Montréal, le 3 avril 1999
Numéro 34
 
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NOVLANGUE
  
     « Un État moderne, transparent et performant doit être branché. Un État branché devient plus accessible. » 
  
Jacques Léonard
prés. Conseil du Trésor
du Québec
 
 
 
 
 
LIBRE EXPRESSION
  
PRENDS-EN DONC
UNE VRAIE!
 
 par Gilles Guénette
   
   
           Depuis les débuts de la télévision au Canada, les publicitaires doivent composer avec une réglementation des plus sévères quand vient le temps d'annoncer de la bière au petit écran. Si au début des années 1960 ils ne pouvaient que montrer l'étiquette de la bière annoncée en image fixe, à quelques mois de l'an 2000, ils ne peuvent toujours pas montrer un consommateur savourer une gorgée du produit à l'écran. Ne prendrait-on pas un peu trop les téléspectateurs pour des cruches? 
 
          En matière de protection culturelle, c'est bien connu, le Canada ne manque jamais une occasion de se distinguer du reste du monde – et surtout de ses voisins du sud. Même chose lorsqu'il s'agit de protéger ses citoyens contre eux-mêmes. Alors quand l'occasion se présente de faire d'une pierre deux coups, nos législateurs sont au 7e ciel! C'est ainsi que dans un souci de nous assurer une qualité de vie hors pair – et sans doute pour éviter que chacun d'entre nous ne se transforme en alcoolique irresponsable et sanguinaire –, ils ont élaboré un code très strict(1) visant à encadrer le secteur de la publicité des boissons alcoolisées à la télé.
 
 
Règlements dégrisants 
  
          Les messages publicitaires en faveur de boissons alcoolisées ne doivent donc pas tenter d'inciter les non-buveurs de tout âge à boire ou à acheter des boissons alcoolisées; tenter d'instituer un produit comme le symbole d'un statut social, une nécessité pour jouir de la vie ou un moyen de fuir les problèmes de la vie; présenter des scènes où un produit est véritablement consommé ou créer l'impression, de manière sonore ou visuelle, qu'il est ou a été consommé; créer l'impression, directement ou indirectement, que la présence d'alcool est, de quelque façon que ce soit, essentielle pour prendre plaisir à une activité ou à un événement, et cetera. En tout, dix-sept restrictions. De quoi donner des maux de tête à n'importe quel publicitaire. 
  
          Donc, à toutes les fois qu'une agence de publicité accouche d'une campagne de promotion pour une marque de bière, elle doit soumettre son projet à un groupe de ronds-de-cuir des Normes canadiennes de la publicité (organisme qui veille au grain) qui eux vont s'assurer qu'il rencontre toutes les dispositions de la loi. Pour illustrer les genres de publicités de bière qui ne passeraient pas le test pour une éventuelle diffusion au Canada, en voici trois réalisées aux États-Unis et en Grande-Bretagne: 
1. Trois pêcheurs sont assis sur un quai à la campagne. L'homme du centre se tourne vers son voisin de gauche: « Dad, there's something I want to tell you. » Intrigué: « What is it, son? » Cherchant ses mots: « Well dad... you're my dad... (feignant de commencer à pleurer) And I love you man. » Le vieil homme prend immédiatement sa canette de bière: « You're not getting my Bud light Johnny. » Le jeune s'éloigne de son père pour se rapprocher de son voisin de droite: « Rae... » Celui-ci, sans le regarder: « Forget it Johnny. » 
  
2. Deux hommes entrent dans un pub anglais et se dirigent immédiatement vers le comptoir. Le plus grand s'adresse au serveur: « Two pints of Harp please. » Le plus petit spécifie: « That's the new Harp! » Si tôt nos deux buveurs ont-ils avalé leur première gorgée de bière, que tout le bas de leur corps, comme possédé, se met à danser la gigue. Lentement, la caméra délaisse les deux hommes pour se tourner vers le reste du pub où l'on découvre plusieurs clients ayant développé cette même tendance à giguer après, on le devine, avoir consommé de la Harp Irish lager. 

