Montréal, 13 octobre 2001  /  No 90
 
 
<< page précédente 
  
  
 
 
Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
ÉDITORIAL
 
LA DROITE SUCCOMBE
À L'HYSTÉRIE GUERRIÈRE 
 
par Martin Masse
 
 
          La logique guerrière est par sa nature même collectiviste et totalitaire. Depuis les temps immémoriaux, pour vaincre l'ennemi, il faut s'assurer qu'au sein de la tribu ou de la nation régnera l'unanimité la plus complète, la mobilisation la plus poussée, la dissension la plus limitée possibles. Et pour arriver à cela, il y a deux moyens: la propagande et la coercition légale. 
 
          Nous sommes encore au début de cette soi-disant « guerre contre le terrorisme » qui, malgré les assurances données, n'a plus rien de « ciblée » et est rapidement devenue une guerre destructrice contre l'Afghanistan qui tue des civils, anéantit l'infrastructure qui reste dans le pays et empire des conditions de famine qui causeront sans doute la mort de centaines de milliers d'Afghans cet hiver.  
  
          La propagande roule à plein pour nous convaincre de la nécessité de la poursuite de ces objectifs « stratégiques ». Dès le lendemain du 11 septembre, Bush, Blair et cie avaient proféré leurs mises en garde: vous êtes du côté de la civilisation ou de la barbarie; vous nous appuyez ou vous appuyez les terroristes; il faut choisir, il n'y a plus d'alternative entre les deux. Slogan repris en choeur depuis par tous ceux qui veulent éviter toute discussion rationnelle sur les causes de ce conflit. Tous derrière le chef, et on se la ferme! 
  
          Cette manoeuvre de manipulation des esprits est grossière et tout à fait prévisible, mais elle garde toujours son efficacité. Dans un contexte où une majorité finit par être convaincue que les dissidents à la guerre sont des traîtres potentiels, des partisans plus ou moins avoués de l'ennemi, alors la pression sociale et psychologique devient plus lourde. Qui veut passer pour un salaud qui sympathise avec ceux qui tuent les nôtres? Qui veut être vu comme le mouton noir, pendant que tout le monde autour exhibe le drapeau et répète les slogans bellicistes? C'est non seulement nocif pour le maintien de bonnes relations avec son entourage, ça peut même devenir risqué. 
  
          Ces mécanismes de contrôle social des membres de la tribu, dans nos sociétés élargies, sont bien sûr entretenus avec des moyens plus élaborés que chez nos ancêtres. Ce sont les médias de masse qui en sont les principaux relais. Dès la guerre contre l'Espagne en 1898, alors que les États-Unis faisaient leurs premiers pas comme puissance impériale et acquéraient les premiers morceaux de leur empire(1), la presse a joué un rôle prépondérant. Le magnat William Raldoph Hearst, surnommé père du « journalisme jaune » (yellow journalism), et son concurrent Joseph Pullitzer ont fait leur renommée en publiant des reportages sensationnalistes en provenance de Cuba et en incitant l'opinion publique à appuyer cette guerre. 
  
La presse jaune d'aujourd'hui 
  
          Étrangement, un siècle plus tard, ce ne sont pas la radio ou la télévision qui jouent le rôle de presse jaune belliciste au Canada, mais c'est encore la presse écrite, en particulier le National Post et ses journaux associés dans l'ancienne chaîne Southam (notamment, à Montréal, The Gazette). 
  
          Le Post est rapidement devenu, depuis son lancement il y a trois ans, le meilleur journal au Canada, celui qui a relancé des débats d'opinion devenus sclérosés dans ce pays par des décennies de domination gauchiste et nationaliste (canadienne et québécoise). Sa position éditoriale est résolument à droite. Il défend en général plus de libre marché, moins d'interventionnisme étatique, et une fédération moins centralisée. Ces positions sont donc proches des idéaux libertariens défendues dans le QL. 
  
          Tout comme à gauche, ce qu'on identifie comme « la droite » rassemble toutefois plusieurs tendances. Et malheureusement, malgré ces affinités, les artisans du Post sont loin d'être des libertariens cohérents, mais plutôt ce qu'on appellerait dans le jargon politique américain des neoconservatives. Sur certains points, ce sont des positions étatistes qui dominent les pages éditoriales et d'opinion. C'est le cas en particulier des questions militaires et de politique étrangère. 
 
     « Tout comme Hearst et Pullitzer le faisaient dans leurs torchons populistes il y a un siècle, le Post et les autres commentateurs pro-guerre de la droite canadienne préparent les esprits à accepter une guerre à grande échelle. »
 
          Depuis les attentats, le Post n'a pas cessé de marteler le même message belliciste, sans aucune nuance. Jour après jour, ses principaux chroniqueurs s'attaquent à quiconque ose émettre un doute sur la nécessité ou la pertinence d'une offensive militaire à grande échelle comme solution au terrorisme. La logique du troupeau y est présentée comme une nécessité vitale: il faut se ranger derrière les États-Unis, derrière George W. Bush, derrière l'offensive militaire, sinon notre civilisation est menacée. Les terroristes sont des fous irrationnels qui veulent détruire notre mode de vie, la liberté, la démocratie. Tenter de comprendre leur motivation, et surtout chercher à voir si la politique étrangère et militaire des États-Unis au Moyen-Orient ne serait pas en partie responsable de la haine que nous portent de nombreux Arabes et musulmans, c'est l'équivalent de trouver justifiés les 6000 morts du World Trade Center. Il ne faut surtout pas chercher à comprendre, il faut simplement DÉTRUIRE L'ENNEMI! 
  
          La complexité du monde est soudainement réduite à un tableau en noir et blanc. 
  
Malhonnêteté ou irrationalisme? 
  
