Montréal, 30 mars 2002  /  No 101  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
OPRAH, LA MINISTRE LEMIEUX ET LE LIVRE
 
par Gilles Guénette
 
     « The best thing that can happen to a book is that people read it and tell their friends. Basically, that's what Oprah does. »
– Ann-Marie McDonald,
National Post, 25 janvier 2002
 
 
          Le mois dernier, deux nouvelles faisaient la manchette dans le merveilleux monde de l'édition. D'abord, on apprenait qu'après trois années d'efforts soutenus – et quelques millions $ de fonds publics –, la politique de la lecture et du livre du gouvernement provincial n'aura pas eu l'effet escompté. Hein? Une politique qui ne fonctionne pas! ... La seconde nouvelle avait trait à l'auteure canadienne Ann-Marie McDonald qui a vu les ventes de son roman Falling on your Knees grimper en flèche après que la célèbre animatrice de talk show américain, Oprah Winfrey, y eut apposé le logo de son club de lecture. Hmm... Comment expliquer que l'État ne réussit pas à créer d'engouement pour la lecture, alors qu'Oprah réussit?
 
Jeter l'argent par les fenêtres 
  
          « Après avoir été lancée en grande pompe en juin 1998, 231 millions $ plus tard, après des efforts plus que louables par l'ensemble du gouvernement, la politique québécoise du livre n'aura pas réussie à améliorer pour la peine les habitudes de lecture au Québec. » C'est ce qu'on apprenait le 7 mars dernier dans La Presse(1). 
  
          « Le niveau de lecture demeure troublant, il n'est pas en hausse et on peut même dire qu'il est en baisse, mais il ne faut pas baisser les bras. » En entrevue à la Presse canadienne, notre ministre de la Culture et des Communications, Diane Lemieux, a admis que nous étions encore bien loin de la coupe aux lèvres en matière de lecture, qu'il y avait encore beaucoup de chemin à parcourir avant de crier victoire et qu'il faudrait envisager encore beaucoup d'autres mesures incitatives pour améliorer la situation. La routine quoi. 
  
          En bonne politicienne qu'elle est, la ministre préfère l'intervention gouvernementale à l'initiative individuelle – de citoyens ou d'entrepreneurs –: « Il faut mettre en place des mécanismes, des activités de promotion pour attirer les gens dans les bibliothèques qui en retour doivent devenir des lieux de diffusion culturelle [...] Le bilan en termes d'outils est bon, soutient Mme Lemieux, mais sur le fond on a encore beaucoup de boulot à abattre. » 
  
          Comme l'écrivait l'éditorialiste de La Presse, Mario Roy, quelques jours plus tard: « Malgré tout le béton que l'État a ou va couler pour y ranger des livres, malgré des programmes d'incitation à lecture, des concours [...], des journées mondiales, des tournées d'écrivains dans les écoles, des salons, des machins et des trucs... malgré tout cela, donc, la lecture de livres décline. Peut-être est-ce l'occasion de citer cet homme politique français, Henri Queuille, qui, parlant de l'action de l'État, remarqua un jour: "Il n'existe pas de problème que l'absence de solution ne finisse par résoudre..."(2) » 
  
L'effet Oprah 
  
          En même temps que Québec annonçait que sa politique de lecture ne levait pas, la Canadienne Ann-Marie McDonald, elle, annonçait que les ventes de son roman Fall On Your Knees (Un Parfum de cèdre en version française) avaient connu une hausse spectaculaire depuis qu'Oprah Winfrey l'avait choisi comme livre du mois pour son club de lecture(3). Aucune statistique ne démontre que l'initiative de l'animatrice crée de nouveaux lecteurs, mais il n'est pas difficile d'imaginer que beaucoup de téléspectatrices qui regardent son émission se procurent les livres dont elle parle parce qu'elle en parle. Dans ce sens, elle crée définitivement un engouement pour la lecture. 
  
          Avant l'annonce d'Oprah, seulement 45 000 exemplaires de Fall on Your Knees – une saga familiale un peu tordue qui se déroule sur l'île du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse – avaient été distribués aux États-Unis. Plus de 600 000 nouvelles copies ont été réimprimées depuis. Le livre est apparu sur la liste des best-sellers du New York Times (la référence) presqu'immédiatement après que l'animatrice eût avoué son intérêt pour celui-ci. Près d'un mois plus tard, il est toujours dans le Top 10 – maintenant en 6e position (21-03-02). 
  
          Et l'effet Oprah ne se fait pas sentir qu'aux États-Unis. Aux dires des gens du milieu québécois de l'édition, il commencerait à se faire « sérieusement » sentir ici pour les ouvrages qui sont traduits en français. Au Canada, 200 000 exemplaires avaient été vendus depuis la parution du livre, en 1996. Dès que Knopf Canada a appris la nouvelle de nos voisins du Sud, 70 000 nouvelles copies ont été imprimées. Flammarion Québec a aussi fait réimprimer Un Parfum de cèdre, en quantité plus modeste toutefois. 
  
