Montréal, 30 mars 2002  /  No 101  
 
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Pascal Salin est professeur d'économie à l'université de Paris Dauphine.
 
OPINION
 
FRANCE: POURQUOI PAS ESSAYER 
UNE AUTRE POLITIQUE? *
 
par Pascal Salin
  
  
          La tenue, à quelques semaines d'écart, de deux élections aussi importantes que l'élection présidentielle et les élections législatives devrait être l'occasion d'un vaste débat d'idées. Et ce débat ne devrait avoir qu'un seul objet: déterminer la place de l'État dans la France d'aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il devrait opposer les étatistes aux libéraux. Mais ce débat n'a pas lieu.
 
          L'explication en est simple: pour des raisons qui tiennent au fonctionnement du jeu politique en France, tout le monde est persuadé que le seul enjeu est celui qui oppose Jacques Chirac à Lionel Jospin, considérés comme les deux opposants probables du deuxième tour de l'élection présidentielle. Or, ils ne peuvent pas s'opposer sur le terrain des idées, tout simplement parce qu'ils partagent à peu près les mêmes idées. 
 
Du pareil au même 
  
          Tous deux nourris de culture étatique, vivant par l'État et pour l'État, par le pouvoir politique et pour le pouvoir politique, ils adhèrent à une même vision du monde consistant toujours à raisonner en termes collectifs, à rechercher des solutions étatiques au lieu de faire confiance à l'imagination, aux valeurs et aux motivations des êtres humains. Les Français, d'ailleurs, ne s'y trompent pas puisque, d'après un sondage récent (publié par Libération le 7 mars), 70% d'entre eux considéraient les programmes de ces deux candidats comme « pas très différents » ou « quasiment identiques »! En témoigne aussi – pour prendre un exemple récent – la position commune prise au sommet européen de Barcelone par ces deux candidats au sujet de la libéralisation du marché de l'énergie et de la privatisation d'EDF (Électricité de France). 
 
          Jacques Chirac et Lionel Jospin ont été les seuls à s'opposer à l'ouverture à la concurrence du marché de l'énergie, alors que ce sommet réunissait des chefs de gouvernement de droite et de gauche qui ont tous compris l'utilité de la libéralisation. Mais les deux hérauts de la France étaient surtout sensibles aux sempiternelles pressions syndicales et ils se sentaient appuyés par le soutien des manifestations de rue qui brandissaient des drapeaux rouges et clamaient les slogans habituels de l'ultra-gauche. Après tout, si Jacques Chirac était un tant soit peu libéral, cela se saurait. Il aurait eu en effet l'occasion de rompre avec le socialisme en 1986, alors que celui-ci était largement discrédité, et cela lui aurait été encore plus facile en 1995, alors qu'il était porté par la victoire, qu'il avait trois ans devant lui et qu'il disposait d'une majorité inespérée au Parlement. Mais au lieu de faire les réformes indispensables – d'inspiration libérale évidemment – il a préféré augmenter les impôts ou renforcer la collectivisation de la médecine avant de se lancer dans une invraisemblable dissolution. Il est par ailleurs évident que, chaque fois qu'il intervient, Jacques Chirac se situe dans un mode de pensée collectiviste, qu'il s'agisse de mondialisation, de culture, d'environnement, de médecine ou de politique économique. 
 
          La conséquence de cette situation est claire: ne pouvant véritablement s'opposer sur les choix fondamentaux, puisqu'ils se situent dans le même cercle de pensée, ceux qui sont considérés comme les deux principaux candidats ne peuvent s'opposer que sur des questions de personnes. Il en résulte cette lamentable guerre des mots, des allusions, des sous-entendus dont l'un des effets essentiels est la lassitude des électeurs à l'égard du jeu politique. À cela s'ajoutent les petits calculs personnels des uns et des autres, par exemple ceux de ces députés de Démocratie libérale ou de l'UDF (Union pour la démocratie française) qui préfèrent jouer la sécurité en appelant à voter pour Jacques Chirac dès le premier tour: dans la mesure où tout le monde pense que Jacques Chirac est le seul à avoir une chance de l'emporter face à Lionel Jospin, ils courent après cet espoir de victoire, en réalité après de possibles portefeuilles ministériels, au lieu de soutenir ceux qui sont censés défendre leurs idées. Mais les Français ordinaires n'ont pas les mêmes sucettes à gagner, ils ont plutôt à espérer et à faire en sorte que l'État limite sa terrifiante aptitude à confisquer le produit de leurs efforts de travail, d'épargne ou d'imagination et cesse d'enserrer leur vie dans un réseau de plus en plus étouffant de réglementations et de contrôles. 
  
