Montréal, 2 mars 2002  /  No 99
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
 
 
 
La philosophie libérale. Histoire et actualité d'une tradition intellectuelle, par Alain Laurent, Les Belles Lettres, 2002, 352 p. 
 
 
LIVRE
 
LA PHILOSOPHIE LIBÉRALE D'ALAIN LAURENT: 
UN BOUQUIN À DÉCONSEILLER
 
par Martin Masse
 
 
          On le sait, le libéralisme n'a pas la cote en France. Jacques Chirac, candidat de la « droite » pour se succéder à lui-même à la présidence, préfère ratisser les votes à gauche ou à l'extrême-droite et ne veut pas entendre prononcer le mot. Le seul quotidien national ouvert aux idées libérales, Le Figaro, est semble-t-il en train de succomber à la « pensée unique » (la seule qui existe vraiment, la pensée étatiste) et de virer à gauche lui aussi.  
  
          Dans les médias et le monde universitaire dominés par les réflexes étatistes et collectivistes, le terme « libéral » garde une connotation positive uniquement lorsqu'il est utilisé dans un sens très restreint, pour référer au contexte social et politique des « démocraties libérales », où les droits fondamentaux sont protégés et les minorités ne sont pas persécutées. Dès qu'il s'agit toutefois d'économie, c'est-à-dire de libre marché, de libre-échange, de mondialisation, de déréglementation et de réduction d'impôts, la pensée libérale se transforme en un ogre dévoreur de petits enfants et acquiert des préfixes menaçants pour devenir « néolibérale » ou « ultralibérale ».  
 
          Comme l'explique Alain Laurent dans le prologue de La philosophie libérale, « D'édulcorations en affabulations péjorantes, de glissements en gauchissements qui en biaisent la signification et la portée véritables, la notion de libéralisme en est arrivée au degré ultime d'un brouillage sémantique confinant à la perte ou au déni d'identité intellectuelle. »
 
Quel libéralisme? 
  
          Même pour ceux qui, comme nous au QL, se réclament de la tradition libérale classique, le mot libéralisme n'est pas dénué d'ambiguïté. Nous avons choisi, comme nos amis anglophones, d'adopter le terme « libertarien » pour nous décrire justement parce que libéral est devenu un mot fourre-tout qui ne veut plus rien dire de précis et qui veut parfois dire le contraire de libéral (voir NÉOLIBÉRAL, LIBERTAIRE OU LIBERTARIEN?, le QL, no 97).  
  
          Il existe bien une tradition philosophique libérale, mais les libertariens sont-ils simplement des libéraux classiques contemporains qui s'appellent autrement? Sont-ils des libéraux classiques plus radicaux et cohérents dans leur défense de la liberté individuelle? Ou sont-ils carrément autre chose? L'une ou l'autre de ces interprétations peut se défendre, dans la mesure où l'on définit bien ce qu'on entend par chaque terme et où l'on explique clairement ce qu'on entend par cette tradition, pourquoi on inclut tel courant et tel auteur et pourquoi on exclut tel autre. 
  
          C'est ce qu'Alain Laurent aurait dû faire dans cette exploration des principes et de l'histoire du libéralisme, qui vise à remettre les pendules à l'heure et à rendre justice à cette tradition philosophique. Il y échoue toutefois lamentablement. 
  
          Dès les premières pages du livre, on est pris d'un doute. L'auteur explique en quoi ce terme d'« ultralibéralisme » si souvent répété en France ne correspond en rien à une tradition libérale qui conjugue un individualisme méthodologique avec une éthique fondée sur la liberté et la responsabilité individuelles, le droit de propriété, le pluralisme et la tolérance. Toutefois, il y mentionne, sans ironie et comme une concession à ceux qui dénigrent le libéralisme, des « dérives marchéistes », les outrances de certains « thuriféraires exaltés » de la théorie libérale, ou encore « l'obsédant discours économiciste du libre marché qui a accompagné la résurgence libérale ». 
  
