Montréal, 5 août 2000  /  No 65
 
 
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Pierre Lemieux est économiste et écrivain. www.pierrelemieux.org
 
NUMÉRO SPÉCIAL:
NOTRE TRADITION LIBÉRALE
   
LE CLERC ET LE COUREUR DES BOIS*
 
par Pierre Lemieux
  
  
          Culturellement et historiquement, les Canadiens français(1) sont partagés entre deux traditions: autoritarisme et liberté. Bien entendu, je pars de l'idée que « le Québec » n'est pas un super-individu doué de conscience collective et composé d'homoncules pompeusement nommés citoyens. Du point de vue de l'épanouissement des individus qui habitent le territoire que les cartes nomment « Québec », la seule question qui importe alors est de savoir laquelle des deux tendances domine et laquelle l'emportera.
 
          Les Canadiens français ne sont pas les seuls à chevaucher (au petit trot, en l'occurrence) le hiatus liberté-autorité, qui se traduit dans l'Occident moderne par l'opposition, bien identifiée par Benjamin Constant, entre la liberté individuelle et la « liberté collective »: la première consiste dans la reconnaissance des choix individuels, et s'identifie à la « liberté des modernes »; la seconde signifie la capacité de décider sur la place publique des choix collectifs à imposer à tous par la force, et vient en droite ligne de la conception léguée par les anciens, ceux de Sparte, d'Athènes ou de Rome. 
  
          Au confluent des deux tendances, la Révolution française a cherché, comme le dit si bien Émile Faguet, à marier l'eau et le feu, la souveraineté du peuple et la liberté individuelle. D'autres, comme Jacques Ellul, ont été moins indulgents en présentant 1789 comme la première révolution à se faire pour, et non pas contre, le Pouvoir. Même la Révolution américaine comportait un courant républicain apparenté à la conception ancienne de la liberté. La tradition britannique baigne dans la même ambiguïté: contre le conservatisme des Tories, qui représente la liberté des anciens, se dressaient des libéraux comme John Locke. Autre difficulté: les « libertés anglaises » (Blackstone) d'apparence conservatrices recèlent souvent une affirmation des droits individuels à faire blêmir d'incompréhension les conservateurs qui nous gouvernent à Québec comme à Ottawa. 
  
Autorité ou liberté 
  
          Aujourd'hui comme hier, et au-delà de la novlangue politique, les conservateurs veulent conserver ou renforcer l'autorité établie, qu'elle appartienne à une aristocratie ou à la « tyrannie de la majorité » selon le mot de Tocqueville. Ceux de l'autre côté des barricades poursuivent le combat séculaire pour la liberté. 
  
          L'interprétation habituelle de l'histoire politique du Québec est la suivante. Produit de l'Ancien Régime, la société canadienne-française a épousé à reculons les libertés anglaises, en y greffant la vision collectiviste de la démocratie. Les Canadiens français ont rejeté les promesses de la Révolution américaine et sont passés à côté du souffle libéral de la Révolution française. Leurs gouvernements d'avant la Révolution tranquille ont tenté d'intervenir dans leur vie autant que le permettaient les institutions en place, se contentant pour le reste de constituer le bras séculier de l'Église. Même la révolte des patriotes aurait exprimé une réaction de l'establishment autochtone contre la dynamique moderne du capitalisme et de la liberté. Le clerc, prêtre ou avocat, régnait sur les affaires publiques. Il est vrai que, jusqu'à récemment, les Canadiens français bénéficiaient d'une grande marge de liberté, comme en témoignent la prospérité croissante d'une génération à l'autre et le fait que, en temps de paix, l'individu pacifique pouvait vivre une bonne partie de sa vie sans demander de permis ni remplir de formulaires, bref en ignorant un peu l'État. L'État québécois ne bénéficiait pas des impôts et du quadrillage administratif qu'il a imposés depuis, et la liberté des Canadiens français tenu davantage aux libertés anglaises ou à l'esprit américain (au sens large) qu'aux institutions autochtones. 
  
