Quel
libéralisme?
Même pour ceux qui, comme nous au QL, se réclament
de la tradition libérale classique, le mot libéralisme n'est pas
dénué d'ambiguïté. Nous avons choisi, comme nos
amis anglophones, d'adopter le terme « libertarien »
pour nous décrire justement parce que libéral est devenu
un mot fourre-tout qui ne veut plus rien dire de précis et qui veut
parfois dire le contraire de libéral (voir NÉOLIBÉRAL,
LIBERTAIRE OU LIBERTARIEN?, le QL, no
97).
Il existe bien une tradition philosophique libérale, mais les libertariens
sont-ils simplement des libéraux classiques contemporains qui s'appellent
autrement? Sont-ils des libéraux classiques plus radicaux et cohérents
dans leur défense de la liberté individuelle? Ou sont-ils
carrément autre chose? L'une ou l'autre de ces interprétations
peut se défendre, dans la mesure où l'on définit bien
ce qu'on entend par chaque terme et où l'on explique clairement
ce qu'on entend par cette tradition, pourquoi on inclut tel courant et
tel auteur et pourquoi on exclut tel autre.
C'est ce qu'Alain Laurent aurait dû faire dans cette exploration
des principes et de l'histoire du libéralisme, qui vise à
remettre les pendules à l'heure et à rendre justice à
cette tradition philosophique. Il y échoue toutefois lamentablement.
Dès les premières pages du livre, on est pris d'un doute.
L'auteur explique en quoi ce terme d'« ultralibéralisme
» si souvent répété en France ne correspond
en rien à une tradition libérale qui conjugue un individualisme
méthodologique avec une éthique fondée sur la liberté
et la responsabilité individuelles, le droit de propriété,
le pluralisme et la tolérance. Toutefois, il y mentionne, sans ironie
et comme une concession à ceux qui dénigrent le libéralisme,
des « dérives marchéistes », les
outrances de certains « thuriféraires exaltés
» de la théorie libérale, ou encore «
l'obsédant discours économiciste du libre marché
qui a accompagné la résurgence libérale ».
D'une page à l'autre, on passe d'une dénonciation des malentendus
et déformations doctrinales concernant le libéralisme véhiculés
par ses opposants à un passage où les clichés anticapitalistes
les plus éculés sont cités avec approbation.
Ainsi, en page 127, Alain Laurent explique avec justesse que «
liberté économique et liberté politique s'impliquent
mutuellement. Pour les libéraux, il n'est pas de liberté
économique assurée qui ne soit constitutionnellement, donc
politiquement, garantie et juridiquement réglée; et pas de
liberté politique certaine qui ne soit économiquement enracinée
afin de rendre les individus indépendants du pouvoir d'État.
» Un peu plus loin, à la page 130, il faut toutefois
convenir que « s'il n'y a pas au niveau théorique
de "libéralisme économique" découplé de la
philosophie libérale en général, il existe des pseudo-libéraux
purement préoccupés d'économie et de marché
qui ne retiennent du libéralisme que ce qui les arrange (le droit
de propriété, le libre-échange...) sans se soucier
de cohérence intellectuelle globale ni d'éthique de la liberté
individuelle pour tous. De même qu'il existe des pratiques capitalistes
illibérales: marchés conclu [sic] avec des États tyranniques,
exploitation du travail d'enfants sous-payés, pactisations avec
les mafias, atteintes à l'environnement, obsession d'une "création
de valeur" supplémentaire à destination des seuls actionnaires...
»
Non mais, qu'est-ce qu'un tel charabia d'illettré économique
socialiste vient faire dans un essai qui prétend défendre
la philosophie libérale?! Comme de nombreux articles du QL
l'ont déjà montré, ce ne sont pas les méchants
capitalistes qui sont responsables de ces multiples problèmes mais
bien l'État et les entraves qu'il met au développement économique.
Dans un monde où les droits de propriété et le libre-échange
(des buts pas si importants pour M. Laurent, semble-t-il) seraient universellement
respectés, il n'y aurait ni enfants obligés de travailler
pour survivre (c'est encore le cas de nos jours seulement dans les pays
sous-développés socialistes), ni atteinte à l'environnement
(les gouvernements protègent les pollueurs en collectivisant l'environnement),
ni pactisations avec les mafias (qui n'existent que parce que l'État
entretient leur business) et encore moins des marchés conclus avec
des États tyranniques (puisqu'il n'y aurait évidemment pas
d'État tyrannique).
À
bas les vrais ultra-libéraux!
