Montréal, 5 janvier 2002  /  No 95  
 
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Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme.
 
CHRONIQUE DE RÉSISTANCE
 
ÉTAT MINIMAL: 
MISÈRE DU PRAGMATISME UTOPIQUE
 
par Marc Grunert
  
  
          Dans un article du magazine Le Point (28 décembre 2001, « L'État minimal »), l'essayiste libéral Jean-François Revel analyse avec sa lucidité légendaire les déficiences de l'État actuel. Mais son pragmatisme l'incite à penser que de réformes en réformes l'État pourra être conforme à ce qu'il devrait être, selon lui. Revel patauge dans l'illusion et refuse de pousser la logique à son terme en reconnaissant que c'est l'essence même de l'État qui est en question, et pas seulement une de ses formes historiques. Il lui plairait d'arrêter l'évolution de l'État là où celui-ci correspondrait à ce qu'il désire (1919?), mais on n'arrête pas une logique, une mécanique. 
 
          Dans cet éditorial, Jean-François Revel considère avec ironie « la notion d'"État minimal" due aux théoriciens du libéralisme le plus radical ». En fait, bien qu'il s'y réfère implicitement par la suite, il joue sur le mot « minimal » pour affirmer que « cet État minimal, nous l'avons bel et bien aujourd'hui en France, et c'est à la gauche que nous le devons, mais aussi à une droite qui a cessé d'être libérale depuis 1919. » 
  
          Ce que Revel désigne ironiquement par « État minimal », c'est cette « bureaucratie obèse » qui « n'est pas un État, puisqu'elle ne parvient ni à faire régner l'ordre, ni à faire respecter les lois, ni à mener à bien les réformes nécessaires. »  
  
          On comprend bien l'intention ironique de Revel: les socialistes vénèrent l'État, mais ils n'ont produit qu'une bureaucratie protéiforme, qu'un « monstre prédateur et omniprésent qui traite en ennemi tout individu ou entreprise faisant preuve d'autonomie économique » 
  
          L'inconvénient dans cette analyse est sa faiblesse théorique, son pragmatisme utopique(!). Revel oppose clairement l'État tel qu'il est à un État tel qu'il devrait être et tel qu'il pourrait être, selon lui. Cette vision angélique de l'État est théoriquement et pratiquement insoutenable. La pratique, l'expérience, si chères à Jean-François Revel, devraient le conduire à constater qu'un État idéal, disons veilleur de nuit, pourrait exister un instant mais ne peut pas durer. Il est illusoire de penser que revenir à un État qui accomplit sa mission et rien que sa mission, quel que soit le sens plus ou moins extensible que l'on peut donner à ce terme, puisse résister à la logique de la croissance de l'État démocratique.  
  
Politiquement possible ou pragmatiquement utopiste? 
  
          Les pragmatiques, qui veulent toujours garder en ligne de mire ce qu'ils croient être politiquement possible, ne souhaitent pas tirer les conséquences logiques de la déconstruction du mécanisme de l'État démocratique. Une logique qui conduit pourtant irrémédiablement à l'extension du pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie, au règne du clientélisme et à la loi des groupes de pression et donc à la faillite de leur conception de l'État démocratique fort, veilleur de nuit, gardien des Droits individuels.  
  
          Si l'on abandonne la tournure d'esprit utilitariste et incohérente, qui domine encore chez les libéraux français (mis à part les économistes comme Pascal Salin, Bertrand Lemennicier, Henri Lepage...), on trouvera fort convaincantes les démonstrations de la logique de l'État si clairement exposées par Murray Rothbard dans L'éthique de la liberté (voir: « La nature de l'État ») ou par Anthony de Jasay (L'État, Les Belles Lettres. Voir la recension de François Guillaumat). 
 
     « Les pragmatiques, qui veulent toujours garder en ligne de mire ce qu'ils croient être politiquement possible, ne souhaitent pas tirer les conséquences logiques de la déconstruction du mécanisme de l'État démocratique. »
 
          Une démonstration plaisante de la nature de l'État est exposée ainsi par Rothbard:  
          Imaginons plusieurs marchands de frites dans un même quartier. Un jour, l'un d'entre eux, le dénommé Beulemans chasse tous ses concurrents par la force et donc établit par la violence un monopole de la vente des frites sur son territoire. La violence de Beulemans dans l'établissement et le maintien de son monopole est-elle essentielle pour l'approvisionnement du quartier en frites? À l'évidence, non. Car non seulement il y avait des concurrents auparavant, non seulement on verrait apparaître des concurrents potentiels dès que Beulemans aurait négligé de faire usage de la violence et de l'intimidation, mais, bien plus, la science économique démontre que cette entreprise, protégée par un monopole coercitif, ne rendra pas efficacement les services que l'on en attend. Isolé de la concurrence par la force, Beulemans peut se permettre d'être trop cher et relativement mauvais dans l'offre de ses services puisque les consommateurs n'ont pas d'autre choix. Et si un mouvement apparaissait pour réclamer l'abolition du monopole violent imposé par Beulemans, il y aurait vraiment peu de gens pour s'y opposer en prétendant que les abolitionnistes conspirent pour priver les consommateurs des frites qu'ils aiment tant. Or, l'État n'est rien d'autre que notre Beulemans imaginaire à un niveau gigantesque et totalitaire.
          C'est ainsi que, pour reprendre les termes de Pascal Salin dans Libéralisme, l'ennemi est l'État. Et cela quelle que soit sa forme, car, pour reprendre les mots de Rothbard: « l'État est une institution fondamentalement illégitime qui se fonde sur l'agression systématisée, le crime organisé et banalisé contre la personne et la propriété de ses sujets. Loin d'être nécessaire à la société, c'est une institution profondément anti-sociale qui parasite les activités productives des citoyens honnêtes. » (L'éthique de la liberté, Les Belles Lettres, p.248) 
  
          Dans ce même ouvrage, Rothbard s'interroge sur « le statut moral des relations avec l'État ». Exemple concret: les élections présidentielles approchent. Faut-il aller voter et quelle signification donner à ce vote? Voter signifierait-il une reconnaissance de la légitimité de l'État? Certainement pas si l'on considère que « dans un cadre de coercition étatique » il n'est pas immoral de profiter du vote pour « essayer de détruire le pouvoir » des hommes de l'État.  
  
          Or une des stratégies proposée par Bertrand Lemennicier serait de voter nul en utilisant un bulletin sur lequel figurerait l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 inscrit au préambule de la constitution de 1958: 
Article 2 - Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. (le texte entier de la déclaration est sur: www.liberte.ch/histoire/ddhc/)
          Cette idée doit faire son chemin. 
 
 
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