          Il faudrait revoir l'histoire dans une perspective libertarienne pour déterminer si cette interprétation est la bonne. En tout état de cause, la Révolution tranquille, si on peut parler de révolution, n'a, au mieux, que remplacé l'Église-État par l'État-Église. L'idée fantoche de la souveraineté du peuple, c'est-à-dire la conception ancienne de la liberté servie à la moderne, est venue renforcer le pouvoir de l'autorité conservatrice. L'assurance maladie a remplacé le salut éternel, le bureaucrate du Ministère est devenu le nouveau clerc, et le quadrillage administratif que Tocqueville craignait a étendu sa main coercitive sur l'ensemble de la société. 
  
          La figure emblématique du coureur des bois, symbole de l'esprit américain, fournissait pourtant un contrepoids à la domination du clerc. À tout ce qui représente l'autorité établie, le coureur des bois oppose, dans la mythologie populaire sinon dans l'histoire, l'image de l'indépendance individuelle. Il exerçait l'activité individualiste par excellence du commerce, avec son fusil non enregistré, dans des forêts où, pour reprendre l'expression de Henry David Thoreau, « on ne voit l'État nulle part ». 
  
          Si le coureur des bois n'a pas fait de révolution, si son individualisme resté clandestin préfigure l'individualisme resquilleur et incohérent qui se manifeste encore dans la société québécoise, il offrait quand même un modèle culturel qui aurait pu servir la révolution nécessaire. Mais la victoire de la tyrannie tranquille que l'on a appelée « Révolution » a suivi le modèle du clerc plutôt que celui du coureur des bois, le collectif plutôt que l'individuel, l'État plutôt que la liberté. Ce qui devait suivre était dès lors prévisible. 
  
Le siècle de l'État 
  
          La victoire du nationalisme canadien-français au référendum du 30 octobre 1995 aurait-elle constitué une révolution ou plutôt renforcé le pouvoir? donné la palme au coureur des bois ou au clerc?  
  
          Il convient de replacer la question dans le contexte général de notre époque et de la révolution nécessaire. La fin de notre siècle – qui fut bien « le siècle de l'État », comme l'espérait Mussolini – se caractérise par l'écrasement de l'individu devant les contrôles de l'État administratif, à tel point qu'on ne sait même pas nommer le tyran. L'individu pacifique passe son temps à remplir des formulaires, à quémander des autorisations administratives, et à servir son maître étatique. 
  
  
     « La Révolution tranquille, si on peut parler de révolution, n'a, au mieux, que remplacé l'Église-État par l'État-Église. L'assurance maladie a remplacé le salut éternel, le bureaucrate du Ministère est devenu le nouveau clerc, et le quadrillage administratif que Tocqueville craignait a étendu sa main coercitive sur l'ensemble de la société. » 
 
 
          Ce que la conception moderne de la liberté appelait droit est devenu privilège, qu'il s'agisse de circuler sur les routes, de posséder des armes, d'exercer le métier de son choix, etc. Inversement, ce que la mythologie officielle appelle « droits » s'assimile au pouvoir de la majorité, ou de minorités privilégiées, d'exproprier et de contrôler d'autres individus. Le pouvoir de contrôle de l'État a été décuplé par son quadrillage administratif: impossible d'échapper à ses filets. 
  
          Ainsi, la révolution aujourd'hui nécessaire est une révolution au nom de l'individu. Cette constatation déborde largement la distinction factice entre la gauche et la droite traditionnelles. 
  
          Si le gouvernement du Québec est longtemps apparu comme le pouvoir le plus dangereux (encore que relativement inoffensif en comparaison d'aujourd'hui), la montée de la tyrannie fédérale depuis quelques décennies a profondément changé la donne politique dans ce pays. La création des grands programmes sociaux, leur centralisation ou leur uniformisation par le gouvernement fédéral, le marquage des individus au fer de l'assurance sociale, la rectitude politique constitutionnelle, la prohibition de droits traditionnels de l'homme libre en Occident, l'impôt spoliateur et l'accroissement des contrôles et des pouvoirs du fisc, tout cela est venu du gouvernement fédéral ou a été rendu possible par son pouvoir cartellisateur. 
  