          Il y a, derrière cette attitude, soit une profonde malhonnêteté intellectuelle, soit un refus irrationnel de voir la réalité en face. Il est pourtant évident qu'il existe une différence fondamentale entre chercher à comprendre une situation pour la corriger et justifier des horreurs commises en son nom. L'analyse qui veut que la politique étrangère et militaire américaine au Moyen-Orient a contribué à créer un climat d'opinion anti-américain au sein d'un partie importante de la population dans cette région n'est en rien une justification des attentats; les attentats sont au contraire la preuve de la justesse de l'analyse libertarienne, qui est que l'on se crée des ennemis et on importe des conflits étrangers en intervenant partout dans le monde comme les États-Unis le font depuis un siècle.  
  
          Les libertariens américains préconisent une politique étrangère non interventionniste – c'est-à-dire commercer librement avec tous, mais ne pas se mêler militairement des conflits étrangers – depuis Jefferson. Il n'y a rien de nouveau dans cette analyse, que j'avais reprise avant les attentats, en mars dernier (voir À BAS L'IMPÉRIALISME AMÉRICAINS, le QL, no 78). Elle n'est pas plus « anti-américaine » ou « anti-patriotique » aujourd'hui, à la suite des attentats, qu'elle l'était il y a six mois ou 200 ans. Les conservateurs refusent toutefois de débattre de quoi que ce soit, ils se contentent de lancer leurs fatwas contre les dissidents – toujours identifiés comme gauchistes d'ailleurs, les arguments libertariens étant systématiquement ignorés, alors que ces commentateurs devraient les connaître. Peut-être est-il plus difficile de les réfuter avec de simples condamnations morales? 
  
          L'un des clichés que répètent les conservateurs bellicistes est en effet que les anti-guerre feraient preuve de « relativisme moral ». Or, on peut facilement retourner l'accusation contre ces mollahs de la droite canadienne. 
  
          Pour eux en effet, les massacres de civils ne sont des crimes contre l'humanité que lorsque NOUS en somme les victimes; lorsque ce sont des musulmans qui meurent, il s'agit simplement de « dommages collatéraux », déplorables mais inévitables dans les circonstances. Le terrorisme est horrifiant et condamnable sans appel lorsque NOUS sommes visés; mais c'est un instrument de politique étrangère acceptable lorsque c'est la CIA qui finance des terroristes qui sévissent dans d'autres pays (tels ben Laden lui-même, à coups de millions, dans les années 1980, et bien d'autres groupes un peu partout dans le monde). Pour eux, les attaques contre NOTRE territoire sont inacceptables, mais les bombardements américains en Irak, en Serbie, au Soudan, etc., ou encore le soutien financier et militaire américain à l'occupation meurtrière de la Palestine par Israël sont justifiés. 
 
          Eh oui, il y a toujours de bonnes justifications pour expliquer NOS mesures de représailles, NOS bombardements, NOS invasions, NOS embargos; il faut voir la situation dans son contexte, disent-ils, on ne les tue pas pour rien, parce que ça nous amuse, il y a de bonnes raisons de sécurité, de stratégie. Mais lorsque ce sont ceux qui ont des raisons de nous en vouloir qui viennent nous attaquer, alors là, c'est différent. Il ne faut surtout pas tenter de comprendre d'où vient cette haine, qu'est-ce qui les motive à s'en prendre à nous. Le « contexte » n'a plus aucune importance, y référer c'est accepter implicitement les justifications des terroristes et devenir quasiment leurs complices! 
  
          Comment peut-il en être autrement lorsque (ah oui, c'est là qu'il faut éviter d'être relativiste!) nous seuls sommes porteurs des valeurs de liberté et de démocratie? Pourquoi se préoccuper de ces paumés alors que nos sources de pétrole sont menacées? Affirmons la supériorité morale de notre civilisation, et au diable ces pauvres barbares! 
  
La droite stupide 
  
          Tout comme Hearst et Pullitzer le faisaient dans leurs torchons populistes il y a un siècle, le Post et les autres commentateurs pro-guerre de la droite canadienne préparent les esprits à accepter une guerre à grande échelle (lorsque c'est la civilisation elle-même qui est menacée, il faut y mettre le paquet), à justifier les massacres qui seront commis en notre nom (simplement des « dommages collatéraux » inévitables si l'on veut sauver la civilisation) et à réclamer enfin la répression des dissidents pacifistes lorsque l'escalade de la violence suscitera une panique. 
  
          Car ne nous y trompons pas: l'étape suivante, dans tous les conflits majeurs, c'est la censure, les intimidations et les emprisonnements massifs de ceux qui contestent la politique guerrière des gouvernements ou, comme des centaines de milliers de paisibles Canadiens et Américains d'origines japonaise et allemande envoyés dans des camps, dont on soupçonne qu'ils pourraient le faire. On peut s'attendre à ce que nos gouvernements aient recours aux mêmes moyens expéditifs utilisés lors des deux guerres mondiales du 20e siècle (voir SHUT UP THOSE DISSIDENTS...) cette fois encore si le conflit dégénère. L'État est bien plus gros et interventionniste qu'il l'était à ces époques et il faut être d'une naïveté singulière pour croire que nos gentils gouvernements seront plus tolérants cette fois. 
  
          En se faisant complice de cette propagande guerrière, la droite conservatrice montre qu'elle peut être aussi stupide sur ce sujet que la gauche socialiste l'est sur la plupart des autres. 
  
  
1. Philippines, Cuba, Porto Rico, Guam; les deux premiers pays ont acquis leur indépendance plus tard, alors que les deux autres restent toujours sous contrôle américain.  >>
  
 
Articles précédents de Martin Masse
 
 
 
Le Québec libre des nationalo-étatistes
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?

    « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. » 

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO