Montréal, 1er septembre 2001  /  No 87  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
 
SENSIBILISEZ-MOI.COM
 
par Gilles Guénette
 
 
          Vous êtes-vous fait sensibiliser récemment? On dirait qu'il ne se passe pas une journée sans que quelqu'un quelque part ne nous sensibilise à un problème ou une réalité sociale quelconque. Les messages nous arrivent de partout: dans le journal au petit déjeuner, à la radio en chemin vers le bureau, sous forme de publicités au cinéma ou à la télé, durant les nouvelles avant de se coucher. 
  
          Les sensibilisateurs sont souvent les mêmes: les syndicats, les groupes d'intérêt, les associations professionnelles, l'État, etc. En jeu? Du fric et des emplois et, on voudrait le croire, le bien-être des citoyens...
 
          On nous sensibilise aux phénomènes sociaux (la violence faite aux femmes, la pauvreté, le SIDA) ou aux dangers pour la santé (la baignade, l'alcool au volant, la cigarette), aux enjeux mondiaux (le réchauffement de la planète, le clonage, la mondialisation) ou plus locaux (les conditions de travail des infirmières, l'« exploitation » des jeunes par le géant McDo, le sort du français au centre-ville).  
  
          La campagne de publicité et celle de relations publiques sont les deux méthodes les plus souvent utilisées pour nous sensibiliser. Dans le premier cas, les supports privilégiés pour rejoindre un public-cible sont plutôt reconnaissables – une pub, est une pub, est une pub... –, dans le second, les choses se corsent – bienheureux qui sait différencier revendication et information. 
  
Pub101 
  
          Sur un fond noir, les mots « Seins », « Cuisses », « Hanches », « Fesses » se succèdent. Des mains d'hommes les caressent comme s'il s'agissait de la vraie chose. Une voix de jeune adolescente dit: « Si on te touche où que tu veux pas, ça aussi c't'une agression sexuelle » et les mots « Non » puis « Parler, c'est grandir » apparaissent à l'écran pour être aussitôt remplacés par l'adresse www.agressionsexuelle.com. 
  
          Il s'agit de la toute dernière campagne de sensibilisation signée « Québec » maintenant à l'affiche dans un mégaplexe près de chez vous. Destinée aux adolescent(e)s de 11 à 17 ans, elle se veut avant tout un lien entre l'État – avec tout ce qu'il comporte d'organismes d'aide et d'intervenants sociaux – et l'adolescent(e) abusé(e) sexuellement (ou risquant de l'être) qui, pour quelque raison que se soit, n'en parle pas. 
  
          Sur le site en question, on dit: « Si tu as été victime d'une agression sexuelle, surtout, ne garde pas ça pour toi: parles-en à quelqu'un (ressources du milieu, personnes de confiance, etc.). » La seule référence à quelqu'un qui pourrait ressembler de près ou de loin à un parent se trouve ici, dans ces « personnes de confiance » – remarquez que ça pourrait être un professeur, un(e) ami(e) ou un médecin. Tout l'espace du site est consacré aux « ressources du milieu ». 
  
          « Tu peux t'adresser à ton CLSC. Tu peux en parler tout de suite avec Tel-jeunes [numéros de téléphone et liens fournis]. Tu peux prendre contact avec les intervenantes des Centres d'Aide et de Lutte contre les Agressions à caractère sexuel (CALACS). Les Centres d'Aide aux Victimes d'Actes Criminels (CAVAC) sont aussi là pour t'offrir un soutien [générateur de liens pour t'aider à localiser "le centre d'aide et de prévention le plus près de chez toi" fourni]. » 
  
          Quand les intervenants sociaux disent: « parles-en à quelqu'un », ils n'ont pas les parents du jeune « dans le trouble » en tête, ils pensent à eux et/ou à leurs collègues de travail. C'est bien connu, les parents n'ont pas le temps ni les qualifications pour éduquer adéquatement leurs enfants. Surtout lorsqu'il s'agit de questions aussi délicates que l'agression sexuelle. L'État est bien mieux placé pour s'en charger! 
  
          Pour ceux qui ne se seraient pas fait agresser ou qui ne seraient pas nécessairement en danger de l'être – ça arrive même dans les meilleures familles! –, on offre l'option « Envoie cette page à un(e) ami(e) », question de sensibiliser ceux qui pourraient l'être et de générer du trafic sur le site... 
  