          C'est sans doute au Québec que le quadrillage administratif a atteint ses sommets canadiens, notamment avec le fichage généralisé de l'assurance maladie, mais cela n'aurait sans doute pas été possible sans l'aide du grand frère fédéral. Pour parler net, des deux tyrans, le fédéral et le provincial, le premier est devenu plus menaçant que le second. Ceux qui me reprochent d'avoir, au cours des années, infléchi mes attaques vers le gouvernement fédéral négligent ce fait fondamental. 
  
Entre les Hells Angels et les Rock Machine 
  
          Le nationalisme est-il un ennemi indomptable de la liberté ou peut-il se mettre à son service? Bien que je penche plutôt vers le premier volet de l'alternative, la question est controversée. Le second volet reçoit l'appui de la charte américaine des droits (les amendements de 1791 à la constitution) où, malgré le nationalisme révolutionnaire, le terme « Américain » est absent – bien que l'expression « the people » y revienne à quelques reprises. De même, on ne trouve pas le mot « Français » dans le corps de la Déclaration de 1789 – malgré quelques mentions du terme « citoyen ». 
  
          En s'attaquant à la tyrannie fédérale, le nationalisme canadien-français aurait pu servir la cause de la liberté et apporter une contribution à la révolution nécessaire en Occident. Hélas! telle n'est pas la tangente qu'il a prise. 
  
          Lisez Le coeur à l'ouvrage, manifeste que le Parti québécois a publié avant la dernière campagne référendaire. La « nouvelle société québécoise » qui y est proposée oppose explicitement la « solidarité sociale » et la discrimination positive à l'individualisme. Ce « projet de société » envisage de renforcer toute une kyrielle de contrôles qui existent déjà au fédéral, de la liberté d'expression à ce qui reste du droit de posséder des armes. La primauté des choix collectifs et la confiance du nourrisson envers l'État y sont omniprésentes. Ces sécessionnistes, plus canadiens que les Canadiens eux-mêmes, ne souhaitent que renforcer la tyrannie actuelle. 
  
          Durant cette campagne référendaire, les deux camps officiels (les seuls à qui la loi permettait de consacrer des ressources à la promotion de leurs opinions) ont défendu la même conception naïve de l'État. Il y a une expression qui fut rarement – si elle le fut jamais – prononcée: liberté individuelle. Les deux camps ne visaient que le pouvoir politique, appelé « souveraineté » d'un côté, « unité » de l'autre. Faire un choix entre ces deux options revenait à prendre partie soit pour les Hells Angels soit pour les Rock Machine. Encore que les bandes de motards violent les droits du Québécois moyen à une échelle bien plus modeste que le tyran fédéral ou le tyran provincial. 
  
          Le nationalisme québécois actuel est donc bien porteur d'une idéologie de clerc et non d'une révolution de coureur des bois. En répondant à la question posée au référendum et en votant à 50,6% pour les Hells Angels et à 49,4% pour les Rock Machine, les Canadiens français ont raté la révolution nécessaire. 
  
Des individualistes clandestins 
  
          Aujourd'hui comme au temps des coureurs des bois, l'individualisme des Canadiens français demeure clandestin. Ils se plient collectivement aux lois liberticides – les réclament même – mais se retirent individuellement dans le marché noir. Ils accueillent sans broncher intellectuellement les vagues de rectitude politique venues d'ailleurs, mais continuent, en cachette s'il le faut, de flirter et de fumer. Politiquement fatalistes et cyniques, ils ouvrent leurs portes aux modes politiques d'hier, mais continuent de croire que le bras armé de l'État ne les concerne pas individuellement. 
  
