Montréal, 2 février 2002  /  No 97  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LIBÉRALISATION DU COMMERCE: CHRONIQUE DE LA PERVERSION D'UN PRINCIPE
 
par Jean-Louis Caccomo
  
  
     « Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libre, et cette liberté a étendu le commerce à son tour. » 
 
– Voltaire (1694-1778)
 
          L'Organisation mondiale du commerce (OMC) est régulièrement sous les feux de l'actualité. Une mise en perspective historique, présentant la progressive mutation du GATT en OMC, montre que cette évolution peut s'analyser comme la perversion d'un principe fondamental basé sur la liberté des échanges.
 
Le libre-échange pacificateur 
  
          Au sortir du second conflit mondial, un certain nombre de grandes institutions internationales sont nées de la volonté de tenir compte de l'expérience dramatique des conflits qui ont embrasé le monde durant la première moitié du XXe siècle. Les accords de Bretton Woods donnaient ainsi naissance au Fond Monétaire International (FMI), à la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) qui allait financer la reconstruction de l'Europe (Plan Marshall) puis devenir par la suite la Banque Mondiale. Dans la foulée, les États membres de ce nouvel ensemble signaient, en 1947, un Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce dénommé le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade).  
  
          Au-delà de ce foisonnement institutionnel, il faut bien comprendre les leçons de l'entre-deux-guerres qui fut une période de montée des nationalismes, d'exacerbation des tensions mercantilistes et de fermeture des nations guerrières. L'économie de guerre de l'Allemagne nazie était une économie de l'autarcie, qui refusait l'échange car elle refusait d'être dépendante de ceux qu'elle se préparait à attaquer. Certes, certains observaient que cette économie de guerre et de fermeture a donné de l'emploi aux Allemands... mais à quel prix(1)? Comme un tel contexte de fragmentation de l'espace international ne pouvait que dégénérer en conflit, il en est ressorti que le monde serait d'autant plus pacifié et civilisé que les pays seraient ouverts aux échanges. Dans cet esprit, les accords du GATT avaient pour objectif de promouvoir le « libre-échange ». 
  
          Il est important de rappeler ce contexte à l'heure où le FMI, l'OMC ou la Banque Mondiale sont vilipendés par des mouvements de contestation qui les réduisent à l'expression d'un « libéralisme sauvage » qui serait imposé par Washington.  
  
          Remarquons au passage que, dans un monde réellement libéral, de telles organisations – qui sont en fait des administrations internationales financées par des fonds publics – ne devraient pas exister car elles sont le résultat de la volonté des dirigeants de vouloir « réguler » l'économie. Or, ce sont normalement les échanges qui régulent justement l'économie en faisant en sorte que les intérêts forcément contradictoires des uns et des autres (acheteurs et vendeurs, salariés et entrepreneurs, emprunteurs et prêteurs, exportateurs et importateurs) se transforment en équilibres (en offres et demandes), équilibres certes perpétuellement mouvants et toujours provisoires car les sociétés humaines sont forcément en mouvement. Mais, si les intérêts des acteurs économiques sont contradictoires à court terme (si je donne plus au salarié à l'instant, le patron et l'actionnaire perçoivent moins au même instant), ils deviennent complètement complémentaires et solidaires à long terme (pour que je puisse être salarié, il faut des créateurs d'entreprises; pour pouvoir créer des entreprises, il faut des individus qui apportent leurs compétences ou du capital, etc.) 
  
          Si les échanges sont les régulateurs de l'économie, il n'y a pas de sens à vouloir réguler le régulateur lui-même. Ce qui est vrai des échanges entre les individus l'est aussi des échanges entre les pays car ce ne sont jamais des « pays » qui échangent mais toujours des êtres humains. Les pays n'agissent pas car seuls des êtres pensants agissent. C'est un abus de langage que de dire que « la France a exporté » ou « la Chine a vendu à Paris »... La réalité est plutôt que des individus résidant en France, réunis dans le cadre d'une entreprise appelée Renault par exemple, ont fabriqué des automobiles qui ont été acheté par des consommateurs résidant en Espagne. Il en découle des flux d'échanges appelés exportations et importations. 
  
Les ambitions mercantilistes des États 
  
          Au début de son existence, le GATT ne comptait que 23 pays signataires (puis 99 en 1981 et 142 aujourd'hui). Peu de pays dans le monde se proclamaient libéraux et parmi ceux qui se proclamaient comme tels, peu l'étaient effectivement. Car, dans tous les pays, il existe une tendance à l'accroissement naturel des prérogatives de l'État sous l'effet de la pression des lobbies et des syndicats les plus influents. Comme ces pressions ont un impact non négligeable sur la carrière des dirigeants politiques, les hommes et femmes politiques ne sont pas insensibles aux revendications de telles ou telles corporations. Ainsi, un sénateur américain va se voir reprocher, par les agriculteurs de Californie, la concurrence de tomates mexicaines à meilleur marché de la même manière que les agriculteurs français ont obtenu la préférence communautaire. 
  
