Montréal, 5 janvier 2002  /  No 95
 
 
<< page précédente 
  
  
 
Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
 
ÉDITORIAL
 
LES AGENTS SECRETS SONT AUSSI
DES BUREAUCRATES
 
par Martin Masse
 
 
          L'édition du 4 janvier de La Presse nous informe que depuis le 11 septembre, « la sécurité de l'État préoccupe les citoyens comme jamais. À un tel point que les professions d'agents de renseignements et de policiers reprennent fortement du galon. Les demandes d'emploi au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) connaissent une hausse spectaculaire. Et ceux qui ont le profil recherché ont de bonnes chances de trouver un emploi puisque le gouvernement fédéral vient d'ajuster ses budgets pour mieux lutter contre le terrorisme du 21e siècle. » 
 
          Avec plus de 40% du PIB qui passe par le fisc, on aurait pu croire que la « sécurité de l'État » était déjà bien assuré, en tout cas sa sécurité financière, mais bon, il y a toujours place à amélioration. C'est donc 1,6 milliards $ de plus pour les organismes dans le domaine de la sécurité que le ministre des Finances Paul Martin a annoncé dans son dernier budget. Est-ce suffisant? Sera-t-on mieux informés sur les mouvements terroristes, et serons-nous mieux protégés, avec toutes ces dépenses et embauches de nouveaux agents de renseignement? Pas évident. 
  
Pousseux de crayon secrets 
  
          Les « agents secrets » qui travaillent à la CIA ou au SCRS ne mènent pas vraiment une vie à la James Bond. En fait, la plupart d'entre eux sont des pousseux de crayon qui produisent des rapports que personne n'aura le temps de lire, comme on le fait dans la plupart des autres ministères. Comme l'écrit la journaliste de La Presse, la réalité d'un agent secret est celle d'un fonctionnaire « non armé, rédigeant ses rapports dans un petit bureau à Ottawa, carburant à l'eau plutôt qu'au dry martini ». On se « renseigne » théoriquement sur divers aspects de la réalité d'un pays étranger, sur l'évolution politique et militaire, sur les groupes violents qui pourraient infiltrer le Canada ou porter atteinte aux intérêts canadiens à l'étranger, en lisant des journaux, en surfant sur internet, en scannant de passionnants documents gouvernementaux, des rapports d'autres agences... Bref, on brasse beaucoup de papier. 
  
          N'importe quel agent de renseignement américain – en fait n'importe quel citoyen américain – aurait par exemple dû savoir qu'Oussama ben Laden préparait une attaque contre les États-Unis au cours des derniers mois. En effet, le 23 juin dernier, l'agence Reuters distribuait un reportage intitulé « Bin Laden Fighters Plan anti-US attack ». La nouvelle présidait que « des partisans du dissident saoudien exilé Oussama ben Laden planifient une attaque majeure contre des intérêts américains et israéliens ». Deux jours plus tard, c'est United Press International qui informait ses lecteurs que le mouvement Al Qaeda et la branche égyptienne du Jihad islamique avait initié des rapports plus formels. 
  
     « La plupart des "agents secrets" de la CIA ou du SCRS sont des pousseux de crayon qui produisent des rapports que personne n'aura le temps de lire, comme on le fait dans la plupart des autres ministères. »
 
          Comment a-t-on pu laisser passer quelque chose d'aussi gros? Les conservateurs bellicistes et autres amants de l'État prétendent que c'est parce que le budget de la CIA a trop été réduit depuis la fin de la guerre froide et que les agences américaines de sécurité n'ont plus les moyens de faire leur travail correctement. Ce ne sont pourtant pas les structures bureaucratiques qui manquent. Voici la liste des agences américaines de renseignements que l'on connaît (on ne sait pas tout, ce sont des services secrets tout de même), incluant ceux que les Américains partagent avec leurs alliés: 
 
Central Intelligence Agency 
  • The Directorate of Operations
  • The Directorate of Intelligence
  • The Directorate of Science and Technology (DS&T)
  • The National Intelligence Council (NIC)
Department of Defense   
  • National Security Agency (NSA)  
  • Defense Intelligence Agency (DIA)  
  • Central Measurements and Signature Intelligence Office (CMO)  
  • Tactical Intelligence And Related Activities (TIARA)  
  • The National Reconnaissance Office (NRO)  
  • The Defense Airborne Reconnaissance Office (DARO)  
  • Central Imagery Office (CIO)  
  • Army – National Ground Intelligence Center  
  • Navy – National Maritime Intelligence Center  
  • Air Force – National Air Intelligence Center  
  • Marine Corps Intelligence Activity  
  • Joint Intelligence Centers: 
    • United States Atlantic Command (ACOM)  
    • United States Central Command (CENTCOM)  
    • United States European Command (EUCOM)  
    • United States Pacific Command (PACOM)  
    • United States Southern Command (SOUTHCOM);  
    • United States Space Command (SPACECOM)  
    • United States Special Operations Command (SOCOM)  
    • United States Strategic Command (STRATCOM)  
    • United States Transportation Command (TRANSCOM)
The Department of State's Bureau of Intelligence and Research (INR)  
  