          On ne dit pas combien a coûté cette campagne contre les agressions (pub + site), mais pour ceux qui ne disposeraient pas des moyens de l'État, les campagnes de relations publiques sont une alternative des plus correctes pour passer un message. De plus, elles ont l'avantage de « venir avec » un réseau de journalistes et de communicateurs de gauche des plus dédiés. 
  
Médias en trois 
  
          Si la publicité sociétale vise avant tout à faire connaître la panoplie de programmes offerts à la population, l'exercice de relations publiques, lui, est utilisé dans un but très précis, quoiqu'inavoué: celui de détourner vers soi les fonds publics ou d'améliorer ses conditions de travail aux frais de la collectivité.  
  
     « Si la publicité sociétale vise avant tout à faire connaître la panoplie de programmes offerts à la population, l'exercice de relations publiques, lui, est utilisé dans un but très précis, quoiqu'inavoué. »
 
          Les incontournables d'une bonne campagne sont: 1) le point de presse, dans lequel on décrit la situation, ou la manifestation, dans laquelle on la crie; 2) un ou des témoignages de personnes (de préférence, des femmes, mono-parentales) afin de mettre un visage sur la « problématique » et démontrer le sérieux de la chose; 3) une ou des études statistiques qui appuient ce qu'on dit; et 4) un ou des sondages qui démontrent qu'on a l'appui de la population. 
  
          Les journalistes (eux-mêmes syndiqués et quasiment à l'emploi de l'État) se font habituellement un plaisir de couvrir ce genre de dossiers. Il suffit de leur fournir un angle de traitement punché et/ou intelligent et la couverture est assurée. Ils se font un plaisir de créer le « débat » car ils savent que c'est « pour une bonne cause » et qu'ils s'assurent d'éventuelles retombées journalistiques. 
  
          Ainsi, presque toutes les nouvelles télé, radio, journaux, sont constituées de résumés à peine modifiés de communiqués de presse, de comptes rendu de points de presse et de réactions 1) du ministre responsable, qui en profite pour annoncer un « important investissement » par son gouvernement et pour parler de retombées économiques, 2) du porte-parole syndical et 3) de l'intervenant social. 
  
          Dans ce sens, les résultats d'une campagne de relations publiques bien menée sont relativement prévisibles pour quiconque sait comment la présenter. 
  
Public-cible 
  
          L'achalandage aussi minime soit-il d'un site comme www.agressionsexuelle.com ne peut qu'amener le politicien à conclure à un réel besoin dans ce secteur. Pourtant, difficile d'imaginer des milliers de jeunes se ruer vers leurs ordinateurs pour le visiter. Même chose pour les gens « normaux » qui rechercheraient les occasions de se faire sensibiliser: à moins de manquer drastiquement d'imagination, ils ont sans doute mieux à faire dans la vie! 
  
          Les sites consacrés aux campagnes de sensibilisation visent en fait les gens des milieux dont ils traitent et les journalistes qui s'y intéressent. Ils visent à donner l'impression que l'État s'occupe du bien-être de ses ouailles. Mais le vrai monde, ceux qui vivent dans la réalité, ça leur passe dix pieds par-dessus la tête! – ce qui est malheureux car leur silence est souvent pris comme un signe d'approbation.  
  
          De la même façon, une campagne de relations publiques bien orchestrée ne peut qu'attirer la sympathie d'une partie de la population et résulter en un déblocage de fonds. Qui peut contester que tout le monde devrait vivre dans un environnement propre? Que tout le monde devrait pouvoir se loger et se nourrir? Que tout le monde devrait être en santé? 
  
          Les sensibilisateurs ont-il réellement un impact sur les perceptions ou bien prêchent-ils à des convertis? Difficile à dire. Leurs campagnes tiennent pour acquis que les gens sont des imbéciles incapables de prendre soin d'eux-mêmes, d'évaluer adéquatement les risques, de faire face aux dangers de la vie et de prendre les bonnes décisions. Sans doute que la plupart de ceux qui s'intéressent à ces messages sont déjà convaincus ou conscients de la problématique; les autres s'en foutent ou rien ne les fera changer d'avis. 
  
          L'industrie de la sensibilisation est devenue chez nous une affaire de gros sous avec les années. Elle est devenue, pour un groupe de privilégiés, un moyen d'aller chercher toujours plus aux dépens de la majorité. Son but n'étant pas tant d'améliorer la qualité de vie des citoyens que d'améliorer celle des sensibilisateurs. 
  
          Assez sensibilisés? 
  
  
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