|
Montréal, 1er septembre 2001 / No 87 |
|
par
Brigitte Pellerin
Les grands principes politico-philosophiques, c'est bien. Très bien, même. Surtout dans l'abstrait. Les problèmes se pointent lorsqu'il s'agit de faire cadrer tout ça avec les réalités souvent conflictuelles de la vie de tous les jours. Prenez la vengeance, tiens. Comment concilier ce désir somme toute bien humain avec un code moral grandement influencé par un libertarianisme sans peur et sans reproche? |
La
paix
Être libertarien, pour moi, signifie être libre de vivre ma vie comme bon me semble, du moment où ce faisant, je ne nuis à personne. Pour prendre un exemple relativement bénin, j'exige qu'on me fiche la paix et me laisse tranquillement fumer ma dizaine de clopes par jour. En échange, je promets de faire bien attention de ne pas emmerder les autres avec ma boucane. Et à ceux qui ne manquent jamais de se ramener avec l'argument voulant que les fumeurs coûtent cher au système de santé, je dirai ceci: non seulement je ne crois pas à vos salades – les fumeurs tendent à crever plus jeunes et au terme de maladies qui ne durent généralement pas bien longtemps –, mais en plus je ne fais partie d'aucun système public de santé. Eh oui. Y'en a eu tellement marre de leur médecine communiste que j'ai fini par jeter tout ce qui ressemblait à une carte-soleil par-dessus bord. Le jour où j'aurai besoin d'un hôpital, j'exigerai de payer pour les soins requis. Mais étant donné que je prends mes responsabilités en faisant attention à ma petite enveloppe corporelle (de la bonne bouffe grano, de l'exercice tout plein et huit heures de sommeil réparateur), je ne crois pas avoir besoin de leurs services (sic) anyway – en-dehors des accidents toujours possibles, bien entendu. J'exige qu'on me laisse vivre en paix, et je fais très attention de ne rien faire qui puisse empêcher le reste de l'humanité de faire de même. Cela dit, que faire lorsque quelqu'un me cause du tort? Dois-je céder à la tentation de leur rendre la monnaie de leur pièce, ou dois-je plutôt me retenir étant donné que mon code moral refuse de me laisser taper sur la gueule du voisin? Dans les cas d'auto-défense immédiate, pas de problème. Quand il s'agit de repousser un énergumène surgi de nulle part qui en veut à ton porte-monnaie ou à ta culotte, il n'y a pas beaucoup de place pour la nuance. Mais que faire lorsque la personne qui vous a fait du mal n'est que vaguement consciente de la gravité de gestes posés dans un passé plus ou moins lointain? Que faire lorsque rien ni personne n'arrive à faire comprendre à l'abruti en question que ses actions passées sont inacceptables? 1047 jours Je pourrais vous ennuyer longtemps avec des histoires personnelles, mais j'ai choisi plutôt de vous causer d'une affaire qui a occupé beaucoup d'espace dans les journaux anglos du week-end dernier. Celle de Jamie Nelson, condamné en 1996 pour viol sur le seul témoignage de la
Il se trouve que récemment, les autorités policières et judiciaires, à la lumière de plusieurs condamnations à l'encontre de Mme Fordham pour avoir menti et monté de fausses allégations d'agressions, certaines sexuelles, contre différents hommes, ont commencé à avoir des doutes. Réalisant que la donzelle avait fait appel à la police au-delà de 50 fois ces dernières années, et que sur ces appels, 7 étaient pour agressions sexuelles, les autorités se sont repenchées sur le cas Nelson. Devinez? C'est ça: il sont parvenus à démontrer qu'elle avait menti dans ce cas-là aussi. Alors voilà, après avoir laissé Nelson croupir en taule pendant trois ans et demi, la justice vient de réaliser qu'elle s'était gourée et a acquitté, rétroactivement, Nelson pour le viol de Fordham. Ça doit faire un peu de bien, mais tout de même… Le mec, maintenant âgé de 34 ans, a passé 1047 jours en prison pour un crime qu'il n'a jamais commis. Simplement parce qu'une femme a menti à un juge. Dilemme Si vous étiez à la place de Nelson, auriez-vous envie de lui casser la figure, vous? De l'envoyer en taule à son tour, de la poursuivre jusqu'à sa dernière cenne?(2) Là est tout le dilemme: doit-on ou non céder aux passions vengeresses même lorsque, en bon libertarien, on ne croit pas avoir à empêcher quiconque de recommencer ses manigances avec quelqu'un d'autre? Que faire quand on ne se sent pas l'obligation de rendre service au reste du monde en donnant une bonne leçon à quelqu'un qui, manifestement, en a bien besoin? Céder à ses passions en l'absence de raison morale n'est rien d'autre que ça: céder à ses passions. Cela revient à laisser la rage et la rancune prendre le dessus sur nos beaux grands principes. Si je n'ai aucune obligation morale de faire quoi que ce soit pour mes contemporains sauf les laisser vivre leur vie comme bon leur semble, je n'ai aucune raison objective de chercher à me venger. Comme C.S. Lewis l'a si bien exprimé dans The Abolition of Man, Quand on se présente comme un être doué de raison qui aspire à vivre de façon cohérente selon un code moral qu'on souhaite bien élaboré, doit-on conclure que de céder à un désir vengeur n'est rien de plus qu'une preuve de faiblesse? Difficile à dire, n'est-il pas? Je n'en suis pas encore complètement convaincue. Peut-être qu'après tout, la solution se trouve dans le Talmud:
|
<< retour au sommaire |
|