Il fallait s'y attendre après avoir lu de tels passages: l'auteur
a recours aux mêmes méthodes de brouillage sémantique
que les propagandistes de gauche. Après avoir dénoncé
l'utilisation du terme « ultra-libéralisme »
par ceux qui tentent de dénigrer l'économie de marché,
il finit par faire la même chose et dénonce les... «
vrais ultra-libéraux »! Cette notion d'ultra-libéralisme,
explique-t-il, « Libérée de sa gangue
idéologiquement partisane et polémique, [...] peut en effet
détenir une certaine pertinence, plus circonscrite que dans l'actuel
mésusage mais utile pour établir une objective discrimination
entre ce qui est encore libéral – et ce qui cesse de l'être
par véritable excès. » Ce qui cesse d'être
libéral par excès, selon Alain Laurent, c'est l'anarcho-capitalisme.
Comme je l'ai noté plus haut, la tradition libérale comprend
de nombreux courants et il n'est pas nécessairement évident
de mettre une ligne de démarcation ici ou là. Je n'ai aucune
objection théorique a priori contre l'idée d'en exclure
l'anarcho-capitalisme si l'on peut expliquer en quoi ce qui différencie
ce courant du libéralisme plus « modéré
» – essentiellement, le fait qu'il vise à tout privatiser,
y compris les fonctions régaliennes d'un État minimal que
sont la défense, la police, la justice – en fait une philosophie
absolument différente. Pour cela, il faudrait expliquer honnêtement
ce qu'est l'anarcho-capitalisme, le remettre en contexte par rapport à
la tradition libérale et appuyer son choix classificatoire sur des
arguments bien étayés.
L'auteur ne fait rien de tout cela. Et le chapitre 12 qui traite de cette
question est un véritable désastre qui disqualifie complètement
tout l'ouvrage.
D'abord, une coquille dans le titre (les coquilles pullulent dans ce livre)
fait en sorte que le mot « libertarien » devient
« libertairien », à mi-chemin donc entre
libertarien et libertaire. Déjà qu'il y a une confusion entre
ces deux termes, ça commence mal. Mais la confusion s'aggrave de
page en page, avec l'apparition de néologismes sortis de nulle part
et une utilisation erronée des termes pour décrire les courants
du mouvement libertarien.
On apprend que « Deux variétés de véritable
ultra-libéralisme sont toutefois à distinguer. On ne saurait
confondre, d'une part, une pratique "marchéiste" triviale et brutale,
non théorisée, où seule compte une maximisation à
court terme du profit avec un égard minimal pour les partenaires,
avec, d'autre part, un intégral laissez-fairisme doctrinal, peu
souvent soutenu, qu'il vaudrait mieux qualifier d'hypermarchéisme
ou de libérisme. » Marchéisme brutal,
laissez-fairisme doctrinal, hypermarchéisme, libérisme: voilà,
n'est-ce pas, un bon choix de nouveaux termes péjoratifs pour les
étatistes qui ont l'impression de se répéter en utilisant
sans cesse « capitalisme sauvage »!
« Non mais, qu'est-ce qu'un tel charabia d'illettré économique
socialiste vient faire dans un essai qui prétend défendre
la philosophie libérale?! » |
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Puis, Alain Laurent explique que le terme libertarien signifie essentiellement
anarcho-capitaliste et donc que ni Mises, ni Hayek, ni Friedman et Rand,
ne sont libertariens. Cela est bien sûr totalement faux. Quiconque
suit les débats qui ont cours aux États-Unis sait que libertarien
est un mot générique qui inclut aussi bien les «
minarchistes » (partisans d'un État minimal) que les
anarcho-capitalistes (partisans de la disparition complète de l'État).
Le Parti libertarien américain, l'Institut Cato, le magazine Reason:
on pourrait donner des dizaines d'exemples de groupes ou de publications
qui se réclament du libertarianisme et qui souhaitent réduire
de façon importante la taille de l'État, mais pas le voir
disparaître. M. Laurent n'a d'ailleurs manifestement jamais consulté
les pages du QL, seule publication en français qui se définit
comme libertarienne et où se côtoient les deux groupes. C'est
l'usage qui donne un sens aux mots, non?
On s'enfonce toujours plus dans ce magma lexicographique dans la page suivante
alors que l'auteur identifie encore deux courants au sein du mouvement
libertarien, les « néo-libertariens devenus
plus nuancés et pragmatiques » et qui se sont
convertis à la nécessité d'un État minimal,
et les « paléo-libertariens » qui
militent pour la disparition de l'État.
Mais d'où sort donc cette distinction? Le terme « neolibertarian
» n'est utilisé par personne en anglais et ne réfère
à aucun courant organisé. Une recherche sur Internet ne donne
que 23 mentions, qui n'ont rien à voir avec ce qu'explique Alain
Laurent, contre 440 000 par exemple pour « libertarian
». Quant aux paleolibertarians (qui deviennent
bizarrement des archéo-libertariens en page 281, autre terme non-existant!),
ceux qu'on retrouve sur le site lewrockwell.com
par exemple, ce sont bien des anarcho-capitalistes mais avec une tendance
un peu particulière. Ils se disent en filiation avec la Old Right
qui existait encore jusque dans les années 1930 aux États-Unis
(d'où le préfixe « paléo » qui signifie
ancien), sont plutôt conservateurs sur le plan social et culturel,
et isolationnistes et anti-impérialistes pour ce qui est de la politique
extérieure(1).
