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Montréal, 13 mai 2000 / No 62 |
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par
Martin Masse
Les historiens ont avancé plusieurs théories pour expliquer le déclin et la chute de l'Empire romain. Certains ont mis l'accent sur l'influence du christianisme et de sa conception pacifiste (à l'époque) et misérabiliste des rapports humains, qui contredisait l'éthique plus brutale et impitoyable nécessaire à la domination impériale; plusieurs ont bien sûr noté l'avancée irrésistible des peuples barbares aux frontières de Rome et l'impossibilité militaire de contrôler indéfiniment un territoire aussi vaste; d'autres enfin ont mis l'accent sur des causes plus spécifiques comme le déclin démographique dû à l'empoisonnement graduel des Romains qui buvaient une eau contaminée au plomb. Ce sont presque toujours ces théories populaires que les documentaires historiques télévisés nous servent. |
La cause première, la source de tous les autres maux, la montée
de la tyrannie étatique, est moins souvent évoquée.
Les États sont des structures de contrôle et de redistribution qui se nourrissent de la richesse produite par les populations sous leur autorité. Lorsque ces structures sont relativement souples et accommodantes, lorsque les lois sont appliquées de façon relativement juste et prévisible, le dynamisme individuel peut se déployer et permettre le développement d'une société prospère et civilisée; lorsqu'elles s'imposent au contraire de façon arbitraire et tyrannique, elles écrasent le dynamisme des individus et provoquent la stagnation économique et éventuellement le déclin politique. Cette règle s'applique à l'Empire romain aussi bien qu'à l'Union soviétique ou à l'État provincial québécois. Tout comme un fermier qui exploite ses terres de façon trop soutenue finira par en récolter une production de plus en plus réduite, un État qui presse le citron fiscal et qui serre la vis bureaucratique toujours plus fort verra ses revenus inexorablement diminuer. Dans le cas d'un empire qui doit maintenir l'ordre au sein d'une population soumise et la sécurité aux frontières, les moyens gigantesques nécessaires pour entretenir une armée peuvent alors venir à faire défaut. C'est ce qui est arrivé dans l'empire romain à partir surtout du 3e siècle de notre ère. Un constat inévitable Michael Grant est probablement le plus grand vulgarisateur contemporain de l'histoire gréco-romaine. On trouve facilement l'un ou l'autre de la vingtaine de volumes qu'il a publiés dans la section Histoire de n'importe quelle librairie. On ne peut pas vraiment lui déceler de penchant libertarien, pas en tout cas dans les quatre ou cinq livres que j'ai lus. Son The Twelve Caesars est même particulièrement complaisant envers les tyrans du début de l'Empire. Mais dans The Fall of the Roman Empire(1), on a l'impression qu'il n'a pu passer à côté d'un constat inévitable: c'est la tyrannie de l'État impérial, en particulier l'oppression fiscale, qui est d'abord responsable de la chute de l'Empire. Cela donne une perspective analytique qui n'est étrangement pas très loin de celle qu'on retrouverait chez un auteur ouvertement libertarien. Le ton anti-étatique est donné dès la table des matières, lorsqu'on lit les titres de chapitres: Les empereurs de cette période tentent, les uns après les autres, de lever les fonds nécessaires pour payer les soldats – en grande majorité des barbares intégrés à l'Empire, puisque les populations romaines établies depuis longtemps ne contribuent presque plus au service militaire. Au point où la rapine fiscale devient omniprésente: As for Theodosius I, his laws show a passionate desire to increase the influx of revenue by every possible means. « No maMais les taxes ne sont pas tout, puisque
La main-d'oeuvre fait défaut, non seulement pour servir de chair à javelin, mais aussi pour cultiver la terre et assurer la production dans les petites industries. Les taxes élevées font en sorte de faire fuir les paysans des terres qui ne rapportent pas suffisamment. La vente de ses propres enfants comme esclaves pour permettre de payer ses dettes est une pratique répandue. La mobilité et la liberté de voyager constituaient l'un des avantages d'un pouvoir unique dans tout le bassin méditerranéen. Mais cet avantage disparaît maintenant à cause des impératifs fiscaux: Dioclétien ordonne en effet à tous les habitants des régions rurales de rester là où ils sont enregistrés, de façon à simplifier la collecte des taxes. Résultat? Centralisation administrative La civilisation gréco-romaine, comme toutes les grandes civilisations, s'est d'abord et avant