          On peut penser qu'il est bon de faire travailler l'économie locale mais quel serait notre niveau de vie si nous ne devions vivre que du produit de notre seul travail? Parce que j'habite à Perpignan, je ne devrais boire que du vin catalan? Certes, je suis en droit d'acheter du vin de ma région si je l'apprécie; mais je suis aussi libre, compte-tenu de mes préférences et de mon budget, d'acheter une bouteille de Bordeaux ou un vin italien. Or, le commerce naît de la liberté, et la prospérité naît du commerce. Et l'économie locale va aussi prospérer si des Américains ou des Japonais découvrent et achètent les vins de ma région. 
  
          Malgré le succès d'un terme comme « mondialisation », le monde est, à certain égards, moins intégré qu'il ne l'était à la fin du XIXe siècle. Il présente des symptômes de fragmentation, des résurgences de nationalisme, des ruptures entre « civilisations » qui sont autant de facteurs de conflits. La liberté n'est donc jamais acquise une fois pour toutes, d'où la nécessité de mettre en place des accords internationaux qui sont autant de cadres et de garanties donnés à la liberté des échanges. 
  
     « C'est un abus de langage que de dire que "la France a exporté" ou "la Chine a vendu à Paris"... La réalité est plutôt que des individus résidant en France, par exemple, ont fabriqué des automobiles qui ont été acheté par des consommateurs résidant en Espagne. »
 
          Toutefois, les dernière négociations dans le cadre de l'OMC ont vu s'afficher les ambitions mercantilistes des États. Lorsque le mercantilisme triomphe ainsi au grand jour, c'est le libéralisme qui est menacé car le mercantilisme est la négation même du libéralisme. En effet, les mercantilistes, parce qu'ils considèrent que l'économie est un jeu à somme nulle (ce que gagne un pays ou un individu est nécessairement perdu par un autre pays ou un autre individu), transposent dans l'économie leur vision antagoniste des rapports politiques. Ce sont eux qui font des échanges une véritable « guerre économique », comme ils transforment d'ailleurs la religion en guerres de religions. 
  
          Pourtant, en posant bien le problème, l'on constate l'absurdité des arguments protectionnistes car ils reviennent à nous infliger à nous-mêmes en temps de paix ce que nos adversaires chercheraient à nous faire subir en tant de guerre. Comment une armée peut-elle soumettre un pays ou une ville si ce n'est en décrétant le blocus ou l'état de siège qui ont justement pour fonction d'étouffer l'adversaire en interdisant les échanges? Ce « protectionnisme imposé » de l'extérieur est une arme redoutable qui conduit, dans la plupart des cas, à l'asphyxie économique, ce qui prouve bien que son contraire, le libre-échange, est facteur de prospérité. Depuis Adam Smith et David Ricardo, depuis Jean-Baptiste Say et Frédéric Bastiat, les économistes ont montré que l'échange est un jeu à somme positive car, s'il est librement réalisé, c'est que tous les protagonistes de l'échange ont trouvé un intérêt à échanger. 
  
Les espoirs du GATT 
  
          Aujourd'hui, les pays riches veulent imposer leurs normes, leurs régulations, leurs subventions et leurs propres protections alors que les pays pauvres (le groupe de Cairns) réclament le démantèlement de ces systèmes protectionnistes qui représentent pour eux, et à juste titre, une concurrence absolument déloyale. Or, les accords du GATT avaient justement pour mission de veiller à ce que tous les pays démantèlent leurs systèmes de protection puisque aucun ne voulait le faire s'il n'avait pas la garantie que les autres fassent de même. 
  
          Le GATT s'est donc présenté comme un cadre, progressant en plusieurs étapes (les fameux « Round »): le « Kennedy Round » achevé en 1967, le « Tokyo Round » achevé en 1979 et plus récemment l'« Uruguay Round » achevé en 1993. On a pu alors observer un abaissement substantiel des tarifs douaniers et autres obstacles aux échanges dans un nombre grandissant de secteurs industriels et avec la participation d'un nombre grandissant de pays. Cette période a d'ailleurs correspondu à une période de paix retrouvée, d'explosion du commerce international et de croissance économique: l'Europe a pu non seulement être reconstruite mais elle a rattrapé les États-Unis; et il en fut de même pour le Japon qui est devenu l'un pays les plus riches de la planète en l'espace de 30 ans. Puis, on a vu apparaître les nouveaux pays émergents qui étaient précisément ceux qui s'inséraient le mieux dans le commerce international, montrant ainsi que la pauvreté n'était pas une fatalité des pays du Sud ou que la croissance n'était pas un processus réservé aux pays du Nord. 
  
