Piastre
pour piastre
On sonne à la porte. Une vieille dame ouvre. « Aimée
Lavoie comment ça va? » demande la visiteuse.
« Eva Gagné t'es en retard »
répond la visitée. Un mini chien dans une main, deux billets
de Loto Bingo Domino dans l'autre, Eva Gagné entre – sur
une musique des plus enlevantes. Les deux dames âgées s'installent
devant une tasse de thé et leur billet de loterie instantanée
et, toutes excitées, commencent à gratter. «
C'est ben long ce jeu-là! » de dire Mme
Lavoie. « Bingo! » de s'écrier Mme Gagné.
« J'ai gagné le gros lot de 10 000
dollars! » Aimée Lavoie lève les yeux
vers le plafond, Eva Gagné rayonne de joie et crie «
10 000 dollars! » une seconde fois.
Cette publicité est diffusée ces jours-ci sur les ondes des
principales chaînes de télévisions francophones du
Québec et vante les mérites d'une des nombreuses loteries
instantanées – communément appelées «
gratteux » – de Loto-Québec. La pub ne détonne
en rien avec ce qu'on est habitué de voir en matière de promotions
de loteries: elle est gentille, un peu bruyante et fait sourire à
défaut de faire rire.
L'année dernière, Loto-Québec dépensait 20
millions $ en publicité pour aller chercher près de
3,5 milliards $ dans les poches des contribuables – somme
qu'elle se targue de retourner « intégralement »
à la collectivité en achats de biens et de services, en salaires
et avantages sociaux à 5 974 employés, en taxes
aux gouvernements, en aide à 2 148 organismes sans
but lucratif, etc. En fait, la société d'État redonne
d'une main ce qu'elle prend de l'autre – en se gardant quelques millions,
mais bon...
Les
uns et les autres
Donc, en matière de publicité, la société d'État
possède son propre code
réglementaire qu'elle se charge elle-même de faire respecter.
Celui-ci est constitué de onze « restrictions »
toutes plus floues les unes que les autres: la publicité ne doit
pas contenir de fausses affirmations; elle ne doit pas être trop
suggestive lorsqu'elle montre ce que le joueur pourra se procurer s'il
gagne; elle ne doit pas donner l'impression que le gain est garanti; elle
ne doit pas plaire aux enfants ou mettre en scène des enfants; elle
doit être de bon goût et refléter une bonne image corporative;
etc.
Ces restrictions ne sont pas des plus restrictives. À part celle
touchant aux enfants, elles laissent une très large marche de manoeuvre
aux « créatifs » en charge des campagnes
et leur permettent à peu près toutes les dérogations.
La campagne publicitaire du jeu de loterie sur cédérom Trésor
de la Tour l'an dernier démontre bien à quel point le
code est « flexible »: elle mettait en scène
des personnages de bandes dessinées... Celle de la loterie instantanée
Pyramides de 1998 mettait en scène un équipage de
petits bonhommes verts entassés dans leur ovni...
Loto-Québec n'a de comptes à rendre qu'à son unique
actionnaire, le ministre des Finances du Québec. Elle n'est même
pas tenue de donner aux téléspectateurs une idée (aussi
vague soit-elle) de leurs chances de remporter un gros lot en jouant à
tel ou tel jeu – soit une sur plusieurs millions. Dans d'autres domaines,
une telle liberté promotionnelle n'est tout simplement pas imaginable.
Dans le domaine des boissons alcoolisées par exemple, les règles
sont hyper strictes et ne peuvent être enfreintes. En tout, dix-sept
restrictions forment le Code de la publicité radiodiffusée
en faveur de boissons alcoolisées (voir PRENDS-EN
DONC UNE VRAIE!, le QL, no
34), un code supervisé par un organe étatique dont la
seule raison d'être est d'en assurer le respect. La même situation
existe dans le domaine de la publicité des produits du tabac. «
Oui mais il y a toute une différence entre annoncer de la
petite bière ou des cigarettes et annoncer une Lotto 6/49!
» diront certains. Pas tant que ça...
Immunité
publique
Depuis l'arrivée des casinos au Québec, le jeu, au même
titre que l'alcoolisme ou la dépendance aux drogues fortes, a été
promu au rang de « maladie » dans les cercles
officiels de la santé. L'an dernier, le gouvernement annonçait
une enveloppe de 44 millions $ pour la prévention,
le dépistage et le traitement du jeu pathologique. La société
d'État ne vend pas que du rêve, elle vend le suicide, la faillite
personnelle, le divorce. Imaginez maintenant qu'il s'agit ici d'une entreprise
privée. Nos élus la laisseraient-elle annoncer à sa
guise sans bouger?