3. Des fourmis transportent une bouteille de Budweiser sur leur dos. Arrivées devant l'entrée de leur fourmilière, les insectes se concertent et y font basculer la bouteille. À peine le goulot de la bouteille est-il installé dans l'orifice de l'habitacle naturel (telle une bouteille d'eau sur une machine-distributrice) et que des flots de bière se déversent sous terre, que le sol se met à vibrer sous le rythme d'une chanson du KC & The Sunshine Band: « Do a little dance... make a little love... Get down tonight! get down tonight! »(2) 
          Ainsi la première pub ne pourrait être présentée ici parce que le jeune homme du centre donne l'impression d'être prêt à tout pour obtenir une bière, un comportement qui suggère une dépendance à l'alcool. Et la pub ne doit pas montrer une dépendance au produit, un comportement compulsif, un besoin pressant ou l'urgence de la consommation – ou tenir des propos qui créent cette impression, de quelque manière que ce soit. De plus, rien dans le scénario n'indique si l'endroit où se déroule l'action est un lieu privé (un terrain privé, une pourvoirie...) et il est interdit de consommer de l'alcool dans un lieu public. 
  
          La seconde pub, en plus de montrer des gens boire de la bière à l'écran (interdiction ultime s'il en est une), indique que la consommation d'alcool entraîne chez eux un comportement différent – le fait que leurs jambes se mettent à bouger d'elles-mêmes pourrait être confondu pour un effet secondaire. Ainsi la pub ne doit pas faire allusion aux sensations et à l'effet causés par l'alcool ni donner l'impression, par le comportement des personnes dépeintes dans le message, qu'elles sont sous l'influence de l'alcool.  
  
          La troisième publicité, ne pourrait être présentée ici à cause de ses principaux acteurs: les fourmis. Celles-ci s'apparentent trop facilement (et surtout depuis la sorties de films comme Antz et A Bug's Life) aux figurines et personnages animés employés dans les publicités destinées aux enfants. Et, bien entendu, la pub ne doit pas être destinée à des personnes n'ayant pas l'âge légal de consommer de l'alcool, associer un produit à la jeunesse ou à ses symboles, ou dépeindre des personnes n'ayant pas l'âge légal de consommer de l'alcool. 
  
          Est-ce que de telles restrictions ont une quelconque portée chez le téléspectateur moyen? Est-ce que le fait de voir quelqu'un prendre une gorgée de bière à l'écran entraînerait chez lui une soudaine et incontrôlable impulsion de consommer de l'alcool? Le téléspectateur est-il assez dupe pour croire que sa vie sera plus plaisante en l'accompagnant d'un verre? Eh bien oui, si on en croit les propos de la directrice de l'organisme qui réglemente ce secteur. 
  
Tout ça... pour ça! 
  
          Selon Mme Niquette Delage, directrice des Normes canadiennes de la publicité: « Beaucoup de gens qui font partie de ces groupes de tempérance, si on peut les nommer comme ça, ce sont des gens qui ont vécu ces problèmes de l'alcoolisme – une maladie très difficile à vivre. Et puis, qui... en ayant réussi à s'en sortir... deviennent très intéressés à promouvoir des comportements qui vont empêcher que d'autres ne tombent dans ces excès-là(3). » C'est toujours la même chose: tout le monde paye pour les excès de quelques-uns.  
  
          Ainsi, on interdit de montrer quelqu'un boire un verre à l'écran ou même porter ce verre à ses lèvres comme ça se fait ailleurs dans le monde, seulement parce qu'on craint la réaction des groupes de pression. Parce que, toujours selon Mme Delage, le grand public tolérerait de voir une personne consommer de la bière dans les publicités, mais ce sont les groupes de pression qui réagiraient de façon négative. C'est donc pour leur plaire et/ou les faire taire qu'Ottawa impose de telles réglementations – et cela, même si les revendications sur lesquelles elles sont basées sont, plus souvent qu'à leur tour, irréalistes. 
   
          À titre d'exemple, un certain Dr Clément Payette (récipiendaire de la Béquille de bronze, le QL no 33), qui a perdu sa femme en décembre dernier dans un accident de la route impliquant un chauffeur apparemment en état d'ébriété, réclame qu'on chambarde tout le code de sécurité routière pour que jamais plus une telle situation ne se reproduise. Alors même si le nombre d'accidents a considérablement diminué au cours des dernières décennies sur les routes du Québec(4), le bon docteur réclame des gouvernements qu'ils forcent les constructeurs automobile à équiper chaque véhicule d'un appareil empêchant son démarrage advenant un taux d'alcoolémie trop élevé chez le chauffeur. Ce serait « comme la ceinture de sécurité qui est devenue obligatoire » de dire le Dr Payette(5). Et les primes d'assurance pourraient être plus basses pour les conducteurs utilisant un tel appareil... de renchérir le Dr Payette. Mais où est-ce que ça s'arrête? 
  