          D'une page à l'autre, on passe d'une dénonciation des malentendus et déformations doctrinales concernant le libéralisme véhiculés par ses opposants à un passage où les clichés anticapitalistes les plus éculés sont cités avec approbation.  
  
          Ainsi, en page 127, Alain Laurent explique avec justesse que « liberté économique et liberté politique s'impliquent mutuellement. Pour les libéraux, il n'est pas de liberté économique assurée qui ne soit constitutionnellement, donc politiquement, garantie et juridiquement réglée; et pas de liberté politique certaine qui ne soit économiquement enracinée afin de rendre les individus indépendants du pouvoir d'État. » Un peu plus loin, à la page 130, il faut toutefois convenir que « s'il n'y a pas au niveau théorique de "libéralisme économique" découplé de la philosophie libérale en général, il existe des pseudo-libéraux purement préoccupés d'économie et de marché qui ne retiennent du libéralisme que ce qui les arrange (le droit de propriété, le libre-échange...) sans se soucier de cohérence intellectuelle globale ni d'éthique de la liberté individuelle pour tous. De même qu'il existe des pratiques capitalistes illibérales: marchés conclu [sic] avec des États tyranniques, exploitation du travail d'enfants sous-payés, pactisations avec les mafias, atteintes à l'environnement, obsession d'une "création de valeur" supplémentaire à destination des seuls actionnaires... » 
  
          Non mais, qu'est-ce qu'un tel charabia d'illettré économique socialiste vient faire dans un essai qui prétend défendre la philosophie libérale?! Comme de nombreux articles du QL l'ont déjà montré, ce ne sont pas les méchants capitalistes qui sont responsables de ces multiples problèmes mais bien l'État et les entraves qu'il met au développement économique. Dans un monde où les droits de propriété et le libre-échange (des buts pas si importants pour M. Laurent, semble-t-il) seraient universellement respectés, il n'y aurait ni enfants obligés de travailler pour survivre (c'est encore le cas de nos jours seulement dans les pays sous-développés socialistes), ni atteinte à l'environnement (les gouvernements protègent les pollueurs en collectivisant l'environnement), ni pactisations avec les mafias (qui n'existent que parce que l'État entretient leur business) et encore moins des marchés conclus avec des États tyranniques (puisqu'il n'y aurait évidemment pas d'État tyrannique).  
  
À bas les vrais ultra-libéraux! 
  
          Il fallait s'y attendre après avoir lu de tels passages: l'auteur a recours aux mêmes méthodes de brouillage sémantique que les propagandistes de gauche. Après avoir dénoncé l'utilisation du terme « ultra-libéralisme » par ceux qui tentent de dénigrer l'économie de marché, il finit par faire la même chose et dénonce les... « vrais ultra-libéraux »! Cette notion d'ultra-libéralisme, explique-t-il, « Libérée de sa gangue idéologiquement partisane et polémique, [...] peut en effet détenir une certaine pertinence, plus circonscrite que dans l'actuel mésusage mais utile pour établir une objective discrimination entre ce qui est encore libéral – et ce qui cesse de l'être par véritable excès. » Ce qui cesse d'être libéral par excès, selon Alain Laurent, c'est l'anarcho-capitalisme. 
  
          Comme je l'ai noté plus haut, la tradition libérale comprend de nombreux courants et il n'est pas nécessairement évident de mettre une ligne de démarcation ici ou là. Je n'ai aucune objection théorique a priori contre l'idée d'en exclure l'anarcho-capitalisme si l'on peut expliquer en quoi ce qui différencie ce courant du libéralisme plus « modéré » – essentiellement, le fait qu'il vise à tout privatiser, y compris les fonctions régaliennes d'un État minimal que sont la défense, la police, la justice – en fait une philosophie absolument différente. Pour cela, il faudrait expliquer honnêtement ce qu'est l'anarcho-capitalisme, le remettre en contexte par rapport à la tradition libérale et appuyer son choix classificatoire sur des arguments bien étayés. 
  
          L'auteur ne fait rien de tout cela. Et le chapitre 12 qui traite de cette question est un véritable désastre qui disqualifie complètement tout l'ouvrage. 
  
