Jeter
l'argent par les fenêtres
« Après avoir été lancée
en grande pompe en juin 1998, 231 millions $ plus tard, après
des efforts plus que louables par l'ensemble du gouvernement, la politique
québécoise du livre n'aura pas réussie à améliorer
pour la peine les habitudes de lecture au Québec. »
C'est ce qu'on apprenait le 7 mars dernier dans La Presse(1).
« Le niveau de lecture demeure troublant, il n'est pas
en hausse et on peut même dire qu'il est en baisse, mais il ne faut
pas baisser les bras. » En entrevue à la Presse
canadienne, notre ministre de la Culture et des Communications, Diane Lemieux,
a admis que nous étions encore bien loin de la coupe aux lèvres
en matière de lecture, qu'il y avait encore beaucoup de chemin à
parcourir avant de crier victoire et qu'il faudrait envisager encore beaucoup
d'autres mesures incitatives pour améliorer la situation. La routine
quoi.
En bonne politicienne qu'elle est, la ministre préfère l'intervention
gouvernementale à l'initiative individuelle – de citoyens ou d'entrepreneurs
–: « Il faut mettre en place des mécanismes,
des activités de promotion pour attirer les gens dans les bibliothèques
qui en retour doivent devenir des lieux de diffusion culturelle [...] Le
bilan en termes d'outils est bon, soutient Mme Lemieux, mais sur le fond
on a encore beaucoup de boulot à abattre. »
Comme l'écrivait l'éditorialiste de La Presse, Mario
Roy, quelques jours plus tard: « Malgré tout
le béton que l'État a ou va couler pour y ranger des livres,
malgré des programmes d'incitation à lecture, des concours
[...], des journées mondiales, des tournées d'écrivains
dans les écoles, des salons, des machins et des trucs... malgré
tout cela, donc, la lecture de livres décline. Peut-être est-ce
l'occasion de citer cet homme politique français, Henri Queuille,
qui, parlant de l'action de l'État, remarqua un jour: "Il n'existe
pas de problème que l'absence de solution ne finisse par résoudre..."(2)
»
L'effet
Oprah
En même temps que Québec annonçait que sa politique
de lecture ne levait pas, la Canadienne Ann-Marie McDonald, elle, annonçait
que les ventes de son roman Fall On Your Knees (Un Parfum de
cèdre en version française) avaient connu une hausse
spectaculaire depuis qu'Oprah Winfrey l'avait choisi comme livre du mois
pour son club de lecture(3).
Aucune statistique ne démontre que l'initiative de l'animatrice
crée de nouveaux lecteurs, mais il n'est pas difficile d'imaginer
que beaucoup de téléspectatrices qui regardent son émission
se procurent les livres dont elle parle parce qu'elle en parle.
Dans ce sens, elle crée définitivement un engouement pour
la lecture.
Avant l'annonce d'Oprah, seulement 45 000 exemplaires de Fall on Your
Knees – une saga familiale un peu tordue qui se déroule sur
l'île du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse – avaient été
distribués aux États-Unis. Plus de 600 000 nouvelles copies
ont été réimprimées depuis. Le livre est apparu
sur la liste des best-sellers du New York Times (la référence)
presqu'immédiatement après que l'animatrice eût avoué
son intérêt pour celui-ci. Près d'un mois plus tard,
il est toujours dans le Top 10 – maintenant en 6e position (21-03-02).
Et l'effet Oprah ne se fait pas sentir qu'aux États-Unis. Aux dires
des gens du milieu québécois de l'édition, il
commencerait à se faire « sérieusement
» sentir ici pour les ouvrages qui sont traduits en français.
Au Canada, 200 000 exemplaires avaient été vendus
depuis la parution du livre, en 1996. Dès que Knopf Canada a appris
la nouvelle de nos voisins du Sud, 70 000 nouvelles copies
ont été imprimées. Flammarion Québec a aussi
fait réimprimer Un Parfum de cèdre, en quantité
plus modeste toutefois.
Comment expliquer qu'une personnalité publique, avec comme seul
argument ses mots, réussisse à créer un engouement
pour la lecture alors qu'un gouvernement, avec tous les moyens et toutes
les tribunes dont il dispose, n'y arrive pas? Deux explications viennent
à l'esprit: 1) l'approche de l'animatrice est plus appropriée
que celle de la ministre pour inciter à lire, 2) le secteur privé
américain est plus dynamique que ne l'est le canadien quand vient
le temps de vendre des livres.
Tout
est dans l'approche
D'abord la différence entre les approches privilégiées
par l'une et par l'autre: L'une est une star du petit écran, elle
arrive au premier rang des personnalités les plus admirées
par M. et Mme Tout-le-monde. Elle s'adresse à un auditoire d'admiratrices
d'un point de vue personnel: « Vous aimerez ce
livre, je l'ai lu et je l'ai aimé. »; elle leur
suggère quelques-unes de ses bonnes lectures, leur «
vend » des histoires qui l'ont touchée; elle leur propose
de passer quelques heures agréables en compagnie d'auteur(e)s qui
l'ont marqué; bref, elle leur donne envie de se plonger dans différents
univers littéraires...
