cette dernière. Tout
travail est ainsi par nécessité un travail spécialisé.
Le travail n'est donc pas une pâte homogène, quantifiable
au niveau national et substituable dose pour dose. Impossible de «
couper des bouts » de travail çà
et là dans une entreprise pour faire un nouvel emploi. L'introduction
de nouveaux salariés dans une équipe nécessite forcément
une réorganisation de celle-ci – problème que les énarques
minimisent en affirmant que c'est là « une chance
pour les entreprises »! En fait, la « chance
» en question n'est autre que l'opportunité de réfléchir
à l'organisation du travail selon les canons des énarques
et des syndicalistes – qui tendent en l'occurrence à faire de toute
entreprise une succursale de l'assistance sociale – au lieu d'y réfléchir
selon la nécessaire adaptation au marché, finalité
de toute entreprise.
Cette réorganisation sera donc coûteuse – ce que les énarques
ne nient pas d'ailleurs. C'est pourquoi ils proposent d'emblée aux
entrepreneurs de compenser les pertes financières impliquées
par cette obligation « sociale » en faisant moisson
de subventions et d'abattements fiscaux pour compenser. La chasse à
la rente est ouverte… D'ailleurs, les textes gouvernementaux ne laissent
pas l'ombre d'un doute sur la question: plus vite les entrepreneurs se
plieront aux exigences gouvernementales, plus la manne fiscale leur sera
largement ouverte, au moins leurs poches seront visitées pour la
constituer. Les premiers à coopérer seront les premiers servis…
sur le dos des derniers bien sûr.
A moyen terme, tous pâtiront de l'alourdissement fiscal et réglementaire
impliqué par cette loi imbécile. Ne parlons pas des coûts
générés par la mainmise affermie des syndicats sur
l'organisation de l'entreprise(2)…
Bien entendu, les colbertistes véreux y voient peut-être l'opportunité
de se débarrasser en route de petits concurrents n'ayant ni la surface
financière, ni les entrées dans les arcanes du pouvoir qui
leur permettrait de subir le choc sans sombrer. Ainsi, la loi contribuera
à prévenir la création de nouveaux emplois, et
non à la faciliter. De quoi inquiéter ceux qui n'ont
pas d'emploi… et ceux qui vont le perdre en partie à cause de l'application
de la loi elle-même.
1.
En fait, il existe des arguments très solides pour prétendre
que TOUTE intervention étatique tend
à cet effet, puisqu'elle correspond toujours à une entrave
ou à une ponction, l'une comme l'autre
limitant les possibilités des individus de s'adapter – au lieu de
les préserver, comme tend à le faire
le respect du droit de propriété. >>
2.
C'est ce qu'on appelle chez nous « l'importance de la
négociation avec les partenaires sociaux »
que sont les syndicats. La loi ne manque pas de mettre l'accent dessus,
bien évidemment. >>
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