Loin de vouloir dire la même chose, les mots libertarien, anarcho-capitaliste
et paléo-libertarien réfèrent à trois courants
philosophiques distincts, dont on n'apprend d'ailleurs strictement rien
de pertinent dans ce livre ni pourquoi il faut les exclure de la tradition
libérale. Alain Laurent ne sait manifestement pas de
quoi il parle. Il ne connaît pas non plus les auteurs américains
qu'il mentionne pour illustrer ces courants. Thomas Sowell n'est pas un
anarcho-capitaliste. David Friedman est anarcho-capitaliste mais n'est
pas paléo-libertarien. Et décrire Murray Rothbard, principal
théoricien de l'anarcho-capitalisme, comme quelqu'un qui «
pensait plus de bien de Staline que de l'Alliance atlantique
» est tellement stupide et intellectuellement malhonnête
qu'on ne peut qu'en conclure que l'auteur a délibérément
voulu salir sa réputation pour rendre ce courant de pensée
illégitime, au lieu de s'y attaquer avec des arguments.
Vive
les libéraux de gauche!
En contrepartie de cette attaque contre les anarcho-capitalistes et les
« hypermarchéistes » (parmi lesquels il
inclut Hayek, qu'il dénonce toutefois ailleurs dans le livre pour
ses positions théoriques trop holistes et collectivistes!), Alain
Laurent décrit longuement et semble avoir tout au long de son ouvrage
un faible prononcé pour ceux qu'il appelle les « libéraux
de gauche » – les Raymond Aron, Wilhelm Röpke,
Pierre-Joseph Proudhon ou Mario Vargas Llosa.
Dans son épilogue, il invite les libéraux à remiser
les « illusions et présomptions qui, alliant
l'angélisme au dogmatisme, continuent parfois de polluer la théorie
libérale ». Parmi ces illusions polluantes, il
mentionne « l'idée lénifiante d'un individu forcément
toujours bon juge de son propre intérêt ».
Hein?! Est-ce à dire que d'autres personnes – des politiciens,
des bureaucrates, ou l'élite intellectuelle nationalo-socialiste
peut-être? – peuvent être meilleurs juges que moi de mes
propres intérêts? Est-ce avec ce type de compromis qu'on relancera
la tradition libérale?
C'est malheureusement ce que croit Alain Laurent. Cela explique pourquoi
il inclut, parmi les acteurs de la scène politique qui incarnent
ce libéralisme « oecuménique » qu'il appelle
de ses voeux, rien de moins que les figures de proue de la «
troisième voie » que sont les Clinton,
Blair et Schöder. Ceux-ci ne sont pourtant que des sociaux-démocrates,
ouverts aux bienfaits du marché lorsqu'il est bien «
encadré » par la réglementation étatique,
que des étatistes qui tiennent un discours moins archaïquement
marxiste que les dinosaures socialistes et communistes qui sévissent
encore en France.
Si la tradition libérale exclut vraiment les libertariens trop «
marchéistes » et radicaux, mais comprend des étatistes
pragmatiques, on se demande après tout pourquoi il ne serait pas
préférable d'en faire une branche de la tradition socialiste.
M. Laurent devrait s'y mettre pour son prochain essai, peut-être
réussirait-il à faire preuve de plus de cohérence.
Confusion, jargonnage inutile et déformation de sens: voilà
en fin de compte les seules impressions qui me restent après la
lecture de ce bouquin. La philosophie libérale et libertarienne
est déjà dans les limbes en France et nos ennemis font tout
ce qu'ils peuvent pour répandre des faussetés sur nous et
nous dépeindre sous des traits diaboliques. On n'a certainement
pas besoin que des libéraux mélangés tentés
par la social-démocratie empirent les choses avec des bouquins mal
foutus comme celui-ci.
1.
J'ai découvert après la rédaction de cet article d'où
semble venir cette formulation sans fondement employée par Alain
Laurent. Lors d'une conférence
sur son livre donnée à l'Institut Euro 92 le 30 janvier dernier,
M. Laurent réfère à un article de R.W.
Bradford, directeur du magazine Liberty, où ce dernier appelle
au développement d'un courant néolibertarien qui s'opposerait
au paléolibertarien. Si je comprends bien, sur la base de ce seul
article qui n'a eu strictement aucun écho, et sans vraiment comprendre
le sens de ces termes, il en aurait déduit qu'il s'agit là
d'une fracture majeure au sein du mouvement libertarien américain.
Et dire que M. Laurent insiste sur l'importance de bien définir
les concepts tout au long de sa conférence... >> |
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