Montréal, 29 septembre 2001  /  No 89  
 
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François Morin est conseiller financier dans la région de Québec.
 
BILLET
 
GÉRANTS D'ESTRADE DEMANDÉS
 
par François Morin
  
  
          Un de mes plaisirs les plus chers, c'est de partager ma table avec ceux que j'aime. Un samedi soir, entre amis, où vin et porto sont bien présents, voilà une soirée mémorable à mes yeux. À chaque petite fiesta, on en arrive inexorablement à discuter d'un sujet plus ou moins universel. Naturellement, les sujets les plus appréciés reviennent de souper en souper. En particulier le sexe! Quoi de plus merveilleux que le sexe! Nous aimons tous ça et c'est gratuit! Terrain connu, facile et source inépuisable d'échanges. 
 
          La semaine dernière nous avons quelque peu bifurqué. Le discours s'est déplacé vers un sujet que je n'initie jamais, mais pour lequel je ne manque pas d'intérêt: les salaires. Oh, oh, sujet très délicat sur lequel j'ai une vision, disons, quelque peu différente de celle de mes amis. Lors de tels échanges, je passe bien souvent pour un monstre insensible aux réalités des plus démunis. Je suis en quelque sorte le Satan des temps modernes, un néolibéral ou quelque chose du genre. En tout cas, c'est l'étiquette qu'on me donne. C'est l'une des raisons pour lesquelles je n'entre dans ces discussions qu'avec des gens que je connais bien, et même là... 
  
Faisons payer les riches 
  
          Le discours à la mode semble être l'écart entre les riches et les pauvres. C'est en tout cas cette tangente qu'a prise notre discussion. Mes amis s'indignaient des salaires faramineux des présidents de compagnies, des athlètes professionnels, des chanteurs pop, etc. Alors que nous ne gagnons que des clopinettes, ces gens font fortune en se versant des salaires mirobolants, en chargeant des prix exorbitants pour leur concert ou spectacle sportif. 
  
          Naturellement, on cherchait la manière de réduire ces écarts. Un des convives suggère un plafond salarial pour tous. Dans le fonds, gagner un ou dix millions par année, ça change quoi? Bon, voilà que j'entre en scène: en quoi le fait que quelqu'un d'autre gagne dix millions par année m'enlève quoi que ce soit? Aie! Aie! Aie! je suis lancé!... On me regarde avec de gros yeux. Le voilà qui recommence! 
  
          « Si le président gagnait moins, nous en aurions plus dans nos poches.» « Le prix des billets de hockey serait raisonnable, accessible à tous. » « Payer 150 $ pour voir une gang de loosers, c'est bien trop. » Bon d'accord, plafonnons le salaire des joueurs à un million de dollars. Je pose la question suivante: dans quel but déjà? « Ben voyons, parce que dix millions, c'est trop et que ça ne fait que gonfler le prix des billets. » Ah! oui, et une diminution de salaire entraînera une baisse du prix d'entrée. D'accord, et comment donc SVP? « Si les proprios peuvent épargner en salaires ils pourront nous faire bénéficier des économies en réduisant le coût d'admission. » Mais pourquoi feraient-ils ça? Si le salaire des joueurs diminue, est-ce que le prix des billets va suivre? On remplit les amphithéâtres à craquer avec des billets à 150 $, pourquoi diable baisseraient-ils les prix? Idem pour les droits de télé. À qui profitera cette baisse, sinon aux proprios? Silence dans la salle. 
  
     « Ce qui m'intéresse, c'est notre manie collective de vouloir forcer nos semblables à agir comme nous l'entendons. Pourquoi ne pouvons-nous pas tout simplement nous mêler de nos affaires? »
 
          Je venais de briser le party. Nous étions sur le point d'arriver à une solution sociale du problème et voilà que moi, j'affirme qu'il n'y a pas de problème. Finito le brainstorming, on passe à autre chose SVP. Un instant. Pour que le système soit efficace, on doit prendre en considération l'ensemble de la problématique. Quoi? Mais oui, pour s'assurer qu'un prix soit équitable, nous devons en plus contrôler les profits des équipes. En fixant un bénéfice maximum par équipe, le prix des billets ne pourra être trop élevé! Fallait y penser non! Effectivement, je ne pouvais qu'applaudir à cette initiative qui allait enfin me permettre d'aller voir la sainte flanelle à un prix qui convient plus à ma situation financière. Pourquoi n'avons nous pas pensé à ça il y a dix ans? Les Nordiques auraient pu être sauvés, douce nostalgie! 
  
