Montréal, 7 juillet 2001  /  No 85  
 
<< page précédente 
  
  
 
Jean-Luc Migué est Senior Fellow de l'Institut Fraser et auteur de Le monopole de la santé au banc des accusés, Montréal, Éditions Varia, 2001.
 
ÉCONOMIE POLITIQUE
 
L'ÉPOUVANTAIL DES CONSIDÉRATIONS FINANCIÈRES EN SANTÉ
 
par Jean-Luc Migué
 
 
          Notre régime de santé socialisée repose sur un certain nombre de préjugés intenables. L'un de ces postulats pose que le traitement médical revêt un caractère strictement professionnel et scientifique. Dans cette vision, le patient souffrirait d'une ignorance à peu près intégrale de ses besoins. Il serait incapable de faire des choix éclairés et n'aurait qu'à s'en remettre intégralement à la discrétion du médecin et en général des offreurs de services. Il importerait donc d'exclure toute considération financière de son jugement. La tarification des services de santé serait une erreur analytique. Le marché n'aurait pas de place dans ce secteur.
 
          Dans ce modèle naïf, l'industrie de la santé se doublerait d'une deuxième caractéristique: la nature scientifique et immuable du diagnostic et du traitement approprié. La question à poser en matière de traitement médical ne serait que scientifique. La procédure à suivre dans le traitement est-elle exempte de danger et effective? Si oui, elle deviendrait « médicalement nécessaire ». Encore ici, le rôle du patient ou du payeur se limiterait à tirer un chèque sans poser de questions. Toute considération de trade-off entre bénéfices et coûts serait à exclure, comme source de corruption du jugement médical. Le recours au mécanisme du marché serait donc à rejeter pour cette deuxième raison.  

          L'énoncé le plus net et le plus récent de ce schéma « professionnaliste » revient à Andrew Coyne, du National Post (le croira-t-on?), le 25 juin dernier. En caricaturant à peine, on découvre que le chroniqueur divise la population en deux groupes: les pauvres et les hypocondriaques. Ces derniers sont insensibles au prix par hypothèse. Les premiers ne le sont pas et réduiront leur consommation de services en conséquence de la tarification. Mais il faut déplorer cette incidence, car ce sont précisément les sujets qui en ont le plus besoin. Corollaire: le médecin doit prendre toutes les décisions et donc le marché n'a pas de place dans l'aménagement des services de santé. 

Tarification et comportement des patients-consommateurs 

          Or l'analyse et l'observation quantitative établissent une réalité diamétralement contraire à cette évaluation des faits et des comportements. Les incitations qui s'exercent sur les patients et sur les offreurs de services comptent. L'observation confirme aussi que, comme en tout autre domaine, les consommateurs ne sont pas ignorants des questions médicales qui les concernent. D'autre part l'incertitude qui préside au choix du traitement exclut le traitement standard unique et incontournable. Nombres de décisions impliquent des préférences personnelles. L'industrie de la santé possède les caractéristiques d'un marché qui fonctionne. 
 

     « La baisse de consommation aujourd'hui ne suscite pas la hausse des coûts à long terme. En un mot, les gens responsabilisés savent, mieux que l'appareil politico-bureaucratique, mesurer leurs besoins de services de santé. »
  
          C'est une enquête exhaustive de Rand Corporation qui a définitivement établi il y a quelques années que la gratuité suscitait une demande excessive et inefficace de services. Grâce au suivi de deux échantillons de milliers de patients, l'un soumis à la tarification et l'autre doté de la gratuité intégrale, la Rand a pu démontrer que le groupe soumis à un tarif réduisait sa consommation de 45% relativement à l'autre (de 67% pour les visites médicales, de 30% pour les inscriptions à l'hôpital). Une hausse de un pour cent des déboursés s'accompagne d'une baisse de 0,2 pour cent de la consommation. 
 
          La dimension significative de cette enquête est que l'impact de la baisse de services sur les patients tarifés était nulle. Ce qui démontre que la baisse de consommation aujourd'hui ne suscite pas la hausse des coûts à long terme, en un mot que les gens responsabilisés savent, mieux que l'appareil politico-bureaucratique, mesurer leurs besoins de services de santé. Les études du ministère de la Santé américain confirment également que les personnes âgées jouissant de l'assurance publique Medicare et qui s'assurent en même temps (par ce qu'on désigne comme le Medigap) pour couvrir la franchise et les frais supplémentaires, dépensent 28% de plus en frais médicaux qu'elles ne feraient autrement. 
 
Succès d'une innovation institutionnelle: le managed care 
 
          Le caractère déterminant des considérations matérielles est aussi établi par le succès phénoménal de ce qu'on a qualifié de plus grande innovation institutionnelle médicale du XXe siècle (le managed care dont les HMO ne constituent qu'une variante). Avant l'implantation de cette formule, aucun décideur n'avait intérêt à limiter les dépenses. Les patients savaient qu'ils n'auraient pratiquement rien à débourser pour leur visite chez le docteur, ou pour leur admission à l'hôpital. Les médecins de leur côté y trouvaient leur compte à multiplier les tests et à engager des sommes énormes pour des améliorations négligeables de la santé des gens. Les compagnies d'assurance héritaient d'une fonction: assumer passivement les frais. 
 
          Pour être parvenu à intégrer dans une même démarche la production de services et l'assurance santé, le managed care a réussi à freiner les dépenses de santé. C'est en filtrant certains traitements ou certaines références aux spécialistes (gatekeeping) par l'estimation du coût/bénéfice que l'institution réalise son objectif. Mais c'est aussi en substituant progressivement la capitation ou la participation au profit à la rémunération à l'acte que ce nouvel aménagement contribue à susciter des économies. On découvre que ce régime réalise des économies variant de 10 à 40% relativement aux plans d'assurances traditionnels, et qu'il le fait sans compromettre la qualité des soins (David Dranove, The Economic Evolution of American Health Care, Princeton, 2000). Pas étonnant que la formule ait été importée dans de nombreux pays d'Asie et d'Europe de l'Est. Une menace pèse toutefois sur cette institution aux États-Unis, la « charte des droits des patients », actuellement débattue au Congrès américain. 
 
Rémunération et comportement du médecin et des infirmières 
 
          Le médecin pas plus que le reste d'entre nous n'obéit aux seules considérations professionnelles. Le régime de rémunération unique imposé aux médecins par le régime centralisé n'est pas de nature à atténuer la tentation des patients d'abuser du système. La même enquête Rand révélait que, dans les organisations de managed care qui prévoient la rémunération fixe des médecins, le budget de dépenses de santé par patient baisse de 28% relativement au régime de rémunération à l'acte. Le nombre d'admissions à l'hôpital et de jours d'hospitalisation diminue de 40%. Et sans impact notable sur la santé respective des patients de chacun des régimes. En général, le nombre d'actes médicaux est proportionnel au nombre de médecins dans un milieu. 
 
          Le souci matériel est aussi à l 'origine de la détérioration incessante du personnel infirmier. Ce seraient les femmes les plus talentueuses et les plus vouées à la profession qui auraient délaissé le secteur de la santé, ces dernières années. Avec le mouvement de « libération » et l'ouverture de débouchés plus payants et plus challenging dans d'autres disciplines, les plus ambitieuses et les plus capables ont cherché et trouvé leur épanouissement professionnel ailleurs. En conséquence de la logique politico-bureaucratique, le déclin progressif de la rémunération des infirmières relativement aux autres professions a entraîné l'exode des meilleurs cerveaux féminins de la profession d'infirmières. 
 
 
Articles précédents de Jean-Luc Migué
 
 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO