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Montréal, 30 septembre 2000 / No 68 |
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par
Jesús Huerta de Soto
La chute du socialisme réel il y a quelques années ainsi que la crise de l'État-providence ont porté un dur coup au programme de recherche économique d'inspiration majoritairement néoclassique qui a jusqu'ici soutenu les tentatives d'ingénierie sociale, en plus de confirmer en grande partie les conclusions de l'analyse théorique autrichienne sur l'impossibilité du socialisme. L'École autrichienne, comme on le sait, a vu le jour en 1871 avec la publication de Grundsäätze(1) par Carl Menger. Cet article se penche sur les caractéristiques qui distinguent les deux approches. |
La
théorie autrichienne de l'action versus la théorie néoclassique
de décision
Pour les théoriciens de l'École autrichienne, la science économique est conçue comme une théorie de l'action plutôt que comme une théorie de la prise de décision, et c'est là l'une des caractéristiques qui les distinguent le plus clairement de leurs collègues de tendance néoclassique. En fait, le concept d'action humaine renferme déjà celui de décision individuelle et plus encore. En premier lieu, pour les Autrichiens, il inclut non seulement le processus hypothétique de prise de décision dans un environnement où la connaissance des fins et des moyens est une variable Qui plus est, le facteur le plus important pour les Autrichiens n'est pas qu'une décision soit prise, mais bien qu'elle le soit sous la forme d'une action par l'individu (une action qui peut arriver ou non à sa conclusion) dans le déroulement de laquelle se retrouvent une série d'interactions et de processus de coordination dont l'étude constitue précisément le sujet de recherche de la science économique. Ainsi, l'économique pour les Autrichiens, loin d'être une théorie du choix ou de la décision, est une théorie des processus d'interaction sociale, qui peuvent être coordonnés dans une plus ou moins large mesure selon le degré de vigilance dont font preuve les différents acteurs impliqués dans chaque action entrepreneuriale(3). En conséquence, les Autrichiens sont particulièrement critiques de la conception étroite de l'économie qui découle de la fameuse définition qu'en a fait Lionel Robbins comme la science qui étudie l'utilisation des ressources rares pouvant être consacrées à divers usages dans le but de satisfaire les besoins humains(4). La conception de Robbins implique une connaissance donnée des fins et des moyens et donc, le problème économique est réduit à un simple problème technique d'allocation, de maximisation ou d'optimisation, sujet à des contraintes connues. Autrement dit, la conception de l'économique chez Robbins correspond à l'essence même du paradigme néoclassique et s'avère complètement étrangère à la méthodologie autrichienne telle qu'elle est comprise aujourd'hui. En fait, l'homme robbinsien est un automaton ou une caricature d'un être humain qui ne fait que réagir passivement aux événements. La position de Mises, Kirzner et des autres Autrichiens doit être mise en lumière en opposition avec celle de Robbins. Ils considèrent plutôt que loin d'allouer des moyens donnés à des fins données, ce que l'homme fait réellement, c'est de constamment chercher de nouveaux buts et de nouveaux moyens d'y arriver en apprenant du passé et en usant de son imagination pour découvrir et créer (par l'action) le futur. Ainsi, pour les Autrichiens, l'économique n'est qu'une sous-catégorie ou une partie intégrée d'une science beaucoup plus large, une théorie générale de l'action humaine (non de la décision humaine). Selon Hayek, si, pour définir cette science générale de l'action humaine, Le subjectivisme autrichien versus l'objectivisme néoclassique Un second aspect d'une importance capitale pour les Autrichiens est le subjectivisme(6). Leur perspective subjectiviste s'incarne dans une tentative de fonder la science économique sur la réalité de vrais êtres humains faits de chair et d'os, définis comme des acteurs qui créent et qui dirigent tous les processus sociaux. C'est pourquoi, pour Mises, Ainsi, pour les Autrichiens, et en fort contraste avec les néoclassiques, les contraintes de la réalité économique ne sont pas imposées par des phénomènes objectifs ou des facteurs matériels du monde externe (par exemple, les réserves de pétrole), mais par le savoir subjectif de l'homme entrepreneur (par exemple, la découverte d'un carburateur qui double l'efficacité d'un moteur à combustion interne a le même effet économique que la duplication de toutes les réserves de pétrole). L'entrepreneur autrichien versus l'homo oeconomicus néoclassique L'entrepreneurship est la force qui joue le rôle principal dans la théorie économique autrichienne alors qu'il se distingue surtout par son absence dans la théorie néoclassique. Pourtant, l'entrepreneurship est un phénomène typique du monde réel qui est constamment en déséquilibre, et ne peut jouer de rôle dans les modèle