          D'abord, une coquille dans le titre (les coquilles pullulent dans ce livre) fait en sorte que le mot « libertarien » devient « libertairien », à mi-chemin donc entre libertarien et libertaire. Déjà qu'il y a une confusion entre ces deux termes, ça commence mal. Mais la confusion s'aggrave de page en page, avec l'apparition de néologismes sortis de nulle part et une utilisation erronée des termes pour décrire les courants du mouvement libertarien. 
  
          On apprend que « Deux variétés de véritable ultra-libéralisme sont toutefois à distinguer. On ne saurait confondre, d'une part, une pratique "marchéiste" triviale et brutale, non théorisée, où seule compte une maximisation à court terme du profit avec un égard minimal pour les partenaires, avec, d'autre part, un intégral laissez-fairisme doctrinal, peu souvent soutenu, qu'il vaudrait mieux qualifier d'hypermarchéisme ou de libérisme. » Marchéisme brutal, laissez-fairisme doctrinal, hypermarchéisme, libérisme: voilà, n'est-ce pas, un bon choix de nouveaux termes péjoratifs pour les étatistes qui ont l'impression de se répéter en utilisant sans cesse « capitalisme sauvage »! 
  
     « Non mais, qu'est-ce qu'un tel charabia d'illettré économique socialiste vient faire dans un essai qui prétend défendre la philosophie libérale?! »
 
          Puis, Alain Laurent explique que le terme libertarien signifie essentiellement anarcho-capitaliste et donc que ni Mises, ni Hayek, ni Friedman et Rand, ne sont libertariens. Cela est bien sûr totalement faux. Quiconque suit les débats qui ont cours aux États-Unis sait que libertarien est un mot générique qui inclut aussi bien les « minarchistes » (partisans d'un État minimal) que les anarcho-capitalistes (partisans de la disparition complète de l'État). Le Parti libertarien américain, l'Institut Cato, le magazine Reason: on pourrait donner des dizaines d'exemples de groupes ou de publications qui se réclament du libertarianisme et qui souhaitent réduire de façon importante la taille de l'État, mais pas le voir disparaître. M. Laurent n'a d'ailleurs manifestement jamais consulté les pages du QL, seule publication en français qui se définit comme libertarienne et où se côtoient les deux groupes. C'est l'usage qui donne un sens aux mots, non? 
  
          On s'enfonce toujours plus dans ce magma lexicographique dans la page suivante alors que l'auteur identifie encore deux courants au sein du mouvement libertarien, les « néo-libertariens devenus plus nuancés et pragmatiques » et qui se sont convertis à la nécessité d'un État minimal, et les « paléo-libertariens » qui militent pour la disparition de l'État. 
  
          Mais d'où sort donc cette distinction? Le terme « neolibertarian » n'est utilisé par personne en anglais et ne réfère à aucun courant organisé. Une recherche sur Internet ne donne que 23 mentions, qui n'ont rien à voir avec ce qu'explique Alain Laurent, contre 440 000 par exemple pour « libertarian ». Quant aux paleolibertarians (qui deviennent bizarrement des archéo-libertariens en page 281, autre terme non-existant!), ceux qu'on retrouve sur le site lewrockwell.com par exemple, ce sont bien des anarcho-capitalistes mais avec une tendance un peu particulière. Ils se disent en filiation avec la Old Right qui existait encore jusque dans les années 1930 aux États-Unis (d'où le préfixe « paléo » qui signifie ancien), sont plutôt conservateurs sur le plan social et culturel, et isolationnistes et anti-impérialistes pour ce qui est de la politique extérieure(1). 
  
