Montréal, 29 septembre 2001  /  No 89  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LA FRANCE ANTILIBÉRALE:
UNE ÉTRANGE COMPLICITÉ
 
par Jean-Louis Caccomo
  
  
          Il existe, dans l'opinion publique française, un fort courant de sympathie pour les idées et les mouvements « antimondialisation », comme le montrent le succès de l'association ATTAC(1) et la popularité d'un José Bové. Or, tous ces mouvements réduisent en fin de compte les États-Unis d'Amérique à une « jungle néolibérale qui ne doit sa richesse qu'au pillage du tiers-monde par l'entremise de ses multinationales arrogantes ». Toute analyse sérieuse des faits dément une telle perspective, réduisant à néant de telles inepties; mais ces militants sont peu sensibles à l'analyse car ils sont animés d'une telle foi antilibérale qu'elle débouche inéluctablement sur une haine de l'Amérique.
 
          Du coup, passés les premiers instants de stupeur, de choc et d'émotion, ils commencent à être nombreux ceux qui, en France, sans trop le dire explicitement, considèrent que ces attentats, qui ont frappé au coeur de la « mondialisation capitaliste et financière », seraient en quelque sorte prévisibles et… mérités. Ces événements sont trop proches pour qu'ils se prêtent à mon humble analyse mais je voudrais rebondir sur ces réactions pour m'intéresser, dans cette chronique, à ce sentiment antilibéral qui transcende le clivage gauche/droite en France et qui constitue le fondement d'un anti-américanisme chronique dans notre pays. 
 
L'épouvantail libéral 
 
          « Les deux pays d'Europe où l'initiative entrepreneuriale s'est manifestée pour la première fois sous ses formes modernes sont les Pays-Bas et l'Angleterre qui, pour les uns se sont libérés en 1581 du joug espagnol en se transformant en État libre, et pour l'autre s'est débarrassée un siècle avant la France de sa monarchie absolue »(2). La France a une lourde tradition monarchique centralisatrice doublée d'un passé catholique tout aussi prégnant dans les esprits. Alors que plus de la moitié de la richesse nationale transite aujourd'hui par les administrations de l'État, la gauche et la droite françaises se retrouvent, à l'occasion de chaque consultation électorale, autour d'une critique toujours plus acerbe de l'économie de marché. Moins la société française est libérale, et plus ses représentants mettent sur le compte du libéralisme la plupart de ses maux. 
 
          Il est vrai que les absents ont souvent tort et les ténors de la politique savent que, pour remporter le plus grand nombre de voix, il est commode d'effrayer le plus grand nombre de personnes possible en agitant l'épouvantail libéral. De l'extrême droite à l'extrême gauche, c'est à qui récitera au mieux le refrain consacré de « l'horreur économique » et du néocolonialisme yankee. Les citoyens sincèrement inquiets se tourneront naturellement vers les listes les plus « sociales » quand les autres ignoreront simplement un discours politique toujours plus simplificateur à force d'être démagogique. Au-delà des querelles convenues qui marquent les frontières des clivages politiques, il y a dans cette allergie collective au libéralisme comme la trace historique d'une étrange complicité. 
 
          Le marché implique une mobilité socioprofessionnelle qui peut faire en sorte qu'un individu d'une classe modeste arrivera à des postes de responsabilité ou, à l'inverse, un bourgeois d'une famille établie tombera dans la déchéance. La droite conservatrice la plus réactionnaire a longtemps cautionné un ordre social fondé sur l'inégalité et la reproduction « héréditaire » de cette inégalité. De ce point de vue, le principe de mobilité sociale des individus constitue un élément subversif pour la droite conservatrice française. 
 
     « Le débat politique en France tourne essentiellement autour des positions des interventionnistes de droite et des interventionnistes de gauche; autant dire qu'un Berlusconi, un Reagan ou une Thatcher n'a aucune chance de faire carrière au pays de l'État-providence. »
 
          De son côté, la gauche identifie le marché au principe marxiste de « l'exploitation de l'homme par l'homme », l'argent représentant le véhicule de cette exploitation. Dans ce contexte, l'État doit prendre en main les affaires économiques pour contrecarrer le principe d'exploitation que porte en son sein tout projet capitaliste. 
 