d'équilibre qui absorbent toute l'attention des auteurs néoclassiques. Qui plus est, les néoclassiques considèrent l'entrepreneurship comme un autre simple facteur de production qui peut être alloué en tenant compte de ses coûts et bénéfices attendus, sans se rendre compte qu'en analysant l'entrepreneur de cette façon, ils font preuve d'une contradiction logique insoluble: allouer les ressources entrepreneuriales selon leurs coûts et bénéfices attendus signifie qu'une information sur quelque chose (la valeur probable des futurs coûts et bénéfices) est disponible aujourd'hui avant même sa création par l'entrepreneur lui-même. En d'autres termes, la fonction première de l'entrepreneur consiste à créer et à découvrir de l'information qui n'existait pas auparavant et qui ne peut être connue, ce qui signifie qu'il est humainement impossible de prendre une décision préalable de type néoclassique sur l'allocation à faire sur la base des coûts et bénéfices prévus. De plus, il y a unanimité aujourd'hui au sein des économistes autrichiens quant à reconnaître la fausseté de la croyance selon laquelle le profit entrepreneurial résulte uniquement de la prise de risque. Le risque au contraire ne fait que susciter un autre coût dans le processus de production, qui n'a rien à voir avec le profit entrepreneurial pur(8). L'erreur entrepreneuriale autrichienne versus la rationalisation ex post des décisions passées néoclassiques Les rôles très différents que joue le concept de l'erreur dans les écoles autrichienne et néoclassique est rarement apprécié. Pour les Autrichiens, il est possible de commettre des erreurs véritablement entrepreneuriales(9) chaque fois qu'une occasion de gain dans le marché reste non découverte par les entrepreneurs. C'est précisément ce type d'erreur qui engendre le profit entrepreneurial pur. Pour les néoclassiques au contraire, il n'y a jamais d'erreur entrepreneuriale pure qui pourrait subséquemment être regrettée. Cela découle du fait que les néoclassiques rationalisent toutes les décisions prises dans le passé sur la base d'une présumée analyse de coûts-bénéfices faite à l'intérieur du cadre d'une maximisation contraignante. De cette façon, le profit entrepreneurial pur n'a aucune raison d'exister dans le monde néoclassique et, lorsqu'il est mentionné, est considéré comme un simple paiement pour les services d'un facteur de production ou comme un revenu découlant d'une prise de risque. L'information subjective autrichienne versus l'information objective néoclassique Les entrepreneurs génèrent constamment de nouvelles informations qui sont essentiellement subjectives, pratiques, dispersées et difficilement exprimables(10). La perception subjective de l'information est ainsi un élément essentiel de la méthodologie autrichienne qui est absent de l'économie néoclassique, puisque cette dernière tend à considérer l'information de façon objective. En fait, la plupart des économistes ne se rendent pas compte que lorsque les Autrichiens et les néoclassiques utilisent le terme information, ils se réfèrent à deux choses qui diffèrent radicalement. Pour les néoclassiques en effet, l'information, comme les autres marchandises, est quelque chose d'objectif et qu'on peut acheter et vendre sur le marché suite à une décision de maximisation. Cette C'est pourquoi les Autrichiens critiquent Stiglitz et d'autres théoriciens néoclassiques de l'information pour ne pas avoir été capables d'intégrer leur théorie de l'information avec la notion d'entrepreneurship, avec laquelle elle est toujours rattachée, comme les Autrichiens eux-même l'ont fait. De plus, pour les Autrichiens, Stiglitz ne comprend pas tout à fait que l'information est toujours subjective et que les marchés qu'ils désignent comme La coordination entrepreneurial autrichienne versus l'équilibre général et/ou partiel néoclassique Les modèles d'équilibre des économistes néoclassiques ignorent habituellement l'aspect de force coordonnatrice que présente l'entrepreneurship pour les Autrichiens. Cette force ne fait pas que créer et transmettre de l'information mais, de façon plus importante, elle alimente en effet la coordination entre les comportements inadaptés des acteurs dans la société. De façon concrète, toute incoordination sociale se présente comme une occasion de gain qui reste latente jusqu'à ce qu'elle soit découverte par des entrepreneurs. Lorsque l'entrepreneur se rend compte de l'existence de cette occasion de gain et agit pour en tirer profit, celle-ci disparaît dans un processus spontané de coordination, ce qui explique la tendance à l'équilibre qui existe dans toute économie de marché. Qui plus est, la nature coordinatrice de l'entrepreneurship est le seul facteur qui rend possible l'existence de la théorie économique en tant que science, comprise comme un corpus théorique de lois de coordination qui expliquent les processus sociaux(12). Cette approche explique pourquoi les économistes autrichiens sont intéressés à l'étude de la compétition comme réalité dynamique (définie comme un processus où joue la rivalité), alors que les économiques néoclassiques se concentrent exclusivement sur les modèles d'équilibre qui sont typiques de la statique comparée (compétition Pour Mises, il n'y a aucun sens à vouloir construire une science économique fondée sur le modèle de l'équilibre, dans lequel on présuppose que toutes les informations pertinentes pour étayer les fonctions d'offre et de demande sont considérées comme Pour les Autrichiens donc, le problème économique fondamental n'est ni technique ni technologique, comme le conçoivent ordinairement les théoriciens du paradigme néoclassique lorsqu'ils supposent que les moyens et les fins sont De plus, il est nécessaire de comprendre que même ce qui apparaît comme une simple action humaine visant à la maximisation ou à l'optimisation contient toujours un aspect entrepreneurial, puisque l'acteur qui y est engagé a dû se rendre compte auparavant que cette façon d'agir, qui est automatique, mécanique et réactive, est la plus recommandable dans les circonstances spécifiques où il se trouve. En d'autres termes, l'approche néoclassique n'est qu'un cas spécifique, d'importance relativement minime, à l'intérieur de la conception autrichienne, qui est beaucoup plus générale, riche et explique mieux le monde réel. Il n'y a par ailleurs aucune raison pour les Autrichiens de séparer la micro-économique et la macro-économique en deux compartiments rigidement séparés comme le font les économistes néoclassiques. Au contraire, les problèmes économiques devraient être étudiés conjointement, sur une base d'inter-relations, sans distinguer leurs facettes micro et macro. Cette séparation radicale des aspects micro et macro de la science économique est l'une des déficiences les plus typiques des manuels d'introduction contemporains à l'économie politique. Au lieu d'offrir un traitement unifié des problèmes économiques, comme Mises et les économistes autrichiens tentent de le faire, ils présentent toujours une science économique divisée en deux disciplines différentes sans liens entre elles et qui peuvent donc être étudiées séparément. Comme Mises le dit si bien, cette séparation provient de l'utilisation de concepts tels que le niveau général des prix qui ignorent l'application de la théorie de la valeur subjective et marginaliste à la monnaie et qui restent ancrés dans la phase pré-scientifique de l'économique, lorsqu'on tentait encore de faire des analyses en termes de classes globales ou d'agrégats de produits plutôt que d'unité additionnelle ou marginale. Cela explique le développement jusqu'à aujourd'hui d'une Quoi qu'il en soit, les économistes néoclassiques ont fait du modèle d'équilibre le point de convergence de leurs recherches. Dans ce modèle, ils présument que toute l'information est Les coûts subjectifs autrichiens versus les coûts objectifs néoclassiques Un autre élément essentiel de la méthodologie autrichienne est sa conception purement subjective des coûts. Plusieurs auteurs croient qu'il ne serait pas très difficile de l'incorporer dans le paradigme néoclassique dominant. Toutefois, les néoclassiques n'incluent la nature subjective des coûts que de façon rhétorique et, en bout de ligne, même s'ils mentionnent l'importance des coûts d'opportunité, l'incorporent toujours sous une forme objectivée dans leurs modèles. Pour les Autrichiens cependant, le coût est la valeur subjective que l'acteur attribue aux fins auxquelles ils renoncent lorsqu'il décide d'entreprendre et de suivre une certaine logique d'action. En d'autres termes, il n'y a pas de coûts objectifs. Les coûts doivent plutôt être découverts grâce à la vigilance entrepreneuriale de chaque acteur. En fait, plusieurs alternatives possibles peuvent rester inaperçues mais, du moment qu'elles sont découvertes, elles changent radicalement la perception subjective des coûts de la part de l'entrepreneur. Les coûts objectifs qui tendent à déterminer la valeur des buts à atteindre n'existent donc pas. La véritable situation est tout le contraire: les coûts sont conçus et donc déterminés comme valeur subjective selon la valeur subjective des fins recherchées (les biens de consommation) par l'acteur. Ainsi, pour les économistes autrichiens, c'est le prix définitif des biens de consommation, vu comme la matérialisation des évaluations subjectives dans le marché, qui détermine les coûts que l'acteur est prêt à supporter dans le but de les produire, et non le contraire comme le supposent si souvent les économistes néoclassiques. Le formalisme verbal autrichien versus le formalisme mathématique néoclassique Un autre aspect intéressant des positions divergentes des deux écoles concerne l'utilisation du formalisme mathématique dans l'analyse économique. Depuis les origines de l'École autrichienne, son fondateur Carl Menger a pris soin de souligner que l'avantage du langage verbal est qu'il permet d'exprimer l'essence (das Wesen) des phénomènes économiques, ce que le langage mathématique ne peut faire. Dans une lettre à Walras écrite en 1884, Menger se demande: Hans Meyer a sans doute résumé les insuffisances du formalisme mathématique mieux que quiconque lorsqu'il a dit