L'autre est une politicienne, elle arrive au premier rang des personnalités
les moins respectées. Par voie de communiqués ou par porte-parole
interposée, elle s'adresse à une collectivité abstraite
d'un point de vue ministériel: « Vous
aimerez la lecture, c'est bon pour vous et ça entraîne d'importantes
retombées économiques pour nos artistes et pour l'ensemble
de la communauté. »; elle tente de convaincre
des bienfaits de la lecture, dit que c'est indispensable si l'on veut faire
face à la nouvelle économie, si l'on veut encourager la littérature
d'ici, si l'on veut enrichir sa vie, etc.... Bref, l'animatrice invite
au plaisir, la ministre, au devoir(4).
L'une dégage la passion, l'autre, l'obligation.
« L'entrepreneur privé, contrairement au fonctionnaire de
la culture qui ne risque pas son emploi à toutes les fois qu'il
tente de nouvelles tactiques déconnectés des réalités
du marché, ne doit avoir qu'une seule idée en tête:
faire en sorte que ses investissements rapportent – l'appui aux bonnes
causes suivra, si
profits il y a. » |
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Alors que l'initiative d'Oprah est personnelle et spontanée, celle
de Mme Lemieux est « mandatée » par l'État
et est le fruit de longues et ennuyeuses heures de consultations «
publiques » avec toute l'habituelle galerie de groupes et
de porte-parole officiels impliqués dans le dossier. Alors que l'initiative
de l'animatrice dégage la spontanéité et le plaisir
de la découverte (Oprah nous fait part de ses coups de coeur), celle
de la ministre dégage le prémédité et l'arrangement
élaboré entre copains intéressés (on sent qu'on
tente de nous attirer dans une combine louche)...
Autre explication, le secteur privé est mieux adapté que
ne l'est le secteur public pour faire sortir les livres. Quand Oprah Winfrey
met sur pied un club de lecture, ce n'est pas pour inciter à lire
ou quelque noble cause de la sorte (et même si ça l'était,
cela n'enlèverait en rien le mérite de l'initiative), c'est
pour faire augmenter ses revenus. Pour faire accroître sa notoriété
et sa visibilité. Ça fonctionne, la preuve est que vous êtes
presqu'assuré de tomber sur un livre (ou un display de livres) arborant
le logo du club d'Oprah à toutes les fois que vous allez à
la librairie.
Oprah en sort gagnante (son nom circule, ses revenus augmentent, sa notoriété
grandit), les auteur(e)s dont les romans figurent sur sa liste de recommandations
d'Oprah en sortent gagnants (leurs noms circulent, leurs ventes grimpent,
plusieurs deviennent millionnaires du jour au lendemain), les maisons d'édition
en sortent gagnantes (leurs noms circulent, elles impriment plus d'exemplaires
de livres et multiplient les éditions), et finalement les lecteurs
en sortent gagnants (leurs choix sont facilités, ils lisent davantage).
Tout cet exercice de promotion se fait aux frais de l'entreprise privée,
sans que l'État vienne fouiller dans vos poches pour ensuite vous
vendre (à vos frais) l'idée que la lecture c'est important
pour vous parce que bla bla bla... Une approche bien différente
de celle en vigueur ici. Chez nous, dans le domaine de l'édition
– comme dans bien d'autres domaines culturels d'ailleurs –, l'entreprise
« privée » donne l'impression d'être
incapable d'innover; d'en être arrivée à ne plus se
sentir obligée de multiplier les initiatives marketing comme
si son avenir en dépendait. Elle semble s'en remettre davantage
à l'État et à ses fonctionnaires – qu'elle blâme
si les choses vont mal – pour qu'ils s'en chargent.
(De plus, au Québec, la notion même de succès commercial
est suspecte. Pour plusieurs, ce qui est « commercial »
n'est pas noble. Ce qui est « commercial » n'est
bon que pour un public de banlieusards quétaines, ou je ne sais
trop quoi. Les notions de base de l'entrepreneurship ne s'appliqueraient
pas lorsqu'il s'agit de culture parce que les produits de la culture ne
seraient pas de produits de consommation comme les autres. Pourtant, lorsque
les Américains appliquent ces mêmes notions, dans quelque
domaine que ce soit, on envie les résultats. Lorsque les Américains
réussissent de bons coups, on s'empresse de les copier. Allez savoir.)
Le
plaisir avant le devoir
La principale incitation d'une entreprise est de faire des profits, pas
de rendre « meilleure » la collectivité.