          La soirée était déjà passablement avancée et mes propos avaient déjà offensé plusieurs convives. Bon, incapable de me retenir, j'ai posé la question qui me brûlait les lèvres… je suis vraiment l'avocat du diable, merde! Si le billet pour voir les Canadiens n'est que de 45 $, beaucoup plus de gens voudront assister au spectacle, non? Certainement. Et voilà la beauté de la chose, un spectacle accessible au plus grand nombre de gens possible. OK j'approuve: c'est un principe économique de base que je ne puis réfuter. Un faible prix crée une plus grande demande. Venant d'un ami socialiste, c'est un concept qui me faisait chaud à entendre. 
  
          Je poursuis parce que, bien entendu, j'ai encore un questionnement! Si plus de gens veulent assister au spectacle qu'il n'y a de places disponibles, qu'arrive-t-il? Qui a priorité sur l'achat des billets? Il y aura pénurie de places, c'est certain. De nouveau le silence. Il faudrait instaurer un système de tirage ou de rotation pour que l'accessibilité au spectacle soit égale pour tous. Nous pourrions par exemple prendre le nom de tous ceux qui… bla, bla, bla. Alors voilà, on y arrive: il faudrait former un comité de contrôle qui aurait comme mandat de s'assurer qu'à l'intérieur d'un cadre défini, tous les acteurs (joueurs, proprios, amateurs) puissent y trouver leur compte de façon équitable et ordonnée. 
 
          Oui mais… qui sera intéressé à promouvoir une équipe professionnelle si son profit maximum est déjà déterminé? Si les possibilités de croissance sont limitées? Comment ferons-nous pour éviter que la relève sportive de haut niveau ne se dirige vers des sports plus rémunérateurs… et puis zut, j'ai mal à la tête… ce doit être le porto! 
 
Libre de contrôler les autres 
 
          Vous croyez peut-être que je veux débattre des raisons pour lesquelles les professionnels de haut niveau gagnent autant? Pourquoi il est si important de laisser le marché libre déterminer les salaires, etc.? Pas du tout. Que je vais tenter de vous convaincre qu'en légiférant sans cesse on complique tout simplement plus un monde suffisamment compliqué! Non plus. Mon intérêt cette semaine est autre. 
 
          L'échange que nous avons eu ce soir-là est quelque peu farfelu, je vous l'accorde. Peu importe le sujet ou les personnes formant le groupe de discussion, cela n'a que peu d'importance. Ce qui m'intéresse, c'est notre manie collective de vouloir forcer nos semblables à agir comme nous l'entendons. Pourquoi ne pouvons-nous pas tout simplement nous mêler de nos affaires? C'est plus fort que nous, nous devons nous mêler de tout et de rien. Assez paradoxalement, nous haïssons au plus haut point que quiconque vienne nous dicter comment agir. Curieux, non! 
 
          Vous savez quelle conclusion je tire de cet exercice? Je crois que fondamentalement, nous sommes tous libertariens. Nous souhaitons tous vivre notre vie comme nous l'entendons sans ingérence de nos voisins. Nous sommes tous libertariens mais nous refusons à nos voisins de l'être. Probablement pour leur propre bien! Dans le fonds, comme nous savons mieux que n'importe qui comment agir, il serait presque immoral de laisser de pauvres brebis égarées s'aventurer dans le mauvais chemin. 
  
          C'est cette logique que nos bons gouvernements adoptent lorsqu'ils « orientent » nos vies. Lorsque des experts dictent aux professeurs comment enseigner, à nos médecins comment soigner les malades, etc. Quelle est la seule différence entre nos gérants d'estrade du samedi soir et nos gouvernements? Ces derniers ont le pouvoir de forcer l'exécution de leurs lubies alors que les premiers ne peuvent que rêver de le faire. 
  
 
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