          En renforçant le quadrillage administratif et la tyrannie tranquille que Tocqueville craignait, les années soixante ont rendu de plus en plus difficile, rare et clandestine l'expression de cet individualisme rampant. La Révolution tranquille a officialisé la primauté du collectif. De sorte que, parmi les Canadiens, les Québécois apparaissent aujourd'hui comme les plus écrasés devant le groupe et devant l'État. Quand les quelques Canadiens anglais à l'esprit individualiste, qui vivent surtout dans l'Ouest, reprochent aux Canadiens français des catastrophes qui portent nom Pierre-Elliot Trudeau ou Jean Chrétien, il est difficile de leur donner tort. Sinon, bien entendu, dans une perspective individualiste, où l'individu n'est pas responsable des péchés de ses tyrans: « Vos lois ne me concernent pas. » 
  
          On voit même apparaître au Québec une mentalité caractéristique de l'Europe de l'Est: tricher dans les petites choses peu risquées, et ne pas oser affirmer ses droits abrogés dans les grandes. Ainsi, les Québécois brûlent leurs stops, ce qui n'est pas très civique, mais ils n'oseraient pas risquer quelques années de prison en portant une arme dans leur voiture, ce qui ne nuit à personne, bien au contraire (voir mon article « Uncivil Disobedience: Would Henry David Thoreau Have Obeyed Stop Signs in Outremont, Québec », Liberty, juillet 1995). Mais là encore, se manifeste peut-être un individualisme rampant s'il est vrai, comme certaines indications le suggèrent, que les honnêtes citoyens détiendraient plus d'armes illégales au Québec qu'ailleurs au Canada. 
  
          Certains, parfois même des amis, m'ont reproché d'avoir trop insisté sur le droit de posséder et de porter des armes (voir mon Droit de porter des armes, Paris, Belles Lettres, 1993), sans se rendre compte de l'importance à la fois symbolique et pratique de ne pas concéder le monopole des armes à l'État. Cas paradigmatique où les sujets des États contemporains, et en particulier les Canadiens français, ont, depuis le début du siècle, abandonné un droit que les citoyens ordinaires avaient conquis de haute lutte en Occident. Ce droit distinguait les hommes libres des esclaves, comme l'illustre la loi virginienne de 1785 interdisant aux esclaves de porter des armes « sans ordre écrit de leur maître ou employeur ». 
  
          On peut quand même envisager un scénario optimiste. Supposons un moment qu'il soit possible de faire redécouvrir aux Canadiens français les éléments d'individualisme, de détermination, de courage, dont étaient porteurs leurs ancêtres, qui ont quitté des sociétés corporatistes et sclérosées pour tenter leur chance dans le Nouveau Monde, défricheurs, coureurs des bois et femmes fortes qui ont élevé des familles nombreuses sans allocations familiales ni assurance maladie... Est-ce qu'on ne peut pas imaginer que leur sentiment nationaliste, même s'il est dangereux, les amènerait à voir l'oppression du tyran fédéral et de son clone provincial? 
  
          L'espoir est que les Canadiens français retrouvent ce qu'il y a d'individualisme enfoui dans leur culture, et disent non serviam au tyran. Mince espoir, sans doute, mais qu'il faut entretenir comme des braises dans un feu de camp. Quelle forme la révolution prendrait-elle? Doit-elle déborder les cadres de la légalité formelle et liberticide? Cela reste à voir, ici comme ailleurs. 
 
 
 *  Adaptation d'une série de de trois articles publiée dans Le Devoir, les 22, 23 et 24 janvier 1996.  >>
1. Dans un article postérieur à la première rédaction de celui-ci, j'ai expliqué pourquoi, selon moi, il fallait revenir au terme « Canadien français » quand on veut parler du « Québécois de souche », comme on dit en novlangue; cf. « Le retour des Canadiens français », Le Devoir, 3 mai 1999, reproduit à http://www.pierrelemieux.org/artcanfr.html>>
 
 
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