Montréal, 8 juillet 2000  /  No 64
 
 
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LE
DÉFERLEMENT
DE L'ÉTAT
  
Les dépenses publiques au Canada, en pourcentage du PIB:
   
1926           15%  
   
1948           21%  
   
1966          30%  
   
1996         46%  
   
(Source: Statistique Canada) 
 
MOT POUR MOT
 
LE CONSERVATISME FISCAL ET SOCIAL
DE STOCKWELL DAY
  
  
          Les partis de droite nord-américains sont généralement des coalitions entre des « conservateurs fiscaux », qui mettent l'accent sur le libre marché et une intervention minimale de l'État dans l'économie, et des « conservateurs sociaux », qui mettent l'accent sur les valeurs religieuses et les normes culturelles et sociales traditionnelles. Malgré les contradictions possibles entre l'approche de ces deux courants idéologiques, ils réussissent à coexister parce qu'ils partagent un but ultime: réduire le rôle de l'État (voir aussi ANATOMIE D'UN PARTI DE DROITE, p. 2). 
  
          Depuis qu'il est entré dans la course au leadership de l'Alliance canadienne, Stockwell Day fait peur à beaucoup de gens qui croient qu'il tentera de se servir de son pouvoir pour imposer ses valeurs traditionnelles s'il accède un jour au pouvoir. Au contraire, répond-il, le conservatisme tel qu'il le définit ne vise pas à imposer quoi que ce soit mais plutôt à mettre fin à l'ingénierie sociale étatique qui détruit la société civile et ses institutions depuis des décennies. Si l'État intervient moins et si les individus sont plus libres et responsables, la société s'en portera mieux.  
  
          Cette position rejoint la philosophie libertarienne sur un point crucial: la défense de la liberté individuelle. Stockwell Day croit que dans une société libre, les gens se tourneront plus facilement vers un mode de vie et des valeurs traditionnelles; alors que pour les libertariens, dans une société libre, les gens vivront bien comme ils le voudront.  
  
          Dans ce discours présenté devant un groupe conservateur durant la campagne à la chefferie, M. Day explique sa vision du conservatisme. À noter qu'il s'agit d'une traduction de l'anglais, et que le mot « libéralisme », tel qu'il est employé dans ce texte, a le sens qu'on lui donne aujourd'hui dans l'Amérique du Nord anglophone, c'est-à-dire celui de « gauchiste » ou « étatiste »
 
 
DISCOURS DEVANT LE GROUPE CIVITAS
(30 avril 2000)
 
 
          (...) Je suis fier du fait que la nouvelle Alliance canadienne ait intégré le mot « conservatrice » à son nom et, qui plus est, je veux m'assurer que, contrairement à l'autre parti, nous allons être à la hauteur de notre nom.  
  
          Qu'est-ce donc qu'un conservateur, Mesdames et Messieurs? Selon l'écrivain satirique américain Ambrose Bierce, un conservateur est « un homme d'État qui se satisfait des problèmes existants, alors que le libéral souhaite les remplacer par d'autres problèmes. »  
  
          Cette définition est évidemment humoristique, mais M. Bierce a quand même raison. Un conservateur sait qu'il y a des limites à ce que nous pouvons changer, et qu'il existe certaines choses que le gouvernement ne peut pas et ne devrait pas faire. De leur côté, les libéraux et les socialistes sont convaincus qu'en influant sur les forces du marché libre, ils peuvent créer une économie plus saine ou que, grâce à la sociologie appliquée, ils peuvent améliorer la nature humaine. À maintes reprises, l'histoire nous a prouvé que les conservateurs avaient raison et que les libéraux avaient tort. Au lieu d'éliminer les problèmes qu'ils mettaient en lumière, ces derniers créaient simplement tout un ensemble de nouveaux problèmes, fidèles au principe des actes aux effets non intentionnels. Malheureusement, les libéraux ne tirent jamais de leçons de quoi que ce soit: ils pensent que les nouveaux problèmes qu'ils ont créés peuvent être réglés par des politiques socio-économiques toujours plus socialisantes.  
  
          Le conservateur n'use pas à tout prix du pouvoir de l'État pour essayer de modifier radicalement le contexte économique et les moeurs de la société. Il pense plutôt que le gouvernement doit viser un nombre limité d'objectifs bien précis, afin de permettre aux citoyens (particuliers, familles et collectivités) d'atteindre leurs propres objectifs. Comme l'a dit un jour Sir John A. Macdonald: « Le gouvernement ne doit pas régner, mais plutôt gouverner, en faisant en sorte que les citoyens se laissent porter par le courant de la justice et des libertés qui leur sont accordées, protégés des lois injustes que cherchent à adopter des politiciens hystériques et ignorants. »  
  
État-providence envahissant 
  
          Depuis les années 1960, le Canada est devenu un État-providence toujours plus envahissant, qui souhaite régir et contrôler jusqu'au niveau local l'évolution naturelle de la société canadienne. Aujourd'hui, près de 50% de notre produit intérieur brut est contrôlé par le gouvernement. Nous sommes imposés au maximum, contrôlés par tout un enchevêtrement de programmes et de règlements étouffants. La bonne nouvelle, c'est que les Canadiens commencent à dire qu'ils en ont assez. Il est temps que notre pays se dote d'une véritable politique conservatrice, qui cherche à restituer certaines libertés aux citoyens et à revenir à un gouvernement qui se contentera de gouverner, au lieu de régir notre vie.  
  