The Department of Energy: DOE's Office of Intelligence  
  
The Department of Treasury: Treasury's Office of Intelligence Support  
  
Federal Bureau of Investigation – National Security Division  
  
The National Foreign Intelligence Board (NFIB)  
  
The Intelligence Community Executive Committee (IC/EXCOM)  
  
National HUMINT Requirements Tasking Center  
  
Central Imagery Office (CIO)  
  
President's Foreign Intelligence Advisory Board (PFIAB)  
  
President's Intelligence Oversight Board (IOB)  
  
Senate Select Committee on Intelligence (SSCI)  
  
House Permanent Select Committee on Intelligence (HPSCI)  
  
          Selon le Christian Science Monitor, le budget global de toutes ces agences seraient d'au moins 30 milliards $ (US) par année. En guise de comparaison, c'est ce que dépense le gouvernement du Québec pendant un an. Le nombre d'employés de ces agences atteindrait 75 000 personnes. Peut-on vraiment croire que ce n'est pas assez et qu'avec 10 milliards $ et 25 000 agents secrets de plus on aurait pu déjouer les plans des terroristes? 
  
          La réalité est que les agences de renseignement, malgré le glamour qui les entoure, sont des bureaucraties comme les autres, peuplées de bureaucrates comme les autres. Leur but n'est pas de remplir leur mission le plus efficacement et au coût le moins élevé possible, mais de protéger leurs intérêts corporatistes et d'accroître leur pouvoir. 
  
Agent 000 
  
          Un reportage du 1er janvier à la BBC nous informe qu'on s'attend à des changements importants dans les agences de renseignement de plusieurs pays à la suite des attentats du 11 septembre. Diverses enquêtes montreraient que les réglementations tatillonnes, les attitudes inflexibles, les analyses bâclées, sont le lot de ces agences et que cela doit changer radicalement si l'on veut combattre efficacement le terrorisme. Des échecs récents seraient dus non pas au manque d'information, mais aux querelles et rivalités intestines entre divers organismes et aux décisions politiques mal fondées. Le reportage cite Tom Blanton, qui dirige la National Security Archive à Washington: « La loi du secret à l'intérieur du gouvernement s'applique en fait envers d'autres agences et non envers des gens de l'extérieur. La CIA garde des choses secrètes parce qu'elle ne veut pas que le Département d'État les connaisse. L'armée empêche le partage d'information avec la marine, et ainsi de suite. C'est une arme pour empêcher les gens de mettre leur nez dans vos affaires et pour garder votre autonomie. »  
  
          Pour survivre, une entreprise privée doit offrir des produits ou services de qualité à un prix compétitif. Lorsqu'elle échoue de façon systématique, elle perd ses clients et ferme ses portes, pour être remplacée par d'autres entreprises qui remplissent mieux la tâche. C'est ce qui fait que l'économie de marché est un système qui s'améliore constamment, qui produit toujours plus et qui tend le mieux à remplir les désirs et besoins des consommateurs.  
  
          Au contraire, les bureaucraties n'ont pas de compte à rendre à leurs clients. Même si elles en doivent à leurs maîtres politiques – en général, des démagogues avides de pouvoir qui succombent plus facilement au lobby des syndicats et groupes d'intérêt qu'aux doléances des citoyens –, elles sont relativement autonomes et tout à fait à l'abri des pressions des consommateurs. Si elles sont peu efficaces et remplissent mal leur mission, le milieu politique en conclura qu'elles manquent de moyens et on votera un budget supplémentaire. Si elles échouent spectaculairement à leur tâche, comme les agences de renseignement en septembre dernier, on conclura qu'elles... manquent énormément de moyens et on votera un gigantesque budget supplémentaire.  
  
          En fait, 9-11 aurait dû nous amener à conclure que l'État, dans ce domaine comme dans tous les autres, est incapable d'accomplir sa tâche. Aux États-Unis, non seulement le gouvernement crée-t-il l'insécurité avec sa politique étrangère et militaire interventionniste et impérialiste (voir A NON-INTERVENTIONIST FOREIGN POLICY WOULD HELP PREVENT TERRORISM, le QL, no 92), mais les agences qu'il a mis sur pied pour le renseigner sur les menaces que fait peser cette politique échouent systématiquement à le faire. On aurait dû plutôt en éliminer quelques-unes et réduire le budget des autres, ou encore mieux toutes les privatiser. Au lieu de cela, des budgets et des pouvoirs accrus entraîneront simplement plus de gaspillage et plus de guéguerres internes. Déprimant, mais ceux qui le souhaitent peuvent toujours fuir la réalité et fantasmer sur des agents secrets vraiment efficaces en regardant des films de James Bond...! 
  
 
Articles précédents de Martin Masse
 
 
 
Le Québec libre des nationalo-étatistes
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?

    « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. » 

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO