Montréal, 27 avril 2002  /  No 103  
 
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Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme. Il est également éditeur adjoint du QL pour la section européenne.
 
CHRONIQUE DE RÉSISTANCE
 
ABSTENTIONNISTES, LEVEZ-VOUS!
 
par Marc Grunert
  
  
          La bonne nouvelle du premier tour des élections présidentielles françaises est d'abord la démission générale d'un apparatchik de l'État: Lionel Jospin. Mais au-delà, c'est aussi l'ébranlement de la mentalité socialiste qui imprègne les élites de la société française. Tout un réseau d'intérêts personnels est aujourd'hui entretenu par l'appareil socialiste qui domine la société française. Je ne parle pas des diverses clientèles électorales qui croient obtenir quelque chose par leur marchandage alors que personne n'est capable de savoir s'il est gagnant ou perdant après ce mouvement perpétuel de la redistribution qui tourne à vide. Non, je parle de ceux qui se taillent sur mesure des privilèges, petits et grands, aux frais des contribuables.
 
          L'idéologie socialiste imprègne le tissu social depuis longtemps, insidieusement, par la politisation de toutes les activités organisées, qu'elles soient syndicales ou associatives. Maurice Druon a raconté cette histoire vraie dans un livre mémorable, La France aux ordres d'un cadavre (Éditions de Fallois, Paris, 2000). Jean-François Revel a, quant à lui, démontré comment la gauche a su détourner les regards de l'échec retentissant du socialisme et du communisme depuis l'effondrement symbolique du mur de Berlin en accusant le libéralisme d'être en fin de compte la cause de tous les maux (cf. La grande parade, Éditions Plon, Paris, 2000). Aujourd'hui, le phénomène Le Pen est le révélateur de cette mascarade de la gauche. Le destructionnisme socialiste est-il sur le point d'être mis à jour et combattu? De cela il y aurait lieu de se féliciter. Le processus de décivilisation cessera lorsque la liberté sera de nouveau la valeur centrale de la société. 
  
Changement de propriétaire? 
  
          Mais la France ne risque-t-elle pas simplement de changer de propriétaire? Au second tour de l'élection il y aura un nationaliste, Jean-Marie Le Pen, qui considère que les Français doivent être à l'image d'une « France éternelle » divinisée et que tout Français est habité, par définition, d'une « âme française ». Cette mythologie peut s'avérer dangereuse car elle est incompatible avec la souveraineté de l'individu si chère aux libertariens. 
  
          C'est ce mythe de la « France éternelle » qui est à l'origine de l'incohérence du programme de Le Pen. D'un côté, il promet une disparition progressive de l'impôt sur le revenu, la suppression de l'impôt sur les successions, un libéralisme économique intérieur très important, l'abandon de la politique d'assistance sociale de l'État dont on sait qu'elle crée le chômage et ruine la responsabilité individuelle: « il vaut mieux, dit-il, que les jeunes acceptent n'importe quel travail plutôt que de vivre de l'assistance de l'État ». 
  
          D'un autre côté, Le Pen veut subventionner les familles, imposer comme objectif collectif l'accroissement du taux de natalité des Français « de souche », protéger les producteurs de la concurrence internationale par une politique de taxe douanière. Comme si Le Pen n'avait rien compris au théorème de Ricardo sur les avantages comparatifs. Il est vrai qu'il ne s'embarrasse pas de la vérité; pour lui, seule compte « l'indépendance de la France éternelle » 
  
          Mais entre Chirac, le socialiste de droite, et Le Pen encombré de sa « France éternelle », il n'est pas nécessaire de choisir. Car il s'agit finalement toujours d'octroyer le droit à la violence étatique à une autre mafia.  
  
Pour une abstention raisonnée et militante 
  
          « Ne laissez pas les autres décider à votre place! » s'exclame la propagande officielle contre l'abstention au vote. Mais le taux record de l'abstention (27,4%) montre qu'une grande partie des Français a choisi au contraire de ne pas décider à la place des autres. 
  
          On peut néanmoins regretter qu'il n'y ait pas encore de véritable doctrine « abstentionniste » susceptible de donner plus de signification et à ce mouvement de rejet. Alors pourquoi ne pas pousser un peu la roue? 
  
          Déjà les jeunes générations héritent de la lassitude de la politique. Il suffit de la raisonner. En raison de mon métier, je peux assez librement discuter avec des jeunes de 16 à 18 ans. Or spontanément ils expriment, pour la plupart, un rejet du principe même de la politique: le pouvoir et la corruption qu'il engendre, corruption morale ajoutée aux « affaires » dans lesquelles trempe la classe politique. 
  