          Comment expliquer qu'une personnalité publique, avec comme seul argument ses mots, réussisse à créer un engouement pour la lecture alors qu'un gouvernement, avec tous les moyens et toutes les tribunes dont il dispose, n'y arrive pas? Deux explications viennent à l'esprit: 1) l'approche de l'animatrice est plus appropriée que celle de la ministre pour inciter à lire, 2) le secteur privé américain est plus dynamique que ne l'est le canadien quand vient le temps de vendre des livres. 
  
Tout est dans l'approche 
  
          D'abord la différence entre les approches privilégiées par l'une et par l'autre: L'une est une star du petit écran, elle arrive au premier rang des personnalités les plus admirées par M. et Mme Tout-le-monde. Elle s'adresse à un auditoire d'admiratrices d'un point de vue personnel: « Vous aimerez ce livre, je l'ai lu et je l'ai aimé. »; elle leur suggère quelques-unes de ses bonnes lectures, leur « vend » des histoires qui l'ont touchée; elle leur propose de passer quelques heures agréables en compagnie d'auteur(e)s qui l'ont marqué; bref, elle leur donne envie de se plonger dans différents univers littéraires... 
  
          L'autre est une politicienne, elle arrive au premier rang des personnalités les moins respectées. Par voie de communiqués ou par porte-parole interposée, elle s'adresse à une collectivité abstraite d'un point de vue ministériel: « Vous aimerez la lecture, c'est bon pour vous et ça entraîne d'importantes retombées économiques pour nos artistes et pour l'ensemble de la communauté. »; elle tente de convaincre des bienfaits de la lecture, dit que c'est indispensable si l'on veut faire face à la nouvelle économie, si l'on veut encourager la littérature d'ici, si l'on veut enrichir sa vie, etc.... Bref, l'animatrice invite au plaisir, la ministre, au devoir(4). L'une dégage la passion, l'autre, l'obligation. 
  
     « L'entrepreneur privé, contrairement au fonctionnaire de la culture qui ne risque pas son emploi à toutes les fois qu'il tente de nouvelles tactiques déconnectés des réalités du marché, ne doit avoir qu'une seule idée en tête: faire en sorte que ses investissements rapportent – l'appui aux bonnes causes suivra, si profits il y a. »
 
          Alors que l'initiative d'Oprah est personnelle et spontanée, celle de Mme Lemieux est « mandatée » par l'État et est le fruit de longues et ennuyeuses heures de consultations « publiques » avec toute l'habituelle galerie de groupes et de porte-parole officiels impliqués dans le dossier. Alors que l'initiative de l'animatrice dégage la spontanéité et le plaisir de la découverte (Oprah nous fait part de ses coups de coeur), celle de la ministre dégage le prémédité et l'arrangement élaboré entre copains intéressés (on sent qu'on tente de nous attirer dans une combine louche)... 
  
          Autre explication, le secteur privé est mieux adapté que ne l'est le secteur public pour faire sortir les livres. Quand Oprah Winfrey met sur pied un club de lecture, ce n'est pas pour inciter à lire ou quelque noble cause de la sorte (et même si ça l'était, cela n'enlèverait en rien le mérite de l'initiative), c'est pour faire augmenter ses revenus. Pour faire accroître sa notoriété et sa visibilité. Ça fonctionne, la preuve est que vous êtes presqu'assuré de tomber sur un livre (ou un display de livres) arborant le logo du club d'Oprah à toutes les fois que vous allez à la librairie.
  
          Oprah en sort gagnante (son nom circule, ses revenus augmentent, sa notoriété grandit), les auteur(e)s dont les romans figurent sur sa liste de recommandations d'Oprah en sortent gagnants (leurs noms circulent, leurs ventes grimpent, plusieurs deviennent millionnaires du jour au lendemain), les maisons d'édition en sortent gagnantes (leurs noms circulent, elles impriment plus d'exemplaires de livres et multiplient les éditions), et finalement les lecteurs en sortent gagnants (leurs choix sont facilités, ils lisent davantage). 
  
          Tout cet exercice de promotion se fait aux frais de l'entreprise privée, sans que l'État vienne fouiller dans vos poches pour ensuite vous vendre (à vos frais) l'idée que la lecture c'est important pour vous parce que bla bla bla... Une approche bien différente de celle en vigueur ici. Chez nous, dans le domaine de l'édition – comme dans bien d'autres domaines culturels d'ailleurs –, l'entreprise « privée » donne l'impression d'être incapable d'innover; d'en être arrivée à ne plus se sentir obligée de multiplier les initiatives marketing comme si son avenir en dépendait. Elle semble s'en remettre davantage à l'État et à ses fonctionnaires – qu'elle blâme si les choses vont mal – pour qu'ils s'en chargent. 
  
          (De plus, au Québec, la notion même de succès commercial est suspecte. Pour plusieurs, ce qui est « commercial » n'est pas noble. Ce qui est « commercial » n'est bon que pour un public de banlieusards quétaines, ou je ne sais trop quoi. Les notions de base de l'entrepreneurship ne s'appliqueraient pas lorsqu'il s'agit de culture parce que les produits de la culture ne seraient pas de produits de consommation comme les autres. Pourtant, lorsque les Américains appliquent ces mêmes notions, dans quelque domaine que ce soit, on envie les résultats. Lorsque les Américains réussissent de bons coups, on s'empresse de les copier. Allez savoir.) 
  