         (...) Or, même si la plupart des Canadiens et bon nombre des hommes politiques admettent que les réformes financières de ces dernières années étaient nécessaires, un nouveau genre de politiciens fait son apparition dans notre pays. On les trouve dans tous les partis, que ce soit le NPD, le Parti québécois, le Parti libéral (du moins jusqu'au prochain remaniement ministériel) ou le Parti progressiste-conservateur, et même au sein de l'Alliance canadienne. Ils se disent favorables au conservatisme fiscal, tout en défendant le libéralisme social. Certains de ces politiciens affirment même qu'il s'agit là d'une approche « libertarienne », qui refuse tout interventionnisme du gouvernement dans la vie économique et la vie privée des citoyens.  
  
          Je ne doute pas de la sincérité de la majorité de ces partisans du conservatisme fiscal et du libéralisme social, mais je crois qu'ils ne comprennent pas en quoi consiste le conservatisme social. Il s'agit de reconnaître les réalités immuables de la nature humaine, d'admettre que l'interventionnisme économique ne garantit pas la richesse à tous les citoyens, pas plus que nous ne pouvons créer une utopie hédoniste facilitée grâce à la sociologie appliquée. Le conservatisme social ne consiste pas à user du pouvoir de l'État pour recréer le mythe d'une société patriarcale bien-pensante. Il cherche principalement à limiter le pouvoir qu'a l'État de manipuler la société, tout en respectant le rôle que les personnes, les familles et les collectivités ont à jouer pour déterminer le mode de vie de leur choix.  
  
          Même si un grand nombre de ces politiciens ont finalement pris conscience de la réalité financière, ils n'ont pas encore compris que notre tissu social était en train de se désintégrer. Mais ils vont se réveiller et, ce jour-là, un grand nombre de ces personnes qui prônent le conservatisme fiscal, mais aussi le libéralisme social vont devenir des conservateurs purs et durs. À ce moment-là, ils seront les bienvenus au sein de l'Alliance canadienne.  
  
Un tissu social endommagé 
  
          Laissez-moi vous expliquer pourquoi le Canada est sur le point de prendre conscience de cette réalité sociale. Les dépenses gouvernementales inconsidérées et l'usage anarchique de la sociologie appliquée qui minent notre économie depuis trente ans ont également endommagé le tissu social de notre pays. La situation n'est peut-être pas encore catastrophique, mais nous avons créé un déficit social qui est certainement tout aussi inquiétant que l'a été notre déficit budgétaire.  
  
          Voici quelques faits. Depuis 1962, le nombre de crimes violents est passé d'environ 219 à 1000 par an par tranche de 100 000 habitants – ce qui représente une augmentation de 500%. Le nombre de divorces est passé de 36 à 250 par tranche de 10 000 personnes – soit plus de 600% d'augmentation. La proportion d'enfants nés hors mariage est passée de moins de 5% à plus de 36% des naissances. Le taux de natalité a diminué de moitié, nuisant au renouvellement de la population canadienne. Le nombre de suicides a presque doublé depuis le début des années 1960, et le nombre de suicides chez les jeunes – qui constitue sans doute le pire volet de la désintégration sociale – est passé d'une centaine par an en 1960 à plus de 600 par an dans les années 1990. Qu'il s'agisse de toxicomanie ou de violence familiale, les tendances sont toutes négatives.  
  
          Mais ces chiffres ne sont pas seulement des statistiques: ils représentent de véritables tragédies humaines. En tant que conseiller auprès de jeunes toxicomanes, j'ai pu observer de jeunes hommes lutter des nuits entières contre le manque d'héroïne. J'ai constaté que, trop souvent, leur dépendance et leur comportement destructeur tenaient au fait qu'ils avaient grandi dans une famille éclatée sans structures.  
  
  
     « Ne vous y trompez pas: le libéralisme social actuel n'est pas libertarien. Il ne cherche pas à accorder une certaine autonomie aux citoyens, mais plutôt à user du pouvoir de l'État pour promouvoir certaines valeurs sociales. » 
 
 
          De toute évidence, certains aspects de notre culture ne fonctionnent pas du tout et ont causé l'aggravation de ces problèmes sociaux. Sur le plan statistique, nous connaissons les effets sur bon nombre des enfants canadiens de l'éclatement d'une famille. On observe une tendance croissante aux mauvais résultats scolaires, à une plus forte propension à consommer de la drogue, à la violence et à d'autres problèmes sociaux, et les perspectives économiques ne sont pas très bonnes; mais un nombre croissant d'enfants sont élevés dans des familles éclatées. De plus en plus d'enfants sont élevés par des conjoints de fait, mais les chiffres de Statistique Canada révèlent que les enfants nés de conjoints de fait ont 60% de chances de voir leurs parents se séparer avant d'atteindre l'âge de 10 ans, alors que ce risque est de seulement 12% lorsque les parents sont mariés.  
  