          Le débat politique en France tourne donc essentiellement autour des positions des interventionnistes de droite et des interventionnistes de gauche; autant dire qu'un Berlusconi, un Reagan ou une Thatcher n'a aucune chance de faire carrière au pays de l'État-providence. Et si seuls les plus lucides avaient compris que le libéralisme n'avait pas la faveur d'une extrême droite viscéralement nationaliste et farouchement conservatrice, le plus grand nombre aura compris dorénavant que le libéralisme n'a pas beaucoup de place au sein de la droite plus modérée non plus et qu'il y a sans doute plus d'espoir de changements à attendre d'une gauche durablement installée au pouvoir et contrainte de composer avec la réalité des forces du marché. 
 
L'héritage du catholicisme 
 
          La tradition catholique n'a pas non plus arrangé les choses en comparaison de l'influence de la religion protestante sur les mentalités anglo-saxonnes. L'Église catholique a toujours été critique vis-à-vis de l'argent, du commerce et du travail. Elle fut, d'un côté, la caution morale d'une droite franchement hostile au progrès économique et, de l'autre côté, le vecteur de développement d'un courant social fondé sur la charité et la solidarité.  
 
          Pourquoi vouloir changer sa condition dans cette vie terrestre alors que le bonheur éternel viendra récompenser les plus modestes au paradis? D'autant que le travail des hommes allait nécessairement dépraver un état naturel considéré comme l'expression de la volonté divine. C'est peu dire que ce fatalisme religieux ne convient guère à l'esprit entrepreneurial des économies de marché. A contrario, dans la religion protestante, le travail agit comme l'instrument de la révélation et la réussite personnelle est interprétée comme le signe tangible de la prédestination: « […] le travail sans relâche dans un métier est expressément recommandé comme le moyen le meilleur. Cela, et cela seul, dissipe le doute religieux et donne la certitude de la grâce »(3). 
 
          Notre société s'est, pendant des siècles, reproduite sur la base d'une organisation inégalitaire fondée sur l'appartenance héréditaire à des ordres: les nobles avaient de l'argent sans travailler et celui qui réussissait dans la société par son effort était considéré comme un roturier en quête d'anoblissement; le peuple travaillait sans aucune possibilité d'enrichissement, tant les impôts étaient lourds. 
 
          Dans cette société d'Ancien Régime, la crainte légitime d'une confiscation était telle que les acteurs du développement économique devaient dissimuler leurs profits quand ils ne pouvaient cacher le produit de leur activité. Une partie de l'activité économique se développait en marge de la loi tellement l'espace des réglementations et des contraintes était imposant. L'arbitraire des administrations – vouées aux caprices de hauts fonctionnaires qui s'évertuaient à gagner la faveur du roi –, les entraves à l'accès au marché et une législation hostile au profit ont longtemps contraint les acteurs économiques à enfreindre la loi. D'une certaine façon, la France antilibérale d'aujourd'hui en est toujours à combattre ces démons d'Ancien Régime. 
 
 
1. Avant les attentats, tous les candidats à l'élection présidentielle en France étaient conduits à se positionner par rapport aux thèses de l'association ATTAC, qui défend, entre autres, l'idée de l'instauration de la taxe Tobin alors que Tobin lui-même, Lauréat Nobel d'économie et défenseur du libre-échange, dénonce l'utilisation farfelue qui est faite de son nom.  >>
2. Michel Drancourt, Leçon d'histoire sur l'Entreprise de l'Antiquité à nos jours, Collection Major, P.U.F., Paris, 1998, p. 5.  >>
3. Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Éditions Plon, Collection Agora, Paris, 1985 (1904), p. 128.  >>
 
 
 
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