Le plaisir avant le devoir 

          La principale incitation d'une entreprise est de faire des profits, pas de rendre « meilleure » la collectivité. L'entrepreneur privé, contrairement au fonctionnaire de la culture qui ne risque pas son emploi à toutes les fois qu'il tente de nouvelles tactiques déconnectés des réalités du marché, ne doit avoir qu'une seule idée en tête: faire en sorte que ses investissements rapportent – l'appui aux bonnes causes suivra, si profits il y a. Cette incitation, on le voit dans des initiatives comme celle d'Oprah, à elle seule est génératrice d'originalité et d'ingéniosité. 
  
          Si au lieu de publier des dizaines et des dizaines de recueils de poésie ou de romans « d'auteurs » – l'équivalent du film d'auteur qui met en scène de songés anti-héros errant sans but ou à la recherche d'une quelconque raison d'être... –, les maisons d'édition se concentraient sur les genres qui font l'objet d'une réelle demande, peut-être se lirait-il davantage de livres au Québec. Si, par exemple, tant de Québécois se sont procurés la trilogie Le goût du bonheur de Marie Laberge, ce doit être parce qu'il y a une réelle demande pour ce genre littéraire. Pourquoi ne pas donner aux lecteurs ce qu'ils veulent? 
  
          Plutôt que de continuer à publier les mêmes auteurs qui ne réussissent même pas à vendre douze exemplaires de leurs romans, sous prétexte qu'il s'agit là de littérature et que la littérature ne devrait pas être soumise aux dictas du marché ou à un quelconque barème de popularité, les maisons d'édition devraient reconnaître qu'il y a absence de marché dans certains domaines et se concentrer sur autre chose. Je ne dis pas que les genres moins « grand public » ne doivent pas exister! Loin de là. Ils devraient par contre occuper la place qui leur revient – c'est-à-dire, une place, toute proportion gardée, qui corresponde à l'ampleur de la demande dont ils font l'objet sur le marché. 
  
          Dans un secteur géré par l'État ou réglementé comme s'il l'était, les entreprises prennent de mauvaises décisions parce qu'elles ne risquent plus d'en subir les contrecoups (ex.: la faillite) – l'État étant toujours là, telle une mère, pour les réchapper. Au Québec, dans le domaine de l'édition, ça donne une multitude de maisons qui se spécialisent dans des genres qui ne vendent pas nécessairement. Ça donne énormément de livres publiés, mais très peu de lecteurs pour les acheter. 
  
          Québec a englouti 231 millions de dollars en quatre ans dans sa politique du livre, combien de millions engloutira-t-il en vain dans sa seconde phase? 100 millions $? 200 millions $? 300 millions $? Deux cents trente-un millions $, c'est l'équivalent de 2 567 000 coffrets de la trilogie Le goût du bonheur de Marie Laberge (90.00 $); 7 700 000 romans ou essais (30.00 $ chacun); 1 026 666 abonnements d'un an à La Presse (225 $/an); bref, beaucoup de lecture qui ne se fait pas. 
  
          Le Québec, faut-il le rappeler, est l'un des endroits les plus taxés au monde. Peut-être le citoyen serait-il plus enclin à lire s'il lui restait davantage d'argent dans les poches. Peut-être que le secteur privé serait plus dynamique s'il n'était pas aussi réglementé. Peut-être qu'après plusieurs années d'interventions infructueuses, l'État pourrait laisser les entrepreneurs assumer pleinement leur rôle d'entrepreneurs et prendre en main le secteur de l'édition. 
 
 
1. Pierre April (Presse canadienne), « Pas encore gagnée, la bataille de la lecture », La Presse, 7 mars 2002, p. C-1.  >>
2. Mario Roy, « Le déclin de l'empire livresque », La Presse, 16 mars 2002, p. A-22.  >>
3. Stéphanie Bérubé, « L'effet Oprah s'étend jusqu'à nous », La Presse, 3 mars 2002, p. B-1.  >>
4. « Les livres sont des trésors précieux, disait l'ex-ministre de la Culture et des Communications, Agnès Maltais, dans un communiqué émis le 23 avril 1999. Dans la société, ils ouvrent l'accès au savoir et à l'emploi. Dans la vie de tous les jours, ils sont des compagnons et dans la solitude, ils sont des amis. » Tant et aussi longtemps que les livres seront vendus comme des petits « trésors précieux » ou des « compagnons dans la solitude », il faudra remuer mers et monde (et engloutir d'énormes sommes) pour convaincre de les lire. Comme le soulignait Mario Roy dans l'éditorial mentionné plus haut: « La tendance à déifier [le livre] est contre-productive puisque, selon ce qu'on pourrait appeler la « doctrine Pennac », exposée dans son essai Comme un roman, elle entre en conflit avec la notion de plaisir qui est, ou devrait être, intimement liée à la lecture. »  >>
  
  
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