Effets publicitaires 
  
          Dans un univers télévisuel où l'on voit des gens boire de l'alcool dans les téléromans, les miniséries, les films et les bulletins de nouvelles, peut-on vraiment imaginer que le simple fait d'aseptiser les publicités de bière aura un quelconque impact sur les statistiques? Ceux qui ont tendance à prendre un coup n'ont certainement pas besoin de publicités pour leur dire qu'il serait peut-être le temps d'en ouvrir une autre bien froide... 
  
          D'ailleurs, si on suit cette logique d'intervention, pourquoi ne pas élaborer une série de règles pour les pubs destinées à la très lucrative – et très étatisée – industrie du gratteux et du billet de loterie? Il y a plein de monde qui ont des problèmes avec le jeu. Et une série de règles pour la publicité destinées aux chaînes de fast foods... ou aux produits laitiers? Beaucoup de gens souffrent d'embonpoint. Que dire de la publicité pour les couches de bébé qui montre des nourrissons les fesses à l'air? Il y a plein de pépères pervers qui ne savent trop quoi faire de leurs dix doigts...  
  
          En imposant un tel code de conduite, le législateur envoie deux messages: 1) les téléspectateurs n'ont aucun esprit critique et doivent être continuellement surveillés comme des enfants; 2) les publicitaires sont tous des irresponsables qui sombreraient trop facilement dans l'excès et le mauvais goût – entraînant avec eux la moitié de la population canadienne – s'ils n'étaient pas « adéquatement » encadrés. Cette attitude, très répandue dans les cercles de personnes qui se disent investies d'une mission, est des plus méprisantes. Comme si le commun des mortels ne pouvait survivre par lui-même dans la modernité. 

          Est-il absurde de penser que de telles entraves à la créativité et à la spontanéité des situations décrites dans les publicités d'ici pourraient contribuer, à moyen et à long terme, à amener le téléspectateur (consciemment ou inconsciemment) à se tourner vers des télés étrangères où tout semble moins « arrangé »? Là où les contenus reflètent peut-être plus la réalité? 
  
Des lendemains sans histoire 
  
          Dans un monde sans code de conduite, les publicitaires ne se mettraient pas automatiquement à élaborer des pubs mettant en vedette des Teletubbies faisant la tournée des bars ou une bande d'adolescents boutonneux buvant de la bière derrière le volant de la voiture de maman. De telles campagnes seraient d'ailleurs trop risquées, et pour le commanditaire, et pour l'agence. 
  
          Voir ou ne par voir des gens boire à l'écran, là n'est pas la question. À la limite, on s'en fout. Ce n'est pas ça qui rendra notre télévision meilleure du jour au lendemain. Le problème (toujours le même), c'est que nos élus croient dur comme fer qu'ils sont justifiés d'intervenir dans nos vies pour tout et pour rien... et surtout pour notre bien. Le problème, c'est qu'en réponse à de longues sessions de lobbying de groupes organisés qui font la pluie et le beau temps depuis déjà trop longtemps, ils s'immiscent de plus en plus dans nos vie. 
  
          Les trois pubs décrites plus haut, quoi qu'en pensent les missionnaires des Normes canadiennes, sont inoffensives. Elles remplissent bien leur rôle – soit de vendre de la bière – tout en envoyant un message positif. Elles sont loin d'être une menace pour quiconque est le moindrement « en contrôle » de sa vie. Seul un pessimiste à l'esprit un peu tordu verrait dans la publicité des trois pêcheurs l'histoire d'un homme prêt à tout pour assouvir son manque d'alcool; dans celle du pub anglais, des gens qui perdent l'emprise sur leurs moyens après une seule gorgée de bière; et dans celle des fourmis, une menace pour l'équilibre et le développement mental de ses enfants. 

          Et pour ceux qui ne peuvent tout simplement pas blairer la publicité, enregistrez vos émissions préférées et regardez-les en différé! Vous pourrez ainsi fast forwarder à travers les blocs de publicités et aller directement à l'essentiel. 
  
  
1. Code de la publicité radiodiffusée en faveur de boissons alcoolisées>> 
2. Les trois exemples de publicités sont tirés d'un reportage de l'émission  
    Médias, diffusée le 7 mars 1999 sur les ondes de Radio-Canada.   >> 
3. Radio-Canada, Médias, 7 mars 1999.  >> 
4. François Berger, « Moins d'alcool et moins de morts sur les routes », 
    La Presse, 8 mars 1999, A6.  >> 
5. François Berger, « Le ministre Chevrette examine le problème » 
    La Presse, 8 mars 1999, A6.  >> 
  
  
 
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