Montréal, 7 juillet 2001  /  No 85  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
 
SOLIDARITÉ BIEN ORDONNÉE
COMMENCE PAR SOI-MÊME
 
par Gilles Guénette
 
     « The only thing worse than a rock star is a rock star with a conscience, a celebrity with a cause. »
 
Bono, USA Today, 20 juin 2001
 
 
          La meilleure façon d'apprécier pleinement (et longtemps) ce qu'un artiste a à offrir, c'est souvent d'éviter d'en savoir trop à son sujet – moins on en sait sur ses convictions politiques ou sociales, moins on risque d'être déçu. Un exercice somme toute assez simple pour quiconque sait se tenir loin des revues spécialisées et/ou émissions de radio ou de télé consacrées à la chose artistique.
 
          Mais comme tout n'est pas si simple en ce bas monde, des fin finauds à l'âme missionnaire réussissent toujours à franchir la fine ligne qui sépare la « vraie » nouvelle de l'entertainment et à propager des idées qui quelquefois ont le don de nous faire déchanter. C'est le cas ces mois-ci de Bono, le chanteur de la formation irlandaise U2, qui s'est mis en tête de nous faire payer à tous les dettes des pays les plus pauvres de la planète. 

Bono Bloody Bono 

          Lors de son récent passage à Toronto, Bono déclarait devant des milliers de fans entassés au Air Canada Centre: « I don't normally thank politicians but your finance guy, Paul Martin, was good to us. And Canada, you're leading the way on debt issues. You've got to give him credit. » (National Post, 2 juin 2001) C'est que l'an dernier, les deux hommes se sont rencontrés à Prague lors d'une réunion de la Banque mondiale et du FMI. Le rocker s'était dit impressionné par le politicien (euh?) et le politicien, par le rocker... 
  
          C'était en l'an 2000, l'année du jubilé chez les chrétiens. Bono militait alors pour la Jubilee 2000 Coalition, un groupe de pression qui souhaitait que l'on marque l'arrivée du nouveau millénaire dans la générosité et qu'on annule les dettes du tiers-monde, question que celui-ci recommence à neuf. Comme la campagne (qualifiée de « one of the most effective global campaigns ever seen » par la Banque mondiale) n'a atteint qu'une partie de ses objectifs, la coalition s'est réinventée et s'est regroupée sous la bannière de Drop the Debt. 
  
          Et pour les membres de Drop the Debt, nul n'a le droit de réclamer des 41 des pays les plus pauvres de la planète qu'ils remboursent près de 200 milliards $ en dettes accumulées depuis 30 ou 40 ans, alors qu'une large portion de cet argent a été volé durant la Guerre froide par des dictateurs soutenus par les pays occidentaux. Nul n'a le droit de leur demander de rembourser leurs dettes alors que le simple fardeau des intérêts les empêche d'améliorer le niveau de vie de leurs citoyens. 
  

     « Les artistes et les politiciens sont bien placés pour nous donner des leçons de solidarité: ils sont constamment identifiés aux "bonnes causes" même s'il ne leur en coûte souvent qu'un peu de leur temps. »
 
          Qui va payer ces dettes si elles sont effacées? Bono ne semble pas avoir une vision très éclairée de la chose et les politiciens qu'il rencontre ne semble pas s'en offusquer outre mesure. Pourquoi s'en offusqueraient-ils? La plupart des milliards de dollars en cause ici appartiennent au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale, des organisations prêteuses financées par l'argent des contribuables des États-Unis et autres pays riches. C'est vous et moi qui en bout de ligne payeront pour leurs bonnes actions. 
  
Qu'ils payent tous! 
  
          Évidemment, il est beaucoup plus facile de mobiliser des politiciens qui ne demandent pas mieux que de dépenser votre argent et le mien – tout en s'achetant quelques votes ici et là – qu'une meute de consommateurs pris dans le maelström de la vie. Bien sûr, il est plus simple de faire appel à l'attirail politique que de remettre soi-même une partie de ses ventes d'albums ou produits dérivés (t-shirts, posters, revues), de ses royautés, du prix de ses billets de concerts ou de ses droits de diffusion... Ce n'est pourtant pas l'argent qui manque! 
  
          Rien que dans l'édition de juillet du magazine Business, on publiait la liste (et la valeur marchande) des 40 personnalités canadiennes âgées de moins de 40 ans les plus riches – les Céline Dion (164 502 000 $), Keanu Reeves (78 003 000 $), Shania Twain (69 508 000 $), pour ne nommer que ceux-là. Si des Canadiens réussissent à amasser de telles fortunes, imaginez ce que les Américains doivent amasser! Pourquoi ne pas approcher des artistes de renommée internationale et créer une sorte de « Artists Who Care Fund »? 
  
          Les artistes et les politiciens sont bien placés pour nous donner des leçons de solidarité: ils sont constamment identifiés aux « bonnes causes » même s'il ne leur en coûte souvent qu'un peu de leur temps. « [Bono]'s using his celebrity to drive an important issue. That's why I don't mind paying a lot of money to see his shows. » Le commentaire de Laura Barnes de North Reading, Massachusetts, résumait assez bien la répartition des rôles dans l'édition du 20 juin de USA Today: les artistes et les politiciens récoltent les éloges alors que c'est vous et moi qui faisons le gros de la besogne et payons la note. 
  
          Au lieu de forcer les honnêtes citoyens à être solidaires de leurs pet projects de l'heure, les Bono et Paul Martin de ce monde devraient militer dans ce cas-ci pour que les pays du tiers-monde adoptent des mesures économiques basées sur le capitalisme et le libre marché. Si le Soudan (dette de 16.1MM $), la Côte d'Ivoire (13.1MM $) ou l'Angola (11.0MM $) sont si pauvres, ce n'est pas seulement parce qu'ils sont endettés... 
  
  
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