Règlements dégrisants
Les messages publicitaires en faveur de boissons alcoolisées ne
doivent donc pas tenter d'inciter les non-buveurs de tout âge à
boire ou à acheter des boissons alcoolisées; tenter d'instituer
un produit comme le symbole d'un statut social, une nécessité
pour jouir de la vie ou un moyen de fuir les problèmes de la vie;
présenter des scènes où un produit est véritablement
consommé ou créer l'impression, de manière sonore
ou visuelle, qu'il est ou a été consommé; créer
l'impression, directement ou indirectement, que la présence d'alcool
est, de quelque façon que ce soit, essentielle pour prendre plaisir
à une activité ou à un événement, et
cetera. En tout, dix-sept restrictions. De quoi donner des maux de tête
à n'importe quel publicitaire.
Donc, à toutes les fois qu'une agence de publicité accouche
d'une campagne de promotion pour une marque de bière, elle doit
soumettre son projet à un groupe de ronds-de-cuir des Normes canadiennes
de la publicité (organisme qui veille au grain) qui eux vont s'assurer
qu'il rencontre toutes les dispositions de la loi. Pour illustrer les genres
de publicités de bière qui ne passeraient pas le test pour
une éventuelle diffusion au Canada, en voici trois réalisées
aux États-Unis et en Grande-Bretagne:
1. Trois pêcheurs sont assis
sur un quai à la campagne. L'homme du centre se tourne vers son
voisin de gauche: « Dad, there's something I want
to tell you. » Intrigué: «
What is it, son? » Cherchant ses mots: «
Well dad... you're my dad... (feignant de commencer à
pleurer) And I love you man. » Le vieil homme
prend immédiatement sa canette de bière: «
You're not getting my Bud light Johnny. »
Le jeune s'éloigne de son père pour se rapprocher de son
voisin de droite: « Rae... » Celui-ci,
sans le regarder: « Forget it Johnny. »
2. Deux hommes entrent dans un pub anglais
et se dirigent immédiatement vers le comptoir. Le plus grand s'adresse
au serveur: « Two pints of Harp please. »
Le plus petit spécifie: « That's the new Harp!
» Si tôt nos deux buveurs ont-ils avalé leur
première gorgée de bière, que tout le bas de leur
corps, comme possédé, se met à danser la gigue. Lentement,
la caméra délaisse les deux hommes pour se tourner vers le
reste du pub où l'on découvre plusieurs clients ayant développé
cette même tendance à giguer après, on le devine, avoir
consommé de la Harp Irish lager.
3. Des fourmis transportent une bouteille
de Budweiser sur leur dos. Arrivées devant l'entrée de leur
fourmilière, les insectes se concertent et y font basculer la bouteille.
À peine le goulot de la bouteille est-il installé dans l'orifice
de l'habitacle naturel (telle une bouteille d'eau sur une machine-distributrice)
et que des flots de bière se déversent sous terre, que le
sol se met à vibrer sous le rythme d'une chanson du KC & The
Sunshine Band: « Do a little dance... make a little
love... Get down tonight! get down tonight! »(2)
Ainsi la première pub ne pourrait être présentée
ici parce que le jeune homme du centre donne l'impression d'être
prêt à tout pour obtenir une bière, un comportement
qui suggère une dépendance à l'alcool. Et la pub ne
doit pas montrer une dépendance au produit, un comportement compulsif,
un besoin pressant ou l'urgence de la consommation – ou tenir des propos
qui créent cette impression, de quelque manière que ce soit.
De plus, rien dans le scénario n'indique si l'endroit où
se déroule l'action est un lieu privé (un terrain privé,
une pourvoirie...) et il est interdit de consommer de l'alcool dans un
lieu public.
La seconde pub, en plus de montrer des gens boire de la bière à
l'écran (interdiction ultime s'il en est une), indique que la consommation
d'alcool entraîne chez eux un comportement différent – le
fait que leurs jambes se mettent à bouger d'elles-mêmes pourrait
être confondu pour un effet secondaire. Ainsi la pub ne doit pas
faire allusion aux sensations et à l'effet causés par l'alcool
ni donner l'impression, par le comportement des personnes dépeintes
dans le message, qu'elles sont sous l'influence de l'alcool.
La troisième publicité, ne pourrait être présentée
ici à cause de ses principaux acteurs: les fourmis. Celles-ci s'apparentent
trop facilement (et surtout depuis la sorties de films comme Antz et
A Bug's Life) aux figurines et personnages animés employés
dans les publicités destinées aux enfants. Et, bien entendu,
la pub ne doit pas être destinée à des personnes n'ayant
pas l'âge légal de consommer de l'alcool, associer un produit
à la jeunesse ou à ses symboles, ou dépeindre des
personnes n'ayant pas l'âge légal de consommer de l'alcool.
Est-ce que de telles restrictions ont une quelconque portée chez
le téléspectateur moyen? Est-ce que le fait de voir quelqu'un
prendre une gorgée de bière à l'écran entraînerait
chez lui une soudaine et incontrôlable impulsion de consommer de
l'alcool? Le téléspectateur est-il assez dupe pour croire
que sa vie sera plus plaisante en l'accompagnant d'un verre? Eh bien oui,
si on en croit les propos de la directrice de l'organisme qui réglemente
ce secteur.
Tout ça... pour ça!
Selon Mme Niquette Delage, directrice des Normes canadiennes de la publicité:
« Beaucoup de gens qui font partie de ces groupes de
tempérance, si on peut les nommer comme ça, ce sont des gens
qui ont vécu ces problèmes de l'alcoolisme – une maladie
très difficile à vivre. Et puis, qui... en ayant réussi
à s'en sortir... deviennent très intéressés
à promouvoir des comportements qui vont empêcher que d'autres
ne tombent dans ces excès-là(3).
» C'est toujours la même chose: tout le monde paye pour
les excès de quelques-uns.
Ainsi, on interdit de montrer quelqu'un boire un verre à l'écran
ou même porter ce verre à ses lèvres comme ça
se fait ailleurs dans le monde, seulement parce qu'on craint la réaction
des groupes de pression. Parce que, toujours selon Mme Delage, le grand
public tolérerait de voir une personne consommer de la bière
dans les publicités, mais ce sont les groupes de pression qui réagiraient
de façon négative. C'est donc pour leur plaire et/ou les
faire taire qu'Ottawa impose de telles réglementations – et cela,
même si les revendications sur lesquelles elles sont basées
sont, plus souvent qu'à leur tour, irréalistes.
À titre d'exemple, un certain Dr Clément Payette (récipiendaire
de la Béquille de bronze, le QL no
33), qui a perdu sa femme en décembre dernier dans un
accident de la route impliquant un chauffeur apparemment en état
d'ébriété, réclame qu'on chambarde tout le
code de sécurité routière pour que jamais plus une
telle situation ne se reproduise. Alors même si le nombre d'accidents
a considérablement diminué au cours des dernières
décennies sur les routes du Québec(4),
le bon docteur réclame des gouvernements qu'ils forcent les constructeurs
automobile à équiper chaque véhicule d'un appareil
empêchant son démarrage advenant un taux d'alcoolémie
trop élevé chez le chauffeur. Ce serait « comme
la ceinture de sécurité qui est devenue obligatoire
» de dire le Dr Payette(5).
Et les primes d'assurance pourraient être plus basses pour les conducteurs
utilisant un tel appareil... de renchérir le Dr Payette. Mais où
est-ce que ça s'arrête?
Effets publicitaires
Dans un univers télévisuel où l'on voit des gens boire
de l'alcool dans les téléromans, les miniséries, les
films et les bulletins de nouvelles, peut-on vraiment imaginer que le simple
fait d'aseptiser les publicités de bière aura un quelconque
impact sur les statistiques? Ceux qui ont tendance à prendre un
coup n'ont certainement pas besoin de publicités pour leur dire
qu'il serait peut-être le temps d'en ouvrir une autre bien froide...