          À l'occasion des conférences de Punta del Est (septembre 1986) et de Montréal (décembre 1988), et alors que les négociations s'élargissaient aux secteurs de l'agriculture et des services, on a vu ressurgir les États au lieu de les voir s'effacer: pour les Européens, les Américains et les Japonais, l'agriculture est une affaire d'État tant ce secteur est subventionné et les prix sont régulés par leurs administrations respectives. Quant aux services, la conception française de services publics est tellement large qu'elle interdit toute négociation dans ce domaine (et la France prend le risque de s'isoler de la recherche internationale, de la formation supérieure ou de la création artistique mondiales). 
  
          En effet, rien ne permet de distinguer un bien d'un service d'un point de vue économique: ils sont tous deux le fruit d'un échange. Les services peuvent donc donner lieu à la formation et au fonctionnement de marchés. Pour le gouvernement français, l'éducation, la recherche, la culture doivent être financées par l'État (qui défend ainsi sa « politique éducative », sa « politique scientifique et technologique », ou sa « politique culturelle ») et non pas faire l'objet d'échanges marchands. Certes, la France n'est pas le seul pays à vouloir ainsi se protéger, mais le domaine de « l'exception française » est si étendu (en matière de recherche, d'agriculture, d'alimentation, de services publics, de santé, etc.) que la position française apparaît de plus en plus indéfendable. 
  
Les risques de l'OMC 
  
          En transformant les accords du GATT en OMC, qui se présente alors comme une « instance de régulation du commerce international », les États – et notamment la France qui est à l'origine de cette conversion à l'occasion de la conférence de Marrakech (1995) – ont pris le risque de mettre en place les conditions du retour en force du mercantilisme. Car l'idée même de réguler les échanges aboutit à perturber les relations commerciales. En effet, un consommateur appréciera que le prix d'un produit X diminue car, de son point de vue, le prix est un coût; mais, le producteur appréciera tout au contraire que le prix du produit qu'il fabrique ou qu'il vend augmente car, de son point de vue, ce prix est un revenu. Si les consommateurs et les producteurs se tournent vers l'État, et si l'État décide d'intervenir dans le jeu des échanges (que ce soit à l'échelle nationale ou internationale), alors il défendra nécessairement les uns au détriment des autres. Il lui faudra bien choisir un « camp » car l'État ne peut à la fois promettre de baisser les prix et d'augmenter les prix. Et il ne peut promettre non plus de garantir le prix d'équilibre car la notion d'équilibre n'a de sens que si le marché fonctionne librement. 
  
          La seule réponse possible – et digne – d'un homme d'État est la suivante: « L'État vous laisse libre de faire des échanges et fera en sorte que les institutions reconnaissent les contrats – préalable juridique au fonctionnement du marché. Concluez un marché! C'est-à-dire, trouvez un terrain d'entente: vous êtes libres de trouver un terrain d'entente mais vous en êtes les seuls responsables! » 
  
          Le marché transforme ainsi un conflit d'intérêt en complémentarité: pour qu'un producteur existe et subsiste, il faut des consommateurs; pour que les consommateurs vivent, il faut des producteurs. Producteurs et consommateurs ont donc un intérêt commun – l'intérêt général – à conclure un marché, c'est-à-dire à trouver le prix d'équilibre. Si l'État se fait l'instrument de telles ou telles corporations (de producteurs) ou de tels ou tels lobbies (de consommateurs) pour imposer un prix artificiel, les rapports de force et la « guerre économique » se substituent à l'échange: dans ce processus, la main « visible » de l'État détruit peu à peu l'action de la « main invisible » du marché. 
  
          L'OMC prend le risque d'être la main visible des États qui entrent ainsi dans l'arène d'une guerre économique, laquelle est le résultat inéluctable de visions mercantilistes. Alors, n'oublions pas la vocation originelle du GATT de se présenter comme un arbitre pour que chaque État fasse ce qu'il attend des autres: qu'il jette ses « armes » (barrières aux échanges) et laisse les personnes de toutes les nations mettre leur infinie diversité au service des échanges internationaux. 
  
  
1. C'est d'ailleurs pourquoi l'argument de la politique de l'emploi est ambiguë, notamment lorsque les hommes et femmes politiques nous disent que l'emploi doit être la préoccupation majeure de toute politique. Il n'y a pas de chômage dans une prison et le chômage (on disait l'oisiveté) était interdit et réprimé en Union Soviétique. On peut donner de l'emploi en demandant à des individus de creuser des trous, puis à d'autres individus de les reboucher. Mais, si l'on occupe ainsi les gens, on gaspille aussi leur temps; ce sont des faux emplois. L'essentiel est en fait de donner à chacun la possibilité de créer des richesses.
  
  
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