          Loin de vouloir dire la même chose, les mots libertarien, anarcho-capitaliste et paléo-libertarien réfèrent à trois courants philosophiques distincts, dont on n'apprend d'ailleurs strictement rien de pertinent dans ce livre ni pourquoi il faut les exclure de la tradition libérale. Alain Laurent ne sait manifestement pas de quoi il parle. Il ne connaît pas non plus les auteurs américains qu'il mentionne pour illustrer ces courants. Thomas Sowell n'est pas un anarcho-capitaliste. David Friedman est anarcho-capitaliste mais n'est pas paléo-libertarien. Et décrire Murray Rothbard, principal théoricien de l'anarcho-capitalisme, comme quelqu'un qui « pensait plus de bien de Staline que de l'Alliance atlantique » est tellement stupide et intellectuellement malhonnête qu'on ne peut qu'en conclure que l'auteur a délibérément voulu salir sa réputation pour rendre ce courant de pensée illégitime, au lieu de s'y attaquer avec des arguments. 
  
Vive les libéraux de gauche! 
  
          En contrepartie de cette attaque contre les anarcho-capitalistes et les « hypermarchéistes » (parmi lesquels il inclut Hayek, qu'il dénonce toutefois ailleurs dans le livre pour ses positions théoriques trop holistes et collectivistes!), Alain Laurent décrit longuement et semble avoir tout au long de son ouvrage un faible prononcé pour ceux qu'il appelle les « libéraux de gauche » – les Raymond Aron, Wilhelm Röpke, Pierre-Joseph Proudhon ou Mario Vargas Llosa. 
  
          Dans son épilogue, il invite les libéraux à remiser les « illusions et présomptions qui, alliant l'angélisme au dogmatisme, continuent parfois de polluer la théorie libérale ». Parmi ces illusions polluantes, il mentionne « l'idée lénifiante d'un individu forcément toujours bon juge de son propre intérêt ». Hein?! Est-ce à dire que d'autres personnes – des politiciens, des bureaucrates, ou l'élite intellectuelle nationalo-socialiste peut-être? – peuvent être meilleurs juges que moi de mes propres intérêts? Est-ce avec ce type de compromis qu'on relancera la tradition libérale? 
  
          C'est malheureusement ce que croit Alain Laurent. Cela explique pourquoi il inclut, parmi les acteurs de la scène politique qui incarnent ce libéralisme « oecuménique » qu'il appelle de ses voeux, rien de moins que les figures de proue de la « troisième voie » que sont les Clinton, Blair et Schöder. Ceux-ci ne sont pourtant que des sociaux-démocrates, ouverts aux bienfaits du marché lorsqu'il est bien « encadré » par la réglementation étatique, que des étatistes qui tiennent un discours moins archaïquement marxiste que les dinosaures socialistes et communistes qui sévissent encore en France. 
  
           Si la tradition libérale exclut vraiment les libertariens trop « marchéistes » et radicaux, mais comprend des étatistes pragmatiques, on se demande après tout pourquoi il ne serait pas préférable d'en faire une branche de la tradition socialiste. M. Laurent devrait s'y mettre pour son prochain essai, peut-être réussirait-il à faire preuve de plus de cohérence.  
  
          Confusion, jargonnage inutile et déformation de sens: voilà en fin de compte les seules impressions qui me restent après la lecture de ce bouquin. La philosophie libérale et libertarienne est déjà dans les limbes en France et nos ennemis font tout ce qu'ils peuvent pour répandre des faussetés sur nous et nous dépeindre sous des traits diaboliques. On n'a certainement pas besoin que des libéraux mélangés tentés par la social-démocratie empirent les choses avec des bouquins mal foutus comme celui-ci.  
  
 
1. J'ai découvert après la rédaction de cet article d'où semble venir cette formulation sans fondement employée par Alain Laurent. Lors d'une conférence sur son livre donnée à l'Institut Euro 92 le 30 janvier dernier, M. Laurent réfère à un article de R.W. Bradford, directeur du magazine Liberty, où ce dernier appelle au développement d'un courant néolibertarien qui s'opposerait au paléolibertarien. Si je comprends bien, sur la base de ce seul article qui n'a eu strictement aucun écho, et sans vraiment comprendre le sens de ces termes, il en aurait déduit qu'il s'agit là d'une fracture majeure au sein du mouvement libertarien américain. Et dire que M. Laurent insiste sur l'importance de bien définir les concepts tout au long de sa conférence...  >>
 
 
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Le Québec libre des nationalo-étatistes
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?

    « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. » 

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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