L'entrepreneur privé, contrairement au fonctionnaire de la culture
qui ne risque pas son emploi à toutes les fois qu'il tente de nouvelles
tactiques déconnectés des réalités du marché,
ne doit avoir qu'une seule idée en tête: faire en sorte que
ses investissements rapportent – l'appui aux bonnes causes suivra, si profits
il y a. Cette incitation, on le voit dans des initiatives comme celle d'Oprah,
à elle seule est génératrice d'originalité
et d'ingéniosité.
Si au lieu de publier des dizaines et des dizaines de recueils de poésie
ou de romans « d'auteurs » – l'équivalent
du film d'auteur qui met en scène de songés anti-héros
errant sans but ou à la recherche d'une quelconque raison d'être...
–, les maisons d'édition se concentraient sur les genres qui font
l'objet d'une réelle demande, peut-être se lirait-il davantage
de livres au Québec. Si, par exemple, tant de Québécois
se sont procurés la trilogie Le goût du bonheur de
Marie Laberge, ce doit être parce qu'il y a une réelle demande
pour ce genre littéraire. Pourquoi ne pas donner aux lecteurs ce
qu'ils veulent?
Plutôt que de continuer à publier les mêmes auteurs
qui ne réussissent même pas à vendre douze exemplaires
de leurs romans, sous prétexte qu'il s'agit là de littérature
et que la littérature ne devrait pas être soumise aux dictas
du marché ou à un quelconque barème de popularité,
les maisons d'édition devraient reconnaître qu'il y a absence
de marché dans certains domaines et se concentrer sur autre chose.
Je ne dis pas que les genres moins « grand public
» ne doivent pas exister! Loin de là. Ils devraient
par contre occuper la place qui leur revient – c'est-à-dire, une
place, toute proportion gardée, qui corresponde à l'ampleur
de la demande dont ils font l'objet sur le marché.
Dans un secteur géré par l'État ou réglementé
comme s'il l'était, les entreprises prennent de mauvaises décisions
parce qu'elles ne risquent plus d'en subir les contrecoups (ex.: la faillite)
– l'État étant toujours là, telle une mère,
pour les réchapper. Au Québec, dans le domaine de l'édition,
ça donne une multitude de maisons qui se spécialisent dans
des genres qui ne vendent pas nécessairement. Ça donne énormément
de livres publiés, mais très peu de lecteurs pour les acheter.
Québec a englouti 231 millions de dollars en quatre ans dans sa
politique du livre, combien de millions engloutira-t-il en vain dans sa
seconde phase? 100 millions $? 200 millions $?
300 millions $? Deux cents trente-un millions $,
c'est l'équivalent de 2 567 000 coffrets de la trilogie
Le goût du bonheur de Marie Laberge (90.00 $);
7 700 000 romans ou essais (30.00 $ chacun);
1 026 666 abonnements d'un an à La Presse (225
$/an); bref, beaucoup de lecture qui ne se fait pas.
Le Québec, faut-il le rappeler, est l'un des endroits les plus taxés
au monde. Peut-être le citoyen serait-il plus enclin à lire
s'il lui restait davantage d'argent dans les poches. Peut-être que
le secteur privé serait plus dynamique s'il n'était pas aussi
réglementé. Peut-être qu'après plusieurs années
d'interventions infructueuses, l'État pourrait laisser les entrepreneurs
assumer pleinement leur rôle d'entrepreneurs et prendre en main le
secteur de l'édition.
1.
Pierre April (Presse canadienne), « Pas encore gagnée,
la bataille de la lecture », La Presse, 7 mars
2002, p. C-1. >> |
2.
Mario Roy, « Le déclin de l'empire livresque
», La Presse, 16 mars 2002, p. A-22. >> |
3.
Stéphanie Bérubé, « L'effet Oprah
s'étend jusqu'à nous », La Presse,
3 mars 2002, p. B-1. >> |
4.
« Les livres sont des trésors précieux, disait
l'ex-ministre de la Culture et des Communications, Agnès Maltais,
dans un communiqué émis le 23 avril 1999. Dans la société,
ils ouvrent l'accès au savoir et à l'emploi. Dans la vie
de tous les jours, ils sont des compagnons et dans la solitude, ils sont
des amis. » Tant et aussi longtemps que les livres seront
vendus comme des petits « trésors précieux
» ou des « compagnons dans la solitude
», il faudra remuer mers et monde (et engloutir d'énormes
sommes) pour convaincre de les lire. Comme
le soulignait Mario Roy dans l'éditorial mentionné plus haut:
« La tendance à déifier [le livre] est
contre-productive puisque, selon ce qu'on pourrait appeler la «
doctrine Pennac », exposée dans son essai
Comme un roman, elle entre en conflit avec la notion de plaisir
qui est, ou devrait être, intimement liée à la lecture.
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