Sortir la France du socialisme 
  
          Au jeu que leur proposent les médias – à savoir un combat entre deux prétendants au pouvoir – ne devraient-ils pas préférer se prononcer sur un véritable choix qui concerne leurs vies entières? C'est toute la perspective de l'élection présidentielle qui en serait ainsi modifiée: au lieu d'opposer deux étatistes, entourés d'un nombre plus ou moins grands de « petits candidats » dont le rôle éventuel est ramené à celui de marchepieds pour le pouvoir à l'occasion du second tour des élections, on rechercherait celui (ou ceux) qui incarne des options claires, qui pourrait enfin faire sortir la France du socialisme et qui lui permettrait de rejoindre la cohorte de ces pays modernes où la prospérité est la conséquence naturelle d'une situation où l'on a rendu aux citoyens un peu plus de liberté. 
 
     « Non, le Forum de Davos, les grandes entreprises multinationales, le FMI et la Banque mondiale ne sont pas l'expression ni même le symbole du capitalisme! »
 
          La France pourrait être un paradis pour tout le monde, jeunes et vieux, salariés et entrepreneurs, riches et pauvres, si l'État était moins écrasant, si l'on mettait fin à ses gaspillages insensés et si l'on tarissait ainsi la source même de la corruption. La France bat des records d'interventionnisme étatique, mais elle bat aussi des records de croissance faible, de chômage, d'insécurité (au point que la criminalité est devenue plus importante en France – ce pays qui se prétend le pays des Lumières – que dans cet autre pays dont on aime tellement se gausser, à savoir les États-Unis). 
 
          Il est en un sens miraculeux que, confrontés à tant de spoliation étatique, à tant d'arbitraire, à tant de contrôles, de sanctions, de gaspillages, d'encouragements à la paresse, certains Français aient encore autant de capacités à produire, à faire des efforts, à inventer. Et c'est bien pourquoi ce pays pourrait redevenir tellement doux à vivre, si l'on faisait éclater toutes les contraintes qui pèsent sur ses habitants. La solution semble évidente: c'est la solution libérale. Celle-ci n'a jamais été essayée en France, en dehors, bien sûr, d'un XIXe siècle au cours duquel le libéralisme a permis un extraordinaire décollage économique. Ne serait-il alors pas temps d'essayer cette solution? On peut l'essayer par conviction et il serait évidemment souhaitable que les Français soient plus largement convaincus de ses mérites. Mais on peut aussi l'essayer par calcul: puisque le libéralisme n'a jamais été mis en oeuvre au cours des décennies passées et puisque l'autre solution – l'interventionnisme étatique – a échoué, ne pourrait-on pas, au minimum, l'expérimenter, ne serait-ce que pour savoir? Mais bien entendu, pour qu'une telle expérimentation puisse véritablement avoir lieu, il conviendrait de ne pas se contenter de quelques privatisations, de quelques baisses d'impôts. 
 
La véritable révolution est libérale 
 
          C'est une libéralisation des énergies dans tous les domaines qu'il conviendrait de rendre possible. Qu'on me permette en ce point d'être un peu personnel et de déroger – au moins en apparence – à une règle que je me suis donnée depuis toujours et qui consiste à débattre des idées et non des hommes. Car si je semble déroger pour une fois à cette règle, c'est parce que je considère que la situation est trop grave et qu'il n'est pas possible de laisser la France s'enfoncer dans le socialisme. Or, la situation politique me semble claire: ce n'est pas Lionel Jospin et Jacques Chirac qu'il convient d'opposer. Et leurs véritables « challengers » ne sont pas d'autres collectivistes de gauche – les Chevènement ou Laguiller – ou d'autres collectivistes de droite – les Pasqua ou Le Pen. Il n'y a en réalité qu'un candidat qui incarne les vertus de la liberté et qui, de ce point de vue, s'oppose à tous les autres. Il s'agit évidemment d'Alain Madelin. Ce disant, nous ne voulons pas sortir de notre rôle qui consiste non pas à défendre une position politique partisane ou une personnalité politique spécifique, mais à analyser les événements et les idées. 
 
          Mais dans le contexte d'une élection présidentielle, le grand, l'unique, débat, celui qui oppose les libéraux et les étatistes, se concrétise nécessairement dans des candidats. Et c'est cet aspect symbolique que nous voulons souligner. Or, il est particulièrement consternant de constater qu'Alain Madelin se situe aussi bas dans les sondages (3 à 5%), alors qu'il est le seul à exprimer des convictions claires et solides, le seul à réclamer que l'on fasse confiance aux Français plutôt qu'à l'État, le seul à défendre la solution qui pourrait transformer la France et rompre avec le conservatisme rigide du passé. C'est là, bien sûr, un signe de l'effrayante « exception culturelle française ». Et cette situation est d'autant plus inquiétante que les électeurs pourraient facilement faire le raisonnement suivant: même s'il n'y a pas d'espoir qu'un candidat libéral soit élu président de la République dans la France d'aujourd'hui, il est vital de manifester au premier tour qu'il existe une aspiration des Français à plus de liberté, ce qui permettrait ensuite de faire pression sur celui qui sera finalement élu à la présidence pour innover, réformer, sortir de l'immobilisme. 
 
          Mais peut-on admettre que les Français – si imaginatifs dans leur vie quotidienne et professionnelle – donnent ainsi au monde le spectacle de leurs rigidités, de leur inculture économique et de leur manque de courage politique? Peut-on comprendre qu'ils piétinent à l'heure de la nostalgie, celle du nationalisme interventionniste des années cinquante-soixante, des années de Gaulle et Pompidou (à la suite d'un Chevènement), de la France d'Amélie Poulain, du vieux Paris et des couleurs sépia qui ont certes leur charme à l'écran mais certainement pas dans la réalité?  
  
          Comment, a fortiori, comprendre qu'ils soient aussi étrangement séduits par la violence extrême et sommairement anti-patronale d'une « Arlette » non-recyclée: alors qu'il était « branché » de voter Chirac en 1995 quand on était de gauche, il est aujourd'hui « tendance » de voter Arlette quand on est un jeune bourgeois en manque de conviction et en mal de révolution (sous prétexte que c'est une femme, qu'elle n'a jamais changé d'avis, qu'elle est sincère et qu'elle a toujours tenu le même discours... mais quel discours!). Quelle est cette « France » qui applaudit le mariage, le temps d'un défilé, de Prada et du Parti communiste, qui s'amuse, le temps d'une campagne (... de publicité), de l'union de Robert Hue et de Frédéric Beigbeder? Ne serait-il pas temps d'être sérieux et de comprendre que la véritable révolution est libérale? 
 
          Ne l'oublions pas: la France a irrigué le monde de la passion de la liberté, non pas tellement à cause de la Révolution, mais à cause de ces immenses penseurs – Turgot, Frédéric Bastiat, Jean-Baptiste Say, Alexis de Tocqueville, Benjamin Constant et d'autres, innombrables – dont les oeuvres ont été une source d'inspiration irremplaçable pour tous ceux qui ont su rendre leur liberté aux hommes. La relative liberté dont jouissent beaucoup d'hommes sur cette terre, c'est en grande partie à une source française qu'ils la doivent. Ne devrions-nous donc pas avoir pour voeu le plus cher de faire à nouveau de notre pays le pays de la liberté? 
  
* Cet article est paru dans Le Figaro le 25 mars 2002. Tous droits réservés.  >> 
  
 
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