Montréal, 3 mars 2001  /  No 78
 
 
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Brigitte Pellerin est apprentie-philosophe iconoclaste, diplômée en droit et en musique. Elle prépare un essai sur la liberté de ne pas s'associer en contexte de relations de travail syndiquées et travaille à son premier roman.
 
BILLET
  
VOYAGES EN LIBERTÉ
 
par Brigitte Pellerin
  
  
          On dirait qu'il faut toujours aller au bout du monde pour « découvrir » des vérités toutes simples. J'étions, la semaine dernière, en voyage dans le sud. Aux Bahamas, plus précisément. Le soleil, la plage, les coquillages, etc., etc. 
  
          Mautadite chanceuse, vous dites? Ouais, bon. Ça reste à voir. 
  
          D'abord, les Bahamas (surtout si on oublie le soleil pour une minute) ce n'est pas exactement un endroit de rêve. Ensuite, il y a les requins. J'en ai vu plusieurs, dont cinq requin-tigres qui devaient bien faire entre 6 et 8 pieds de long. Oui, c'est impressionnant. Mais il y a pire: je me suis littéralement fait bouffer toute crue par 300 000 milliards de ces diaboliques bibittes minuscules qui vous arrachent chacune un demi-millimètre de peau. Ça finit par faire mal, je vous en passe un papier.
 
          M'enfin. Ça doit être le prix à payer pour s'éviter la pluie verglaçante.  
  
          Sauf que moi, la plage, ça ne me suffit pas. Quand je voyage, j'essaie autant que possible de me mêler aux couleurs locales en allant fouiner dans les cafés et bistros ordinaires pour voir comment les gens de la place vivent leur vinaigrette.  
  
          Et c'est ici que mon récit se gâte.  
  
Spectacle désolant 
  
          Les Bahamas, c'est un paquet d'îles (autour de 700, pour une population totale d'environ 275 000 personnes). J'étais dans le coin de Freeport, sur l'île appelée Grand Bahama, une centaine de milles au nord-ouest de Nassau. À part la plage pour les touristes, quelques terrains de golf pour les touristes, des hôtels pour les touristes, un casino pour les touristes, des poissons et quelques coraux, il n'y a franchement rien sur l'île de Grand Bahama. Pardon, j'exagère. Il y a un McDonald's et des banques pour investisseurs étrangers. C'est un paradis fiscal, à défaut d'autre chose. 
  
Plage pleine de bibittes aux Bahamas

          Un peu à l'écart de la zone touristique, c'est la désolation. Enfin, c'est l'impression que j'ai eue. D'abord, tout le monde conduit du mauvais côté de la route. Ensuite, la route.... ahhh, quelle vision. Des « maisons » délabrées, des carcasses de voitures traînant un peu partout, des poubelles à moitié remplies, quelques chiens (presque pas de chats), des gens qui n'ont pas l'air bien occupés regardant distraitement le trafic passer. Et puis il y a l'alcool. Beaucoup d'alcool. 
  
          D'innombrables constructions arrêtées avant d'être terminées. Ça donne des blocs de ciment empilés les uns sur les autres. Et au milieu, quatre pieds de haut de mauvaises herbes. D'ailleurs, c'est à peu près tout ce qui pousse sur cette île. Il n'y a pas d'agriculture digne de ce nom – ce qui explique sans doute le prix hallucinant des fruits et légumes dans les supermarchés. 
  

  
     « "Mais qu'est-ce que je suis venue fiche ici, touriste blanche perdue dans une mer de pauvreté désolante?" Très mal à l'aise, la mère. Je me sentais gênée, pas à ma place, dérangeante, oppressante. » 
 
 
          Renversée, étais-je. « Mais qu'est-ce que je suis venue fiche ici, touriste blanche perdue dans une mer de pauvreté désolante? » Très mal à l'aise, la mère. Je me sentais gênée, pas à ma place, dérangeante, oppressante. Parce que je jouais le jeu des dames patronesses; profitant de la pauvreté et de l'ignorance des locaux pour jouir de leurs ressources naturelles (remarquez, j'aurais facilement pu me passer des bibittes). Tout ça pour quelques billets verts... 
  
          De quoi réveiller le démon socialiste qui sommeille quelque part dans les bas-fonds de mon âme.  
  
Où il est le problème? 
  
          Vous savez ce qui m'a sauvée de la grande descente aux enfers? C'est de réaliser que les Bahamiens (ou est-ce Bahaméens?), quand on se met à les regarder comme il faut, ont l'air relativement heureux. Ils sont gentils et souriants. Ils disent bonjour à tout le monde, blanc ou noir, et ils ne semblent jamais s'enfarger dans les distinctions de classes. « N'oublie pas que c'est un pays libre », n'a cessé de me rappeler ma douce moitié, « ils ont le système voulu par la majorité. Ils sont libres de rester, et libres de partir. Ce n'est quand même pas Cuba, à la fin. » 
  
          C'est vrai, les Bahamas ne sont pas Cuba. Les gens sont libres et ils votent démocratiquement pour le gouvernement de leur choix. Et ils ont l'air aussi satisfaits de leur système que les Canadiens le sont du leur. C'est-à-dire pas tant que ça, mais juste assez pour rester. 
  
           Alors, je vous le demande: il est où, le problème? 
  
  
  
  
          J'y ai songé. Je ne suis pas certaine d'être parvenue à une conclusion satisfaisante, mais je vous la garroche tout de même – vous me direz ce que vous en pensez. Je pense que le problème, c'est moi. C'est la difficulté que j'ai à imaginer qu'on puisse être heureux de vivre sur une île où le café au lait n'a pas encore été inventé. C'est le réflexe que j'ai eu de me dire qu'il fallait que quelqu'un fasse quelque chose pour « améliorer » le paysage. Oubliant au passage que les gens qui y vivent à l'année n'ont pas l'air de penser que leur paysage ait besoin de quoi que ce soit. 
  
          Je pense que le problème, c'est que j'ai (dans un moment de faiblesse) superposé ma vision du « bonheur » à celle des gens qui vivent aux Bahamas. 
  
          Je suis revenue au pays et j'ai pris deux aspirines. J'attends que ça passe. 
 
 
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