Pour les Autrichiens, cela signifie que plusieurs des théories et conclusions de l'analyse néoclassique de la consommation et de la production n'ont aucun sens. C'est le cas par exemple pour ce qu'on appelle la En bref, pour les Autrichiens, l'utilisation des mathématiques en économie est une mauvaise méthode parce qu'elles lient de façon synchronique des variables qui sont pourtant hétérogènes du point de vue de la temporalité et de la créativité entrepreneuriale. Pour la même raison, le critère de rationalité axiomatique souvent utilisé par les économistes néoclassiques n'a pas plus de sens. En effet, si un acteur préfère Le lien avec le monde empirique: les sens variés du mot Enfin, le rapport distinct avec la réalité empirique et l'approche différente concernant la possibilité de prédire l'avenir situent le paradigme autrichien en opposition radicale aux positions de l'École néoclassique. Dans les faits, l'impossibilité dans laquelle se trouve le chercheur qui Cependant, pour les mêmes raisons, premièrement à cause de l'immense volume d'information en jeu; deuxièmement, à cause de la nature de l'information pertinente (disséminée, subjective et tacite); troisièmement, à cause de la nature dynamique du processus entrepreneurial (l'information qui n'a pas encore été générée par les entrepreneurs dans leur quête constante d'innovation créatrice ne peut pas être transmise); et quatrièmement, à cause de l'effet de la coercition et de Ces mêmes arguments peuvent aussi être utilisés pour appuyer la croyance des Autrichiens selon laquelle il est théoriquement impossible de faire des prédictions spécifiques (i.e., qui réfèrent à des coordonnés de temps et d'espace spécifiques avec un contenu empirique quantitatif) en économie. Ce qui arrivera demain ne peut jamais être connu scientifiquement aujourd'hui, puisque cela dépend d'un savoir et d'une information qui n'ont pas encore été générés par les entrepreneurs et qui, donc, ne peuvent encore être transmis. Ainsi, seuls des On doit en plus se rappeler qu'en économie, les faits objectifs pouvant être directement observés dans le monde extérieur n'existent pas, puisque, selon la conception subjectiviste autrichienne, les Enfin, les Autrichiens considèrent que les phénomènes empiriques varient constamment, de telle sorte qu'il n'existe aucun paramètre ou aucune constante dans les événements de nature sociale, tout est une Cet arsenal théorique est, selon les Autrichiens, indispensable à une interprétation adéquate de la masse apparemment incohérente de phénomènes historiques complexes qui constituent le monde social et à la construction d'une vision historique ou d'une vision d'un futur prévisible (ce qui constitue la mission typique de l'entrepreneur) avec un minimum de cohérence et de chances de succès. On peut ainsi comprendre pourquoi les Autrichiens accordent une grande importance à l'histoire comme discipline et pourquoi ils tentent de la différencier de la théorie économique, tout en indiquant comment on peut relier les deux disciplines de façon appropriée(23). Hayek utilise le terme scientisme pour parler de l'application indue aux sciences sociales de la méthode appropriée pour les sciences de la nature. Dans le monde naturel, il existe des constantes et des relations fonctionnelles qui permettent l'application du langage mathématique et l'exécution d'expérimentations quantitatives en laboratoire. En économie toutefois, les relations fonctionnelles (et donc, les fonctions d'offre, de demande, de coût ou de quelque autre type) n'existent pas. Rappelons que mathématiquement, selon la théorie des ensembles, une fonction n'est qu'une correspondance entre les éléments de deux ensembles dont l'un est l'ensemble initial et l'autre l'ensemble final. Si l'on tient compte de la capacité créatrice innée de l'être humain, qui est continuellement en train de générer et de découvrir de nouvelles informations dans chaque circonstance spécifique où il agit, en rapport avec les fins qu'il poursuit et les moyens de les atteindre qu'il considère à sa portée, il est évident qu'on ne retrouve aucun des trois critères nécessaires à l'existence d'une relation fonctionnelle: a) les éléments qui constituent l'ensemble initial ne sont ni donnés ni constants; Ainsi, selon les Autrichiens, l'utilisation de fonctions dans la science économique exige l'introduction d'une présupposition de constance qui élimine radicalement le protagoniste de tout le processus social: l'être humain doté d'une capacité entrepreneuriale créatrice innée. Le grand mérite des Autrichiens est d'avoir montré qu'il est tout à fait possible de créer tout un corpus de théorie économique logiquement(24), sans avoir à utiliser de fonctions ou à établir des postulats de constance qui sont contraires à la nature créatrice de l'être humain.
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