          Notre pays emprunte des voies très chaotiques, et le gouvernement ne cherche pas à résoudre le problème, puisqu'il en fait partie. Nos politiques sociales ont nui aux couples mariés et provoqué une augmentation du nombre d'unions illégitimes. Nous avons appris aux enfants et aux adultes qu'ils pouvaient commettre des crimes en toute impunité. Et toute une génération a été élevée en découvrant l'intégralité de ses droits, mais aucune de ses responsabilités.  
 
Conservatisme fiscal vs libéralisme social 
 
          Le libéralisme social a contribué à l'effondrement de notre société civile. À long terme, il est impossible de maintenir une combinaison de conservatisme fiscal et de libéralisme social, parce que la gestion d'un État où règne le libéralisme social, avec ses familles démantelées, son haut taux de criminalité et son climat de grande inquiétude sociale, est très coûteuse. Il faut pour cela un régime d'aide sociale généralisée et un appareil judiciaire et policier très développé et donc très coûteux. Par contre, dans une société autonome où l'intervention de l'État est limitée, les citoyens doivent reconnaître les vertus de la famille, de la foi, de l'épargne, du civisme et de la responsabilité individuelle. Si nous voulons un État moins présent qui pratique une politique fiscale conservatrice, nous devons protéger et respecter les institutions qu'Edmund Burke avait appelées les « petits pelotons » de la société civile (les familles, les petites entreprises, les collectivités locales et les communautés religieuses), qui défendent ces valeurs.  
  
          Malheureusement, l'approche que nous adoptons depuis trente ans ne consiste pas à promouvoir ou à respecter ces institutions, mais à leur nuire systématiquement. L'État socio-libéral a décidé que la Playboy Channel avait le droit d'exister sur les ondes canadiennes, mais considère qu'une émission réalisée par une religieuse catholique septuagénaire et handicapée du nom de Mère Angelica représentait un danger pour le pluralisme et la diversité du Canada. L'État socio-libéral finance des oeuvres « d'art » à caractère pornographique comme Bubbles Galore et des documentaires comme The Valor and the horror, qui tournent en dérision les sacrifices des Canadiens qui ont combattu durant la Seconde Guerre mondiale, tout en omettant d'enseigner à nos enfants la glorieuse histoire de leur pays. L'État socio-libéral a retiré aux couples mariés tous leurs avantages fiscaux et pénalise ceux qui restent à la maison pour élever leurs enfants, tout en subventionnant les garderies.  
  
          Ce sont des politiques comme celles-ci qui ont en partie conduit à cet affaiblissement de notre tissu social. Ne vous y trompez pas: le libéralisme social actuel n'est pas libertarien. Il ne cherche pas à accorder une certaine autonomie aux citoyens, mais plutôt à user du pouvoir de l'État pour promouvoir certaines valeurs sociales, en particulier auprès de nos enfants. C'est pourquoi la formule conservatisme social/libéralisme social ne peut pas fonctionner à long terme.  
  
          Quelle direction devons-nous prendre? Si la sociologie appliquée dont a usé le gouvernement a eu des conséquences aussi dramatiques, comment pouvons-nous corriger la situation? Permettez-moi de vous dire ce qui n'est pas une solution: essayer d'user du pouvoir de l'État pour promouvoir les valeurs traditionnelles. La raison d'être du gouvernement consiste à protéger et à respecter des institutions sociales saines, mais la sociologie appliquée, qu'elle soit à saveur conservatrice ou libérale, n'est pas une bonne approche.  
  
          Le conservatisme n'a pas besoin d'un gouvernement tentaculaire pour atteindre ses objectifs. Je crois que, si le gouvernement cesse de promouvoir des comportements sociaux négatifs et contre-productifs, les gens vont réagir d'eux-mêmes et modifier leurs comportements dans le sens souhaité par les autorités.  
  
          Comme le savent les partisans du conservatisme fiscal, les gens sont réceptifs aux incitatifs. Les études réalisées aux États-Unis ont révélé par exemple que le taux de natalité était étroitement lié au traitement fiscal des enfants. En permettant simplement aux couples mariés ayant des enfants d'avoir plus d'argent grâce à des réductions d'impôt, l'État en tirera des dividendes grâce à la multiplication du nombre de familles stables et à une atténuation subséquente des problèmes sociaux. 
  
          Je crois que c'est la meilleure option possible pour un renouvellement du conservatisme dans notre pays: il faut renforcer les familles et les collectivités en limitant le pouvoir de l'État et les coûts qu'il génère. (...) 
 
 
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