Montréal, 29 septembre 2001  /  No 89
 
 
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Yvan Petitclerc est professeur de français et traducteur.
 
OPINION
  
IDÉOLOGIE, RELIGION, SEXE, RACE: 
LE RITUEL DES EXCUSES PUBLIQUES
(première partie)
 
par Yvan Petitclerc
  
  
          En octobre 1996, soit seulement quelques semaines après sa nomination à titre de lieutenant-gouverneur du Québec, Jean-Louis Roux se retrouvait à devoir subitement démissionner. Cela faisait suite à certaines confidences faites au sujet de son passé au magazine L'actualité dans lesquelles il avouait avoir déjà arboré, sous le couvert de la soi-disant fanfaronnade, la croix gammée nazie. Au-delà de cet incident, se posait alors avec une acuité particulière la question du passé du Québec. Et si la véritable conclusion devant être tirée de cet événement se situait ailleurs? Si au jeu systématique de la fouille des cadavres tout le monde y perdait encore plus?
 
          En tous cas une chose est certaine. D'une tentative d'en arriver à une juste évaluation historique des choses, nous sommes aujourd'hui passé à une nouvelle forme de « sport » des plus singuliers. À savoir le jeu du rituel des excuses publiques. 
  
Le chanoine Groulx vs le pornographe juif 
  
          Au même moment que l'affaire Roux, l'organisme de défense des droits des Juifs B'nai Brith demandait que le nom de la station Lionel-Groulx soit changé pour celui du cardinal Paul-Émile Léger. L'organisme voyait bien sûr dans le nom du chanoine Groulx une référence inacceptable à certaines conceptions xénophobes et antisémites du personnage. Quelques semaines plus tard le vice-président de l'organisme Stephen Scheinberg faisait d'ailleurs parvenir une lettre ouverte à un quotidien de Montréal appuyant alors sa requête de propos tenus par l'Abbé Groulx lui-même: « De l'argent, il est prêt à en faire de tout bois. Ici encore, comme il arrive de trouver le Juif au fond de toutes les entreprises de pornographe: livres, théâtres, cinéma, etc. » Peu de temps après, c'était au tour du chroniqueur Michel Vastel de renchérir, affirmant implicitement que si les francophones devaient s'excuser pour Lionel Groulx, les Juifs devraient le faire pour avoir tué le Christ. Autre ronde d'excuses exigées on s'en doute bien.   
  
          Le meilleur restait cependant encore à venir. Au mois de février 1997, un article publié dans un grand quotidien allemand suscite l'indignation du monde politique québécois. Fruit d'un certain Robert Rossman, le Québec y est alors décrit comme un nid d'antisémitisme, tout en affirmant que dans la désormais tristement célèbre expression « l'argent et les votes ethniques », le mot argent référait implicitement aux Juifs. Il n'en fallait alors pas plus à M. Rossman pour sauter aux conclusions et déclarer le Québec en proie aux mêmes tendances que l'Allemagne des années 1930. 
  
          Or, environ un mois plus tôt, une publicité pleine page paraissait dans le International Herald Tribune. Celle-ci, adressée au chancelier Helmut Kohl, portait alors la signature de noms tels que Dustin Hoffman, Goldie Hawn, Mario Puzo, Larry King, Oliver Stone, Aaron Spelling, etc. On y pressait alors le gouvernement allemand de mettre un terme à la honteuse persécution organisée contre les adeptes de la scientologie, affirmant que si « dans les années 30, c'étaient les juifs, aujourd'hui ce sont les scientologistes ». L'histoire a parfois de ces cruelles ironies. Quand cette même ironie n'est pas double. 
  