tout élaborée dans les villes. La division du travail et les échanges commerciaux nécessaires à la prospérité économique, tout comme les innovations sociales et culturelles, ne peuvent avoir lieu que dans un contexte urbain. Les villes du bassin méditerranéen sont demeurées relativement autonomes même dans les royaumes hellénistiques après les conquêtes d'Alexandre, et même dans les premiers temps de l'Empire romain. Toutefois, à partir du 3e siècle, les empereurs confisquent les revenues des villes, réduisent leur autonomie, annexent leurs territoires et centralisent l'administration. Les villes n'ont plus les moyens d'entretenir leurs infrastructures et entrent dans une période de déclin économique, dont elles ne sortiront en Europe qu'un millénaire plus tard, dans le nord de l'Italie et en Flandre. La classe moyenne urbaine disparaît graduellement et les dirigeants locaux n'ont plus rien à voir avec ceux des cités-États qui ont fait la grandeur des époques précédentes: The functions of the city councillors were very different from what they had been at earlier epochs. At a time when the growing loss of their cities' autonomy had caused their actual municipal duties to become minimal, they instead found themselves virtually transformed into agents of the central authorities. For far and away their most important duty nowadays was to carry out work for the government, and, above all, to collect its revenues. It was incumbent upon councillors, and their sons when their turn came, to induce their fellow-citizens to disgorge the money taxes demanded by the state, as well as the required levies in kind: foodstuffs, clothing and the like. Moreover, the councillors were even required to assist in the management of imperial mines and estates and to help call up recruits for the army.Confronté à cette constante détérioration de la situation, le pouvoir ne réagit que de la seule façon qu'il connaît et comprend: la façon répressive. La tyrannie étatique s'étend, les dirigeants perdent les pédales, la spirale de la décadence s'amplifie à chaque tentative d'y mettre fin. Dans des passages comme celui-ci, on observe ce qui se passe dans toutes les fins de régime, de quelque époque que ce soit: The outcome of this wildly uncontrollable proliferation of dishonest bureaucracy was shocking. Administration was paralysed. Remedies, if applied at all, proved ludicrously ineffective. Ten years after the death of Valentinian I, public criticism of these defects had become so loud that the authorities, in an absurd act of self-defence, pronounced it an act of sacrilege even to discuss the merits of anyone chosen by an Emperor to serve him. For the government was all too clearly aware of the bureaucrats' corruption, as well as of their power. It sought to combat such practices by frequent and strident edicts, regulations and warnings. Successive rulers threatened their officials with fines, banishment and torture and even death. In 450 Valentinian III specifically denounced tax collectors and a wide range of other financial officials. Then Majorian, too, assailed them in menacing and even insulting terms. But all this was clearly not of the slightest avail.Quand l'Empire devient un camp militaire Dans quelques chapitres de la dernière partie de ce court livre – 235 pages seulement – Grant se penche sur d'autres causes sociales, psychologiques ou religieuses qui auront peut-être aggravé ou accéléré la chute de l'Empire. Mais la partie centrale de son argumentation repose sur les excès de l'étatisme. Un économiste de l'École autrichienne aurait sans doute poussé plus loin l'analyse des effets dévastateurs de la manipulation de la monnaie sur l'économie, ou d'autres aspects de la mauvaise administration impériale. Mais voilà, les historiens libertariens ne courent pas les rues, et ce volume se veut avant tout une survol de cette période historique pour le grand public, pas une analyse académique. Ce livre mérite d'être lu par quiconque s'intéresse aux grands mouvements de l'Histoire et veut en tirer des leçons pour aujourd'hui. Dans le style, c'est aussi l'un des ouvrages les plus acceptables pour le lecteur libertarien féru d'Antiquité gréco-romaine, qui est la plupart du temps confronté à des auteurs socialistes ou qui ne comprennent manifestement rien à l'économie. Ces trois paragraphes, qui ouvrent le chapitre intitulé So throughout the last two centuries of the Roman world there was a fearful and ever-increasing loss of personal freedom for all, except the very rich and powerful. Ever since the arch-regimenter Diocletian declared that
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