Montréal, 11 novembre 2000  /  No 71
 
 
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Pierre Lemieux est économiste et écrivain. www.pierrelemieux.org
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ
  
LIBÉRAUX ET LIBERTARIENS
DEVANT L'IMPÔT
 
par Pierre Lemieux
  
 
          L’impôt est-il nécessaire? Si oui, quelles formes d’impôt doit-on préférer? Sous le titre de Théories contre l’impôt, un recueil de textes classiques publié aux Belles Lettres ouvre la boîte de Pandore(1).
 
Positions sur l'impôt 
  
          Malgré le titre de l’ouvrage, la plupart des auteurs qui y sont réunis ne se prononcent pas contre l’impôt comme tel, mais contre les impôts inefficaces, injustes ou spoliateurs. Ce biais est représentatif de la pensée libérale classique, pour laquelle l’impôt est nécessaire, quitte à respecter certains critères d’efficacité et de justice. « Les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement », soutenait Adam Smith (1723-1790). Frédéric Bastiat (1801-1850) concourt: « Si l’impôt n’est pas nécessairement une perte, encore moins est-il nécessairement une spoliation. » Comme paiement d’un service public équivalent reçu en échange, l’impôt est tout à fait défendable. Selon Jean-Baptiste Say (1767-1832), « le meilleur de tous les impôts est le plus petit »; mais l’impôt est productif quand il sert à « créer des communications, creuser des ports, élever des constructions utiles ».
  
          Bastiat précise que, « dans les sociétés modernes, la spoliation par l’impôt s’exerce sur une immense échelle ». De plus – et c’est sans doute encore plus vrai aujourd’hui –, l’impôt sert à financer des dépenses qui sont souvent nuisibles plutôt qu’utiles: « Ainsi, écrivait Benjamin Constant (1767-1830), le peuple n’est pas misérable seulement parce qu’il paie au-delà de ses moyens, mais il est misérable encore par l’usage que l’on fait de ce qu’il paie. »
  
          À l’instar de Bastiat, Say déboulonne l’argument (hélas! encore actuel) qui veut que les dépenses publiques financées par l’impôt créent de l’emploi. En effet, l’impôt ne crée rien puisque ce qui est dépensé par l’État n’est plus dépensé par les contribuables. De plus, « un impôt exagéré détruit la base sur laquelle il porte », comme la gabelle qui réduisait de moitié la consommation de sel: Say avait déjà compris la courbe de Laffer. 
 
          S’ils s’accordent sur la nécessité d’impôts peu élevés, les théoriciens libéraux s’entendent moins bien sur la forme qu’ils doivent prendre. Say est favorable à l’impôt progressif mais se retrouve en minorité devant Wilfredo Pareto (1848-1923), Ludwig von Mises (1881-1973), Friedrich Hayek (1899-1992) et Milton Friedman (1912-), qui défendent un impôt sur le revenu proportionnel. Les taux progressifs, expliquent ces derniers, rapportent peu au trésor public, permettent à la majorité d’exproprier une minorité, et deviennent naturellement confiscatoires. Pareto l’avait déjà prévu en 1899: « Si en France on établit l’impôt sur le revenu, on commencera avec un taux progressif fort supportable, et puis, chaque année, à l’occasion du budget, on l’augmentera. » Un texte intéressant de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) présente, d’un point de vue « de gauche », un fort réquisitoire contre l’impôt progressif.
 
  
     « Comment avons-nous pu nous éloigner si loin de l'idée et de l'espoir de la liberté individuelle que défendent, chacun à sa manière, les auteurs de Théories contre l'impôt? » 
 
  
De vol à esclavage 
  
          On regrette que Théories contre l’impôt ne contienne pas de textes contre l’impôt sur le revenu comme tel. On songe ici à l’extraordinaire pamphlet de Frank Chodorov (1887-1966)(2) ou, plus récemment, à la Lettre ouverte aux contribuables de Jean-Claude Martinez(3).
  
          Cela étant, Théories contre l’impôt présente quelques textes plus radicaux, libertariens ou anarchistes individualistes, qui remettent en question la nécessité et la légitimité de tout impôt. Henry David Thoreau (1817-1862) refusait de payer la capitation pour dénier son allégeance à l’État. À l’instar de Herbert Spencer (1820-1903) et de Robert Nozick (1938-), pour qui l’impôt s’assimile à l’esclavage, Murray Rothbard (1926-1995) défie quiconque de « formuler une définition de l’impôt qui ne s’applique pas également au vol ». « L’impôt, écrit-il, est un vol, purement et simplement, même si ce vol est commis à un niveau colossal, auquel les criminels n’oseraient prétendre. » On pourrait y ajouter des textes de l’anarchiste individualiste Auberon Herbert (1838-1906), selon qui « tout prélèvement imposé à une personne qui n’y consent pas est immoral et oppressif »(4).
  
          Ce qui nous amène à la question de fond qui est sous-jacente à celle de l’impôt: l’État a-t-il un rôle légitime à jouer? Pour les libéraux classiques, la réponse est affirmative. Les libertariens les plus radicaux répondent par la négative: comme Lysander Spooner (1080-1887) l’écrit dans l’un des textes de Théories contre l’impôt, l’État est « une association secrète de voleurs et d’assassins » – encore que le bandit de grand chemin, lui, au moins, « ne persiste pas à vous suivre le long de la route contre volonté, supposant qu’il est votre "souverain" légitime ». Pour la romancière et philosophe Ayn Rand (1905-1982), l’État minimal est légitime mais il doit se financer au moyen de contributions volontaires.
  
          Les textes présentés dans Théories contre l’impôt constituent une bonne introduction à ces questions essentielles de la théorie économique et politique, de même qu’à la question plus actuelle de la résistance fiscale. Spencer y voyait « une résistance salutaire, qui, non entravée, mettrait un frein aux exagérations des dépenses publiques », idée qui a été plus ou moins reprise par la théorie contemporaine des choix publics(5).
  
          Ces lectures suggèrent une autre question: Comment avons-nous pu nous éloigner si loin de l’idée et de l’espoir de la liberté individuelle que défendent, chacun à sa manière, les auteurs de Théories contre l’impôt? Il y a un siècle et demi, Proudhon voyait « la Liberté » comme une nouvelle rivale de l’État souverain; il croyait que, « dans un état de choses normal, le montant des contributions paraît devoir être le vingtième du produit total du pays, et peut être abaissé au trentième ». Et Thoreau pouvait écrire: « Je ne rencontre face à face le gouvernement américain ou son représentant, le gouvernement de l’État, qu’une fois par an, pas davantage, en la personne de son collecteur d’impôt. » Heureux homme.
 
1. Théories contre l’impôt, Belles Lettres (collection « Iconoclastes », dirigée par Alain Laurent), 2000.  >>
2. Frank Chodorov, The Income Tax, Root of all Evil, Devin-Adair, 1954.  >>
3. Albin Michel, 1995.  >>
4. Auberon Herbert, « The Principles of Voluntaryism and Free Life », in The Right and the Wrong of Compulsion by the State, Liberty Classics, 1978.  >>
5. Voir notre « L’économie de la résistance fiscale », Le Figaro-Économie, 30 janvier 1997, p. XI, reproduit à www.pierrelemieux.org/artresis.html>>
 
 
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