Montréal, 8 juillet 2000  /  No 64
 
 
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Brigitte Pellerin est apprentie-philosophe iconoclaste, diplômée en droit et en musique. Elle poursuit des études supérieures en science politique. 
 
BILLET
  
GBQ: CE QU'ON VOIT
ET CE QU'ON NE VOIT PAS
 
par Brigitte Pellerin
  
  
          Pour les inconditionnels de la cu-culture, le suspense est terminé. On sait maintenant qui aura la chance – que dis-je, le privilège – de construire la Grande Bibliothèque du Québec.  
   
          Hauts les coeurs, on l'aura enfin, « notre » bibliothèque. (Oui, je sais... on en a déjà quelques-unes, des bibliothèques publiques au Québec. Mais celle-là, c'est pas pareil. Après tout, c'est de LA Grande Bibliothèque qu'il s'agit, nom d'un petit bonhomme.) 
 
Ce qu'on voit... 
  
          Tout de même, il faut avouer que la maquette présentée par la firme Patkau de Vancouver – qui a eu la bonne idée de s'associer à une équipe d'architectes québécois, juste au cas où les considérations ethniques prendraient le dessus sur le rapport qualité/prix – a vraiment beaucoup de gueule. Cuivre, granite et bois se marieront élégamment pour donner aux éventuels usagers un édifice qu'ils adoreront fréquenter.   
  
          Il était temps, diront certaines Montréalaises aux lunettes sévères et aux cheveux coupés très courts. Toutes les villes importantes, comme New York ou Paris, ont déjà leur grande bibliothèque. Alors pourquoi pas nous, hein? 
  
          Euh, parce qu'on est cassé comme un vieux clou, peut-être? Cinquante-huit millions pour la seule construction d'une bibliothèque, sans compter les « extras » comme un stationnement de 500 places (en plein centre-ville, c'est pas donné) et – ben oui, dis donc – les livres, c'est beaucoup de sous. Ça devient franchement inquiétant quand on y ajoute l'agrandissement du Palais des congrès, quelques coins de rues plus bas, qui siphonnera le trésor public provincial d'au moins 239 millions. Et que dire de la Cité du commerce électronique, dont les coûts de construction seulement, avant d'ajouter les subventions aux entreprises, risquent d'atteindre les 700 millions? 
  
          La somme de ces trois chantiers de construction tournera autour du milliard de dollars. Un milliard de dollars, pour votre information, c'est mille millions. MILLE MILLIONS de petits huards. Pour dire comme l'autre: ça commence à faire de l'argent. 
  
          Oh, je n'ai rien contre les nouvelles constructions, ne vous méprenez pas. Seulement ce milliard de dollars d'argent public, qu'on dépense en construction de nouveaux édifices, il n'ira pas ailleurs. Comme dans la réfection des infrastructures existantes, par exemple.   
  
...ce qu'on ne voit pas 
  
          Est-ce que vous saviez qu'il existe encore des endroits sur l'île de Montréal où les égoûts sont en briques? Que plusieurs conduites d'eau sont en fonte? Et que ça craque de partout?   
  
          Statistique intéressante: entre 25 et 40% de l'eau filtrée qui passe dans les aqueducs de la métropole se perd en chemin. De l'eau filtrée à grands frais, prête à être consommée, s'écoule lentement des tuyaux fissurés un peu partout sur le territoire montréalais.   
  
          Allez vous promener sous l'échangeur Turcot par un bel après-midi ensoleillé et observez l'état des structures qui retiennent les voies automobiles surélevées. Il manque plusieurs gros morceaux de ciment, et les structures métalliques sortent de partout. Même chose dans le coin de l'avenue des Pins et de l'avenue du Parc. Les installations routières souffrent de ce qu'on ne s'aperçoit de ce qui se passe en-dedans que lorsqu'il est trop tard et que tout éclate.   
  
  
     « Le problème, c'est que la majorité des citoyens sont sensibles aux projets qui ressemblent à une grande bibliothèque, oubliant au passage les conseils du Petit Prince ("l'essentiel est invisible pour les yeux"). » 
 
 
          Il y a quelques années une équipe d'ingénieurs civils de l'université McGill avait publié une étude sur l'état des infrastructures urbaines au Canada. Les ingénieurs évaluaient alors à 44 milliards de dollars les coûts nécessaires, pour l'ensemble du Canada, afin de ramener les infrastructures de base (routes, aqueducs, égoûts, ponts) à un niveau dit « acceptable »  
  
          Répondant à cette étude et aux cris incessants des élus municipaux, le gouvernement fédéral a instauré un programme national d'infrastructures en 1993. Au bout de cinq ans, 18 000 projets avaient été financés pour un coût total de 8,5 milliards. Un bon début, pensez-vous.   
  
          (Que vous êtes naïfs.)   
  
          Imaginez-vous donc qu'une très grande partie de cet argent a servi à financer la construction de projets comme le Centre des congrès de Québec, le Saddledome de Calgary, un nouveau Centre des congrès à Toronto, des allées de quilles à Charlottetown, le centre de tennis Jarry à Montréal, et j'en passe.   
  
          Le problème, voyez-vous, c'est que la majorité des citoyens sont sensibles aux projets qui ressemblent à une nouvelle piscine municipale ou à un nouveau parc ou à une grande bibliothèque. Les gens remarquent les choses visibles, oubliant au passage les conseils du Petit Prince (« l'essentiel est invisible pour les yeux »). Les réseaux d'égouts et d'aqueducs souffrent de ce que personne ne les voit. 
  
          C'est toujours le même pattern qui se répète – surveillez le prochain programme national d'infrastructures. On ignore les désastres qui se préparent sous terre et on s'évertue à toujours construire du neuf sans jamais se préoccuper d'entretenir les infrastructures existantes. Je n'ai rien contre les nouvelles constructions, disais-je plus tôt. Ce qui m'embête, c'est qu'une fois les nouvelles bébelles construites, personne ne s'occupe de les maintenir en bon état. 
  
          Et qui devra ramasser les dégâts, selon vous? 
 
 
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