D'ailleurs, si on suit cette logique d'intervention, pourquoi ne pas élaborer
une série de règles pour les pubs destinées à
la très lucrative – et très étatisée – industrie
du gratteux et du billet de loterie? Il y a plein de monde qui ont des
problèmes avec le jeu. Et une série de règles pour
la publicité destinées aux chaînes de fast foods...
ou aux produits laitiers? Beaucoup de gens souffrent d'embonpoint. Que
dire de la publicité pour les couches de bébé qui
montre des nourrissons les fesses à l'air? Il y a plein de pépères
pervers qui ne savent trop quoi faire de leurs dix doigts...
En imposant un tel code de conduite, le législateur envoie deux
messages: 1) les téléspectateurs n'ont aucun esprit critique
et doivent être continuellement surveillés comme des enfants;
2) les publicitaires sont tous des irresponsables qui sombreraient trop
facilement dans l'excès et le mauvais goût – entraînant
avec eux la moitié de la population canadienne – s'ils n'étaient
pas « adéquatement » encadrés. Cette
attitude, très répandue dans les cercles de personnes qui
se disent investies d'une mission, est des plus méprisantes. Comme
si le commun des mortels ne pouvait survivre par lui-même dans la
modernité.
Est-il absurde de penser que de telles entraves à la créativité
et à la spontanéité des situations décrites
dans les publicités d'ici pourraient contribuer, à moyen
et à long terme, à amener le téléspectateur
(consciemment ou inconsciemment) à se tourner vers des télés
étrangères où tout semble moins « arrangé
»? Là où les contenus reflètent peut-être
plus la réalité?
Des lendemains sans histoire
Dans un monde sans code de conduite, les publicitaires ne se mettraient
pas automatiquement à élaborer des pubs mettant en vedette
des Teletubbies faisant la tournée des bars ou une bande
d'adolescents boutonneux buvant de la bière derrière le volant
de la voiture de maman. De telles campagnes seraient d'ailleurs trop risquées,
et pour le commanditaire, et pour l'agence.
Voir ou ne par voir des gens boire à l'écran, là n'est
pas la question. À la limite, on s'en fout. Ce n'est pas ça
qui rendra notre télévision meilleure du jour au lendemain.
Le problème (toujours le même), c'est que nos élus
croient dur comme fer qu'ils sont justifiés d'intervenir dans nos
vies pour tout et pour rien... et surtout pour notre bien. Le problème,
c'est qu'en réponse à de longues sessions de lobbying de
groupes organisés qui font la pluie et le beau temps depuis déjà
trop longtemps, ils s'immiscent de plus en plus dans nos vie.
Les trois pubs décrites plus haut, quoi qu'en pensent les missionnaires
des Normes canadiennes, sont inoffensives. Elles remplissent bien leur
rôle – soit de vendre de la bière – tout en envoyant un message
positif. Elles sont loin d'être une menace pour quiconque est le
moindrement « en contrôle »
de sa vie. Seul un pessimiste à l'esprit un peu tordu verrait dans
la publicité des trois pêcheurs l'histoire d'un homme prêt
à tout pour assouvir son manque d'alcool; dans celle du pub anglais,
des gens qui perdent l'emprise sur leurs moyens après une seule
gorgée de bière; et dans celle des fourmis, une menace pour
l'équilibre et le développement mental de ses enfants.
Et pour ceux qui ne peuvent tout simplement pas blairer la publicité,
enregistrez vos émissions préférées et regardez-les
en différé! Vous pourrez ainsi fast forwarder à
travers les blocs de publicités et aller directement à l'essentiel.
1. Code
de la publicité radiodiffusée en faveur de boissons alcoolisées.
>>
2. Les trois exemples de publicités
sont tirés d'un reportage de l'émission
Médias,
diffusée le 7 mars 1999 sur les ondes de Radio-Canada.
>>
3. Radio-Canada, Médias,
7 mars 1999. >>
4. François Berger, «
Moins d'alcool et moins de morts sur les routes »,
La Presse,
8 mars 1999, A6. >>
5. François Berger, «
Le ministre Chevrette examine le problème »,
La Presse,
8 mars 1999, A6.
>>
Articles précédents
de Gilles Guénette |