          Peu de temps après cet événement, un leader de la communauté juive, Ignatz Rubis, s'en prenait lors d'un débat au leader scientologiste Barbara Leiser en lui demandant comment les scientologistes osaient faire un tel parallèle? « Où vos livres ont-ils été brûlés, » demanda-t-il. Cette même ironie devait d'ailleurs refaire surface lors de la campagne électorale israélienne de 1999. S'attaquant sur leurs slogans respectifs, le premier ministre sortant Benjamin Netanyahu avait alors accusé son adversaire Ehud Barak d'avoir un slogan... fasciste.(Globe and Mail, 3 février 1999). Peu de temps après, c'était au tour des ultra-orthodoxes de manifester contre la Cour suprême et de traiter celle-ci... d'antisémite. Dans les deux cas, on ne précisait pas qui fut sommé de s'excuser à qui! 
  
Jewish American Princess  
  
          Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le jeu de l'excuse rituelle et des accusations de nazisme tous azimuts est loin d'être confiné uniquement au Québec. Les États-Unis nous offrent ainsi de savoureux exemples. 
  
          Depuis les débuts de sa carrière jusqu'à sa fin, le chanteur Frank Zappa n'a jamais reculé devant la controverse. Une attitude qui lui coûta dans le passé de se voir dénoncer par la ligue anti-diffamation du B'nai Brith à cause de l'une de ses chansons intitulée « Jewish Princess » dans laquelle il chantait: « With over-worked gums, who squeaks when she cums ». Refusant d'acquiescer à la demande de la ligue anti-diffamation du B'nai Brith, Zappa expliqua au magazine Playboy que certaines personnes voulaient convaincre le monde que les JAP (Jewish American Princess) n'existaient pas mais qu'il était désolé et que quant à lui, « les faits parlaient d'eux-mêmes ». En fait non seulement les JAP existent-elles, mais seraient-elles absentes qu'il faudrait les inventer. 
  
  
     « Le problème de l'autocensure est devenu tellement étouffant qu'on ne peux même plus défendre une chose un peu controversée parce que la règle implicite fait en sorte qu'il nous faut même prévoir que d'autres puissent récupérer nos propos à des fins malsaines. » 
 
  
          Annie Sprinkle, fille juive de deux parents intellectuels de Los Angeles, ne pourrait pas présenter de shows tels « Sluts & Goddesses ». Sans les JAP, il n'y aura pas de liste où elle explique pourquoi les putes sont ses héros ou encore comment le sexe fait « un excellent cadeau pour les Bar Mitzva »; Bette Midler qui a commencé sa carrière de chanteuse dans les bordels, ne pourrait pas être devenue une incontournable icône du monde gay; Joan Rivers n'aurait pas fait au long de sa carrière d'animatrice des talk shows avec des titres tels « Sexy vs. Sleazy ». 
  
          Sans les JAP, on n'aurait pas eu droit non plus à la savoureuse affaire Heidi Fleiss, « The Hollywood Madam »; Barbra Streisand n'aurait pu appeler au boycott de l'État du Colorado après que celui-ci eut passé par voie de référendum une loi limitant les droits des gays; Roseanne n'aurait pu demander à Gennifer Flowers, ex-maîtresse de l'ex-président Clinton, si elle l'avait fouetté et Lori Leibovich n'aurait pu nous donner ces savoureux commentaires sur l'affaire Clinton-Lewinsky: « The term is hauting me again. Admit it – you think Monica is a JAP. Since the beginning of the scandal, Monica's ethnicity has defined part of her persona. First her name is conspicuous. There's no denying your roots with a mouthful of Eastern European jewish etymology like Lewinsky [or Leibovich]. The ethnic stereotype is bolstered by the fact that her father is a wealthy politically liberal Beverly Hills doctor. When the famed semen-stained dress made the news, a friend of mine quipped. "I bet she was psyched that the dress was from Gap and not Neiman Marcus." » (Salon, 6 octobre 1998) 
  
          Non seulement serait-on privé de bien du plaisir, mais en plus s'il n'y avait pas de Juifs dans l'industrie des communications et du sexe, Howard Stern ne pourrait dire « je sais ce que mon public aime: "pénis et vagin" »; Jerry Springer ne pourrait pas symboliser l'animateur de talk show savoureusement décadent avec combats de lesbiennes en direct, il n'y aurait pas eu Andrew Dice Clay et Serge Gainsbourg (né Ginzburg) n'aurait pas pu chanter Inceste de citron avec sa fille Charlotte. 
  
