Montréal, 1er septembre 2001  /  No 87  
 
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Pierre Lemieux est économiste et écrivain. www.pierrelemieux.org.
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ
 
L'ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT
 
par Pierre Lemieux
  
  
          « Qu'est-ce que la science économique a à voir avec le droit? », demande d'entrée de jeu David Friedman dans Law's Order, son récent ouvrage d'introduction à l'analyse économique du droit(1). En guise de première réponse, il donne l'exemple suivant. Supposons que la peine de mort s'applique au meurtre et que l'on songe à l'étendre au vol à main armée. La peine marginale (ou additionnelle) encourue par le voleur qui tuera sa victime sera alors nulle. Conséquence: plus de voleurs tueront leur victime. Ce qui relie l'économie au droit est donc que les lois établissent des incitations dont les conséquences peuvent être plus ou moins efficaces.
 
          L'analyse économique du droit étudie l'efficacité des règles juridiques. La discipline s'est développée surtout aux États-Unis à partir du début des années soixante, avec les travaux précurseurs de Ronald Coase, lauréat Nobel d'économie, et ensuite de Richard Posner, maintenant juge fédéral américain mais toujours très productif comme chercheur. N'importe quel domaine du droit et n'importe quel système juridique se prêtent aux techniques de l'économie, mais c'est surtout le droit anglo-américain qui a été soumis à l'analyse. Selon Ejan Mackaay, il existe maintenant des courants similaires dans plusieurs autres pays(2). 
 
          Dans la tradition néoclassique qui sous-tend l'analyse économique du droit, l'efficacité s'identifie à l'obtention de la plus grande valeur économique possible, étant bien entendu que l'évaluation se fait par tous les individus concernés. Il s'agit de maximiser le revenu sans s'occuper de sa répartition. 
 
          On démontre d'ailleurs que les règles légales sont incapables d'atteindre des objectifs de répartition puisque les conditions de l'échange s'adaptent automatiquement. Supposons que, afin de redistribuer le revenu des propriétaires vers les locataires, les pouvoirs publics imposent des normes minimums (salubrité, durée du bail, services, etc.) dans les baux de logements locatifs. L'analyse économique montre que les coûts imposés aux propriétaires se traduiront en hausse des loyers, en réduction d'autres avantages non réglementés ou en conditions plus onéreuses de location (exigences de garanties, etc.). Les locataires qui louaient les logements visés par la loi devront maintenant payer plus cher ou se priver de leur logement préféré. On aura nui à ceux que la redistribution voulait aider. 
  
          L'analyse économique sert aussi à comprendre ou à évaluer le droit criminel. Si les crimes, contrairement aux dommages relevant de la responsabilité civile, sont strictement interdits, c'est parce qu'ils ne font pas seulement redistribuer le revenu ou l'« utilité » (satisfaction) mais qu'ils engendrent aussi une perte nette. Dans le cas du vol, par exemple, le voleur obtient moins en valeur que la victime ne perd: si ce n'était pas le cas, le premier aurait pu offrir à la seconde un montant suffisant pour inciter celle-ci à lui vendre la chose convoitée. De plus, la concurrence sur le marché du vol fera que le voleur marginal (le petit truand sans talent particulier) gagnera à peine plus, compte tenu des risques de son métier, que dans une occupation honnête. Enfin, les victimes potentielles du vol consacrent des ressources à se protéger. Le vol détruit ainsi la valeur de plusieurs manières. 
 
Un système juridique efficace 
  
          Les conditions d'efficacité d'un système juridique sont, en résumé, les suivantes. Du côté du droit civil, les droits doivent être assignés aux personnes pour lesquelles ils ont le plus de valeur ou, sinon, pouvoir leur être transférés aisément par l'échange. Du côté du droit pénal, une sanction efficace « fera payer au criminel la valeur des dommages qu'il a causés » afin d'exercer un effet dissuasif et, si possible, de dédommager la victime. 
 
     « Plus les lois pénales sont efficaces pour punir les vrais criminels, plus grande est la tentation de ceux qui contrôlent l'État ou de leurs clientèles électorales d'employer la loi comme arme contre leurs concurrents politiques ou économiques. »
  
          David Friedman se demande dans quelle mesure un système juridique purement privé (sans État) est vraisemblable. Il propose plusieurs analyses et exemples historiques suggérant que l'idée n'est pas aussi invraisemblable qu'elle le semble à première vue. Le fait que, dans l'Angleterre du 18e siècle, les poursuites criminelles étaient intentées par des parties civiles donne une idée des perspectives nouvelles qu'ouvre l'argumentation de Friedman. 
  
          L'auteur met en lumière une autre question souvent négligée. Plus les lois pénales sont efficaces pour punir les vrais criminels, plus grande est la tentation de ceux qui contrôlent l'État ou de leurs clientèles électorales d'employer la loi comme arme contre leurs concurrents politiques ou économiques. De sorte que, à un certain niveau, l'inefficacité de l'État représente un avantage. 
 
          Quelles sont les limites de l'analyse économique du droit? Un problème méthodologique réside dans la notion même d'efficacité économique utilisée par les théoriciens de l'analyse économique du droit, qui exige de comparer l'utilité subjective obtenue par divers individus. De plus, le point de départ ou la répartition initiale du revenu affectera la valeur normative des résultats des processus d'échange. Par exemple, un marché libre des esclaves n'est pas efficace si on incorpore dans le calcul les préférences des esclaves eux-mêmes. De sorte qu'il existe bel et bien, comme semble l'admettre Friedman, « une limite à l'efficacité comme source du droit ». 
 
          Cette limite concerne aussi une autre question que Friedman n'examine pas: Dans quelle mesure le système juridique doit-il reposer sur des sanctions après le fait ou sur des contrôles administratifs a priori. Par exemple, au lieu d'imposer de fortes peines dissuasives pour les crimes violents, pourquoi ne pas mettre en détention préventive ou en liberté surveillée les individus les plus statistiquement susceptibles de commettre ces crimes? La tradition libérale occidentale, où une certaine conception de la liberté et des droits individuels sous-tend le concept d'efficacité, rejette cette solution. 
 
          L'indétermination de la notion d'efficacité économique explique peut-être, comme l'admet Friedman, pourquoi on peut parfois s'en servir pour rationaliser ex post une règle légale et son contraire – de même que, devant un résultat de l'évolution biologique, on trouve toujours une explication évolutionniste. 
 
          Cela étant, l'approche économique des phénomènes juridiques nous rappelle l'importance des conséquences des lois, qui dépendent plus des incitations individuelles que de la volonté des bien-pensants. Le livre de David Friedman démontre de manière magistrale l'utilité de cette manière de voir le monde. 
 
 
1. David D. Friedman, Law's Order. What Economics Has to Do with Law and Why It Matters (L'ordre juridique. Qu'est-ce que l'économie a à voir avec le droit et pourquoi la question est importante), Princeton University Press, 2000. Version web à www.best.com/~ddfr/laws_order/>>
2. Ejan Mackaay, L'Analyse économique du droit, vol. 1: Fondements, Montréal et Bruxelles, Éditions Thémis et Bruylant, 2000.  >>
 
 
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