« Loto-Québec n'a de comptes à rendre qu'à son
unique actionnaire, le ministre des Finances du Québec. Elle n'est
même pas tenue de donner aux téléspectateurs une idée
(aussi vague soit-elle) de leurs chances de remporter un gros lot en jouant
à tel ou tel jeu. »
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Privée, Loto-Québec serait soumise, comme n'importe quels
brasseurs, distillateurs ou fabricants de tabac, à des organismes
externes chargés de s'assurer que ses concepts publicitaires répondent
aux exigences de codes réglementaires. Mais parce qu'il s'agit d'un
organisme public, il hérite d'un traitement de faveur. Pourtant,
remplacez « billets de loterie »
par « boissons alcoolisées »
et une publicité comme celle d'Eva et Aimée ne passe plus
la rampe...
Vu à travers le prisme d'un code comme celui de la publicité
radiodiffusée en faveur de boissons alcoolisées, par
exemple, cette pub serait vue comme incitant les non-joueurs de tous âges
à jouer ou à acheter des billets (l'activité est présentée
comme facile, plaisante et rassembleuse); établissant le produit
comme une nécessité pour jouir de la vie ou un moyen de fuir
les problèmes de la vie (le jeu chasse l'ennui); présentant
une scène où le produit est véritablement consommé
(les dames grattent leur billet à l'écran); créant
l'impression que la présence du produit est essentielle pour prendre
plaisir à une activité (le jeu sert de prétexte aux
visites d'Eva); etc.
On peut faire dire n'importe quoi à n'importe quoi. Il s'agit de
vouloir. Ce sont ces mêmes critères bidon qu'utilisent les
bureaucrates des Normes canadiennes de la publicité par exemple
pour nous « protéger » de tout et de rien.
Ce sont ces mêmes règles bidon que veulent s'éviter
les responsables des sociétés de loteries. Peut-on réellement
les en blâmer?!
Loto-Privilégiée
Le 11 mars dernier, à l'émission Undercurrents
sur les ondes de la CBC, le directeur des communications à la Société
des loteries et des jeux de l'Ontario, Jim Cronin, disait ne pas voir la
nécessité d'une réglementation spéciale pour
la publicité de loterie au pays: « [W]e
use common sense and we use good taste when we are reviewing [our
ads] » déclarait-il. «
Oh is that all? »
répliquait l'animatrice Wendy Mesley. « I
think that's enough! » renchérit
M. Cronin – tout étonné de la question.
« It's not that we don't have rules, s'empressait-il
d'ajouter, we do have rules, guidelines. We have a corporate committee
that reviews our advertising. [...] we have our corporate guidelines,
if you like, that are ingrained in what we've done here for 25 years.
» Le secteur public est qualifié pour s'auto-réglementer,
mais pas le secteur privé. Le secteur public a des principes, pas
le secteur privé. Hmm...
Quand vient le temps de réglementer la publicité, il y a
définitivement deux poids, deux mesures. L'État impose des
règles aux entreprises privées qu'il juge « à
risques », mais n'impose pas ces mêmes règles
à ses propres « entreprises » qui sont
jugées tout aussi « à risques ».
La solution? L'État doit se retirer complètement du secteur
de la publicité et laisser les citoyens se protéger eux-mêmes
s'ils se sentent menacés par de quelconques dangers.
Dans un même ordre d'idée, la Direction de la santé
publique de la région de Toronto se paie présentement une
campagne de publicité radio afin d'inciter les citoyens à
ne plus tolérer les fumeurs dans leur demeure. Sous le thème
« Take it outside!
», ils sont invités à faire valoir leurs «
droits » de citoyens à un air pur et à exiger
que leurs amis, connaissances ou membres de la famille sortent sur le perron
pour s'adonner à leur vice préféré.
Que nos grands guerriers de la santé choisissent de cibler les résidences
privées plutôt que de s'attaquer aux endroits comme les bars,
les salles de bingo ou les casinos n'a rien de bien mystérieux.
Au Québec, par exemple, tous les endroits où l'on peut encore
en griller une bonne – sans que la police du tabac ne vous colle une contravention
– sont des endroits où Loto-Québec brasse de grosses affaires.
Coïncidence? L'État, propriétaire de la société
de loteries, s'est voté une loi exprès.
Selon l'article 8 de la Loi sur le tabac du Québec: L'exploitant
d'un casino d'État ou d'une salle de bingo ou l'exploitant
d'un lieu ou d'un commerce où les mineurs ne sont pas admis en vertu
de la Loi sur les infractions en matière de boissons
alcooliques (L.R.Q., chapitre I-8.1) peut permettre de fumer dans l'ensemble
de son établissement ou de sa salle de bingo, sauf s'il est titulaire
d'un permis d'établissement de la catégorie « établissement
de restauration » auquel cas, les dispositions de l'article 7 s'appliquent
à la partie de l'établissement ou de la salle où sont
offerts les services de restauration.
Oui, le Québec est distinct! Ici, le vieil adage qui veut qu'il
n'y ait pas de fumée sans feu se lit comme suit: « Au
Québec, il n'y a pas de fumée sans jeu ».
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