     « On peut regretter qu'il n'y ait pas encore de véritable doctrine "abstentionniste" susceptible de donner plus de signification et à ce mouvement de rejet. Alors pourquoi ne pas pousser un peu la roue? »
 
          Si ces jeunes n'étaient pas très tôt politisés par les syndicats lycéens ou par les politiciens qui exploitent leur générosité naturelle en la récupérant pour servir des causes fictives comme « la lutte contre le fascisme » ou la « justice sociale », ils pourraient comprendre que l'essence de la démocratie sociale réside dans la spoliation mutuelle, dans le marchandage incessant des groupes de pression, dans la négation de l'individu libre et propriétaire de sa propre vie. Le projet de devenir un individu libre et complet est un bel idéal. Il serait temps de le promouvoir dans les « systèmes éducatifs » 
  
          L'abstention raisonnée permettrait d'envisager le dépassement de la démocratie en utilisant le chemin du dégoût de la politique. Elle permettrait d'espérer qu'advienne un vrai régime de liberté. Pour cela il faut que la politique soit déconsidérée dans son principe même. Il faut donner une doctrine et un sens à l'abstentionnisme. 
  
L'impasse de la démocratie illimitée 
  
          La démocratie devrait être la loi de la majorité encadrée par une Constitution qui préserve les libertés individuelles et les droits de propriété. En fait elle est devenue la loi de la majorité encadrée par une « constitution » révisable et révisée à la demande par la « majorité » (façon de parler puisqu'il ne s'agit JAMAIS de la majorité effective): c'est la démocratie illimitée. Elle correspond à l'accaparement du pouvoir par une clique qui est au-dessus de la loi commune et qui exploite la société civile dans un prétendu « intérêt général ». 
  
          La démocratie illimitée c'est la profusion des règlements et des lois de circonstances pour satisfaire les groupes de pression et pour conserver le pouvoir. Le résultat, c'est la logique de l'accroissement de l'État interventionniste. Chaque mesure visant à satisfaire une clientèle appelle une contre-mesure corrective pour satisfaire une clientèle aux intérêts contradictoires de la première. Les impôts augmentent, les citoyens perdent la possession d'eux-mêmes. Ils ne sont plus maîtres chez eux, ni propriétaires de leur personne. 
  
          En fait la démocratie est injustifiable à la fois comme une procédure qui consiste à imposer à la minorité la loi de la majorité, et comme fin en soi. Elle est immorale et injuste comme l'a prouvé Hans-Hermann Hoppe dans un texte à méditer: « À bas la démocratie » (voir aussi le dossier de Bertrand Lemennicier: « Les défaillances de la démocratie ».) 
  
          « Il faut souligner, écrit Hoppe, que la démocratie est immorale en plus d'être anti-économique. Pour ce qui est du statut moral de la règle majoritaire, il faut faire remarquer qu'elle permet que Dupond et Durand s'acoquinent pour voler Duschmolle; de même, que Duschmolle et Dupond s'entendent pour voler Durand, et encore que Durand et Duschmolle complotent contre Dupond. Ce n'est pas de la "justice", mais une infamie, et bien loin de traiter avec respect les démocrates et la démocratie, il faudrait les juger avec mépris et les bafouer pour leur escroquerie intellectuelle et morale. »  
  
Un régime de liberté 
  
          On présente souvent la démocratie comme le seul horizon indépassable de nos sociétés, et cela parce que nous gardons en mémoire la victoire des démocraties contre le nazisme. Mais la dictature sanglante n'est pas la seule alternative à la démocratie. La vie économique nous montre tous les jours que la liberté des échanges permettrait à la société de s'auto-organiser sans violer le droit naturel de l'individu, c'est-à-dire la liberté d'agir à sa guise sans agresser la propriété d'autrui.  
  
          À côté de la société politique, où règnent le conflit, la contrainte et la domination de la « majorité », il existe une société de libres contrats, où chacun s'efforce de satisfaire les besoins des autres pour satisfaire les siens. Nous n'avons pas besoin du pouvoir politique. Il engendre, par sa logique d'extension indéfinie, les guerres, les conflits internationaux, mais aussi la pauvreté et le chômage en réfrénant les efforts de productivité et la quête individuelle du bien-être. 
  
          À court terme il peut sembler utile de voter le 5 mai prochain. Mais les changements n'auront lieu qu'à la marge et pas forcément vers davantage de liberté. Bien entendu, on pourrait déjà se satisfaire de damer le pion aux socialistes. Mais voter, ne l'oublions pas, c'est approuver moralement le principe même de la loi de la majorité. Certains en appelleront au pragmatisme, mais autant jeter par-dessus bord les principes libertariens. Si chaque fois que cela nous arrange nous dérogeons à nos principes alors ce qui fait la force des libertariens redevient poussière. Cette force est la cohérence intellectuelle si admirablement présente dans l'oeuvre de Murray Rothbard. 
  
          L'abstention ou le vote nul militant, expliqué, revendiqué: voilà ce qui me paraît être la meilleure stratégie à long terme pour que la liberté puisse se réaliser par la dépolitisation de la société. Dans la foulée de cet abstentionnisme militant qui discrédite par avance toute volonté de gouverner(1), il faudrait que les libertariens sachent s'organiser comme les gauchistes pour faire pression sur les gouvernements afin que les dépenses publiques diminuent, que les impôts disparaissent et que les privatisations se multiplient.  
  
  
1. Voici un modèle de bulletin nul référant à l'article 2 de la déclaration des droits de l'homme de 1789. 
 
 
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