Montréal, 27 octobre 2001  /  No 91  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
CONTRE L'HYSTÉRIE ANTI-ÉCONOMIQUE
 
par Jean-Louis Caccomo
  
  
     « J'ai voté avec la droite contre la gauche, quand il s'est agi de résister au débordement des fausses idées populaires. J'ai voté avec la gauche contre la droite, quand les griefs légitimes de la classe pauvre et souffrante ont été méconnus. »
 
–Frédéric Bastiat(1)
 
 
          S'ils sont si nombreux ceux qui se proclament à l'avant-garde du combat social, c'est qu'il y a une grande facilité à se montrer généreux avec l'argent et les efforts des autres. Mais, comment peut-on systématiquement attaquer ou retarder les privatisations, demander à l'État de combler les déficits des entreprises publiques et des régimes sociaux et refuser dans le même temps d'étendre l'assiette fiscale à une plus grande partie de la population ou d'entreprendre toute réforme du secteur public ou de la sécurité sociale? Comment prétendre défendre le système de retraite par répartition, vouloir travailler moins et refuser toute forme de capitalisation?
 
          La France aurait trouvé la réponse miracle: il faut s'attaquer aux riches, ponctionner les marchés financiers et limiter la spéculation. La spéculation, quel beau prétexte! Car, toutes les décisions économiques sont taxées en France (taxes sur la consommation, sur le travail, sur le capital, C.S.G., R.D.S., etc.); pourtant l'exclusion continue de se développer, le tissu économique continue de se disloquer et les comptes sociaux restent dramatiquement déficitaires. Ce qui est une conséquence logique et inéluctable d'un système de prélèvements abusifs pour qui se donne le soin d'étudier la théorie économique. Je serais, malgré tout, bien disposé à reverser la moitié de mon revenu si j'avais l'assurance de vivre dans un pays où le chômage aurait disparu et où les services publics seraient « les meilleurs du monde » tout en étant accessibles à tous. 
  
          La France se veut à l'avant-garde de la lutte contre la spéculation financière en poussant à l'adoption en Europe d'une taxe de type Tobin, s'efforçant ainsi d'exporter un principe qui a déjà fait tant de dégâts à l'intérieur du pays. Car, quel que soit le nom dont on l'affuble, une taxe revient à redistribuer du revenu dont certains considèrent la répartition initiale illégitime. Mais, à force de vouloir ponctionner les « riches » pour aider les « pauvres », la France compte de moins en moins de créateurs de richesses; ses classes moyennes sont pressurisées et les « pauvres » n'ont plus le désir ni l'intérêt de retrouver le chemin du travail. 
  
          Nos chers énarques n'envisagent même pas une seconde que la spéculation puisse avoir un rôle régulateur. En général, un arbitrage consiste à acheter un titre dont le prix est faible (ce qui fait monter son prix) et vendre un titre dont le prix est élevé (ce qui fait baisser son prix). Un tel arbitrage permet alors de se rapprocher de la valeur fondamentale d'un titre, laquelle reflète la capacité de la firme à créer de la richesse. Les hommes et les femmes politiques ont beau jeu de nous dire qu'il faut réguler des marchés financiers foncièrement déconnectés de la réalité. Les marchés financiers ne font qu'anticiper une réalité qui n'est jamais figée et que les observateurs et les décideurs n'observent qu'avec un décalage, par le prisme déformant de statistiques officielles qui se veulent par construction plus flatteuses qu'objectives. 
  
          Les marchés financiers ont certainement plus de prise sur la réalité que les décideurs publics qui s'acharnent à faire adopter des lois et des règlements dont l'application systématique ruinerait toute activité économique. Au-delà de l'attaque convenue contre les marchés financiers, il y a l'idée que la spéculation est fondamentalement nuisible, puisqu'elle enrichit des individus qui n'auraient aucun mérite au détriment de masses ainsi spoliées. 
 
Un égalitarisme écrasant 
  
          Émile Zola, que l'on ne peut soupçonner de sympathie libérale, a observé un jour: 
          Je suis en train de travailler à un roman, L'Argent, qui traitera des questions concernant le capital, le travail, etc., qui sont agitées en ce moment par les classes mécontentes. Je prendrai comme position que la spéculation est une bonne chose, sans laquelle les grandes industries du monde s'éteindraient, tout comme la population s'éteindrait sans la passion sexuelle. Aujourd'hui les grognements et grommellements émanant des centres socialistes sont le prélude à une éruption qui modifiera plus ou moins les conditions sociales existantes. Mais le monde a-t-il été rendu meilleur par notre grande Révolution? Les hommes sont-ils en quoi que ce soit en réalité plus égaux qu'ils ne l'étaient il y a cent ans? Pouvez-vous donner à un homme la garantie que sa femme ne le trompera jamais? Pouvez-vous rendre tous les hommes également heureux ou également avisés? Non! Alors arrêtez de parler de l'égalité! La liberté, oui; la fraternité, oui; mais l'égalité, jamais!(2).
          On ne rend pas service aux gens de condition modeste en s'attaquant systématiquement à ceux qui gagnent de l'argent, en dévalorisant l'effort, le travail et le mérite sous le prétexte de lutter contre les inégalités. Dans une société où il n'y a pas de riches, c'est que tout le monde a été ruiné, même ceux qui avaient la capacité de créer des richesses!  
  
     « Il est indécent de voir des personnalités du showbiz ou des vedettes du sport donner des leçons de vertu et de désintéressement alors que la plupart d'entre elles se font fort de déclarer leurs revenus dans un pays fiscalement plus accueillant . »
 
          Dans un tel univers, l'égalitarisme est à ce point écrasant qu'il conduit à supprimer les riches plutôt qu'à accepter l'enrichissement du plus grand nombre. En supprimant la possibilité de s'enrichir – et donc de changer sa condition d'origine –, on détruit dans le même temps toute incitation au travail efficace et tout espoir dans l'avenir. Ce n'est pas contre les inégalités – qui sont le résultat de performances variées et méritées – qu'il faut lutter de manière aveugle mais contre les privilèges que distribue le pouvoir aux agents qu'il manipule, qu'il neutralise ou qu'il corrompt. Ces privilèges sont surtout présents dans les pays englués dans l'étatisme et la centralisation. Par opposition, les pays qui ont permis le plus grand épanouissement possible aux principes du libre-échange et de la libre entreprise sont aussi ceux qui ont connu la plus grande prospérité. Alors que ceux qui ont subi pendant près de 70 ans l'expérience collectiviste de l'économie dirigée ont assuré la pauvreté pour la masse de leurs citoyens(3).   
  
          Si la tendance à la paupérisation des masses s'est réalisée quelque part, c'est bien dans les nations qui ont éliminé le droit à la propriété privée et le principe de concurrence parce que leurs dirigeants ont cru qu'ils pouvaient construire, produire et régenter l'ordre social. Faire du « social », voilà la grande ambition moderne des politiciens au moment où ils se rendent compte de leurs capacités limitées à contrôler l'économie. Tout est alors décliné à l'aune du social: l'économie sociale, les prélèvements sociaux, la social-démocratie ou encore la politique sociale. Mais, l'action sociale est bien illusoire si elle consiste à briser les ressorts de la dynamique économique alors même que les dimensions économiques et sociales sont inextricablement entremêlées. 
  
          Dès 1776, Adam Smith faisait remarquer qu'il suffisait, « pour passer de la plus extrême barbarie à la plus grande opulence, d'assurer la paix, une administration juste et de faibles impôts ». Mais, voilà bien un rôle de l'État trop raisonnable et trop modeste – et pourtant fort noble – pour contenter l'orgueil et l'ambition du personnel politique. Comment peut-on attendre des hommes et femmes politiques qu'ils réforment l'État alors qu'ils cultivent eux-mêmes le culte de l'État, « cette grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde »(4)? 
 
Showbiz is business 
  
          La dénonciation des inégalités est un refrain bien connu et qui fera toujours recette tant certaines inégalités sont insupportables et illégitimes. Cependant, l'existence de gens riches n'est pas un problème pertinent en soi. La question est de savoir si ce sont toujours les mêmes qui s'enrichissent et en fonction de quels critères: le travail ou la naissance, l'effort ou le patrimoine, le mérite ou le piston, la compétence ou la corruption? La reconnaissance de la diversité des talents et des efforts se traduit inéluctablement par une échelle des revenus. Il n'est donc ni raisonnable, ni efficace de vouloir réduire à tout prix cette échelle de revenus. 
  
          Quelques artistes, qui ont le privilège de briller sous les feux médiatiques, s'en prennent volontiers à l'économie en l'assimilant à une sorte de vision comptable complètement déshumanisée et peu soucieuse des malheurs humains. Mais, il est indécent de voir des personnalités du showbiz ou des vedettes du sport donner des leçons de vertu et de désintéressement alors que la plupart d'entre elles se font fort de déclarer leurs revenus dans un pays fiscalement plus accueillant (la plupart des acteurs ou sportifs de haut niveau français sont domiciliés... en Suisse) tout en médiatisant leur dévouement « désintéressé » pour une cause sociale ou humanitaire. Pourquoi ces grandes âmes cherchent-elles tant à échapper, en tant que contribuable anonyme, au financement de la production de biens et services publics? Zinédine Zidane a beau faire vibrer le coeur des Marseillais, il a plus intérêt à jouer dans un club espagnol. 
  
          Ce rapport hypocrite à l'argent est affligeant, tout autant que le discours anti-économique qu'il cautionne. Ce dernier se complaît à décliner l'éternelle rengaine anticapitaliste alors même que ses promoteurs les plus zélés répugnent à entrer dans des discussions trop techniques dès qu'il s'agit de réfléchir sérieusement sur le fonctionnement réel de l'économie. Vous comprenez, nous disent-ils, nous ne sommes pas des spécialistes en économie et ces choses trop sérieuses ne nous intéressent pas. Mais, comment peut-on parler si sûrement de choses que l'on ne veut pas connaître? 
  
          L'économie a plus à voir avec la logique qu'avec l'idéologie et certains de ses principes les plus fondamentaux n'ont pas été inventés par les économistes mais découverts par les plus brillants. Mais à l'heure des débats spectacles, où il s'agit plus d'impressionner que de convaincre – et en ce domaine, les gens du spectacle sont bien des professionnels –, où il s'agit plus de faire monter l'audience que d'éveiller les consciences, le discours économique ne trouve guère sa place. Et malheureusement, ses rares défenseurs sont bien timides quand ils se réfugient derrière un académisme universitaire aussi hermétique qu'élitiste. 
  
  
1. Frédéric Bastiat, in Œuvres Economiques, textes présentés par F. Aftalion, Paris, Presse Universitaire de France, 1983 [1862], p. 35.
2. Interview publié dans la rubrique « 100 years ago », International Herald Tribune du 21 avril 1990; cité par Jean-François Revel , La Grande Parade, Paris, Plon, 2000, p. 255-256.
3. Il faut se rendre dans les pays de l'Est pour bien mesurer la capacité de destruction des richesses et d'anéantissement de l'initiative du système de l'économie centralisée et planifiée. Mais qui se soucie aujourd'hui du sort des Ukrainiens ou des Russes? Il est plus médiatique et politiquement correct de dénoncer les excès du modèle américain.
4. Frédéric Bastiat, Op. cit., p. 10.
 
 
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