Puritanisme américain  
   
          Le problème de l'autocensure est aujourd'hui devenu tellement étouffant qu'on ne peux même plus défendre une chose un peu controversée parce que la règle implicite fait en sorte qu'il nous faut même prévoir que d'autres puissent récupérer nos propos à des fins malsaines. Aux États-Unis, Camille Paglia a défendu avec peut-être le plus d'acharnement le droit des homosexuels, a fait l'éloge de la prostitution et a plaidé pour un nouveau féminisme. Mais pour avoir écrit que oui, le monde gay est décadent et que oui, « women are bitches », que d'insultes a-t-elle dû subir de la part de ceux et celles-là mêmes qu'elle défend! Oui, il y a des Juifs dans l'industrie du sexe. Et après? Tant mieux! Et tant mieux en plus s'ils sont loin d'être les seuls. Robert Mapplethorpe n'a pas été l'exemple le plus catholique que l'on ait connu. L'ex-coqueluche de Playboy, Jenny McCarthy, a été élevée dans une école catholique stricte. Quant à Camille Paglia, elle notait un jour, admirative, la riche imagination pornographique des ex-catholiques (Madonna, Mapplethorpe, Warhol, etc.). 
  
          Moins de 10% des Québécois francophones sont aujourd'hui pratiquants et plus de 90% des jeunes qui se drapent dans le fleurdelysé seraient sans doute incapables de dire qui est Lionel Groulx. Lorsque sur le site du Congres juif Mondial je lis que « le père Lionel Adolphe Groulx est qualifié de saint patron du nationalisme québécois moderne » – ce qui met tout partisan de l'indépendance implicitement dans le même paquet –, ça ne me fait pas leur réclamer des excuses, ça me fait éclater de rire, c'est tout. 
  
          Et puis tant qu'à demander un changement de nom pour la station pourquoi pas le collège? Pourquoi ne pas avoir demandé à Ford de faire la même chose? (le 7 juillet 1927, Henry Ford était contraint par la justice de s'excuser de propos antisémites). Pourquoi ne pas demander à Lagerfeld de renoncer à utiliser le nom Chanel? (Coco Chanel eut une liaison avec un officier Nazi). Question: Aux États-Unis, des leaders noirs musulmans demandent à ce que certains bâtiments publics baptisés en l'honneur de George Washington ou d'autres présidents américains soient renommés parce que ceux-ci ont déjà possédé des esclaves noirs. Les organisations juives sont-elles en faveur d'une telle résolution?... 
  
          De toute façon, entre une Jewish American Princess new-yorkaise décadente et une pure laine (députée bloquiste) telle Suzanne Tremblay implorant les Québécois a voter pour le Bloc parce que le vrai nom de Jean Charest n'est pas « Jean » mais bien « John », je n'ai pas besoin de réfléchir longtemps. Je prends la première sans l'ombre d'une hésitation. 
  
          Et puis, faudrait-il que je grimpe dans les rideaux quand le regretté Mordecai Richler écrit qu'une bonne majorité de Québécois dits « pure laine » descendent en fait de filles du roi, ou de putes (hookers)? Quand Howard Stern a dit ne pas aimer les Français et les Québécois, lors de l'une de ses premières sorties en ondes canadiennes, le Congrès Juif section Québec a condamné ses propos comme étant antifrancophones et le Journal de Montréal a titré « Howard Stern crache sur les Québécois ». Or considérant que Stern avait alors aussi affirmé que le français était en Amérique du nord aussi insignifiant que le Yiddish, on aurait fait beaucoup mieux de part et d'autre de demander l'opinion d'élèves ou de professeurs de l'école Bialik. Là où, outre l'hébreu et l'anglais, on y enseigne également... le français et le yiddish. Plutôt que deux autres manifestations d'hypersensibilité paranoïaque, on aurait alors peut-être eu au moins droit à quelques savoureux commentaires... 
   
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