Montréal, 27 avril 2002  /  No 103  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
VIVE LE LOCK-OUT À RADIO-CANADA!
 
par Gilles Guénette
 
 
          Depuis plus d'un mois, les quelque 1400 employés des salles de nouvelles et de la production de la Société Radio-Canada du Québec et de Moncton au Nouveau-Brunswick sont en lock-out. Les journalistes, recherchistes, assistants à la réalisation et à la production, animateurs et lecteurs de nouvelles se sont retrouvés embarrés dehors après avoir déclenché une grève de 24 heures pour faire pression sur leur employeur. Au coeur du litige, la précarité d'emploi et l'équité salariale. Étrangement, les conflits à la SRC ont souvent des effets bénéfiques sur la programmation, tant à la radio qu'à la télévision...
 
Télé-Générique 
  
          Nul doute, les deux secteurs le plus touchés par le lock-out sont ceux du sport et de l'information. Dans le premier cas, c'est simple: il n'y a plus de bulletins de sports à la SRC – un dur coup pour les commanditaires qui se retrouvent en déficit de visibilité médiatique, mais rien de bien dramatique pour les amateurs de sports qui peuvent se rabattre sur quantité d'autres chaînes spécialisées pour s'informer. D'ailleurs, de plus en plus de chaînes généralistes délaissent le secteur pour confier aux télés spécialisées le soin de s'en occuper (comme TVA qui abandonnait dernièrement la diffusion de son TVA-Sports). 
  
          Si les bulletins de sports sont disparus, les retransmissions de matches de hockey, elles, se poursuivent. Sauf que depuis un mois, elles se passent... sans commentaires – je sais, le jeu de mots est hyper cliché. Exit les commentateurs! Une première en plus de 50 ans de La Soirée du hockey! Et le résultat est ma foi... intéressant. En plus d'être très zen à l'oeil et à l'ouïe, ça fait très « réalité virtuelle »: Assistez aux matches du Canadien comme si vous étiez sur place! L'accent est mis sur l'ambiance sonore de la patinoire – les coups de patins et de bâtons sur la glace, les coups de sifflets des arbitres, les coups de poing que s'échangent allègrement les joueurs... – au lieu de l'être sur les commentaires des analystes. 
  
          Second secteur affecté, l'information qui elle aussi est devenue plus zen par la force des choses. La facture de l'émission générique qui a remplacé tous les principaux bulletins d'information de la SRC et du Réseau de l'information, Les Nouvelles, est simple mais efficace. Pas d'animateur, pas d'entrevue en direct, pas de Miss Météo, pas de sport... À la place, une succession de capsules d'information et de topos en provenance de l'étranger ou du reste du Canada tranquillement enchaînés les uns à la suite des autres – le rythme moins rapide de l'émission fait en sorte que le sentiment d'urgence qui s'est installé dans les bulletins de nouvelles depuis l'arrivée du direct est complètement évacué. 
  
          Exit les petits sourires en coin et les commentaires éditoriaux d'animateurs et de journalistes qui tentent par tous les moyens de faire plus « peuple ». Exit la complicité que permet le direct entre animateurs, journalistes et interviewés. Exit les mises en contexte songées qui visent souvent plus à faire sourire qu'à informer. Tous ces petits à-côtés qui enrobent davantage qu'ils n'informent et qui viennent gruger du temps d'antenne aux bulletins (dont la durée n'est pas flexible) sont éliminés pour laisser la place à... l'information. Très concept! 
  
          À la place des animateurs et des journalistes, des cadres anonymes (de la boîte) déclament les nouvelles de voix plutôt neutres. L'information nationale et internationale occupent une plus grande place – ce qui n'est pas une mauvaise chose – accaparant du temps qui habituellement est alloué aux sordides ou sensationnelles histoires de la scène locale: meurtres, viols, procès des Hells Angels... La météo est présentée à l'aide de tableaux infographiques sur fond de musique. Pour le reste, les reporters postés à l'étranger ou en dehors du Québec et de Moncton offrent toujours la même qualité de topos. 
  
          « On aurait pu croire que plus un chat ne regarderait les téléjournaux de lock-out de Radio-Canada, transformés en modestes Les Nouvelles, de dire Louise Cousineau, chroniqueuse de La Presse. Eh bien, il reste encore du monde devant Radio-Canada le midi, à 18h et à 22h. Des irréductibles prêts à toutes les privations plutôt que d'aller fréquenter Pierre Bruneau, Sophie Thibault [de TVA], Jean-Luc Mongrain ou Jean Lapierre [de TQS]. » (« Les nouvelles de Radio-Canada plus ou moins affectées par le lock-out », 9 avril 2002.) 
  
          Selon Mme Cousineau, ils étaient encore 99 000 au lieu des 161 000 d'avant pour le bulletin du midi; 361 000 fidèles au lieu des 435 000 qui constituent la moyenne du bulletin de 18h00 depuis septembre; et 295 000 téléspectateurs au lieu des 393 000 pour Le Téléjournal de 22h00. Ce qui lui faisait ironiser: « Ces chiffres de la maison Nielsen, transmis par Radio-Canada hier, vont sans doute jeter une douche froide sur les journalistes qui font du piquetage et qui vont se demander quelle est leur utilité. » 
  
     « Dans le monde rapide d'aujourd'hui, cette formule plus lente et dépourvue d'artifices deviendra peut-être la norme! Sans le savoir, les cadres de la SRC sont peut-être en train de réinventer le bulletin de nouvelles! Comme disent les Anglos: Less is more. »
 
          En effet, quelle est l'utilité d'une chose dont le retrait n'a presque pas d'incidence sur le produit final? L'émission générique que présente la SRC depuis quelques semaines est somme toute pas si mal. Les habitués de la SRC qui choisissent de la regarder reçoivent sensiblement la même information qu'auparavant (o.k., moins l'excellent journalisme d'enquête des Tourangeau, Langlois et Morin!), celle-ci étant simplement enrobée différemment. Qui sait, dans le monde rapide d'aujourd'hui, cette formule plus lente et dépourvue d'artifices deviendra peut-être la norme! Sans le savoir, les cadres de la SRC sont peut-être en train de réinventer le bulletin de nouvelles! Comme disent les Anglos: Less is more. 
  
          On peut se demander si nous sommes tellement mieux informés parce que les lecteurs de nouvelles sont plantés debout « en direct de là où se déroule l'action » pour présenter leurs bulletins. Ou parce qu'ils sont assis au beau milieu d'un centre de l'information grand comme un stade de football. Ou parce que les journalistes nous livrent leurs topos de l'extérieur tout en combattant les éléments. Que dire de la météo? Est-elle plus valable présentée à l'aide de tableaux ou livrées en temps réel par de jeunes et jolies Miss Météo? 
  
          La programmation de la télévision de Radio-Canada est certes moins perturbée que celle de sa radio – plusieurs émissions sont enregistrées à l'avance et environ la moitié de ce qui est vu au petit écran vient des producteurs privés. À la radio, les émissions sont toutes plus ou moins en direct et produites à l'interne. Imaginez les trous à combler. Disons simplement que la Chaîne culturelle (CBFX-FM) n'a jamais été aussi bonne. Plus de commentaires profonds sur le sens de la portée rythmique dans l'oeuvre de Tchaikovsky ou de longues dissertations sur la qualité exceptionnelle de l'enregistrement de la dernière interprétation de la Cantate pour soprano et symphonie de Campra... Rien que de la musique. 
  
Ici Radio-Syndicat  
  
          Les employés de la SRC ont beau être en lock-out, ils ne chôment pas pour autant. Grâce à internet, ce n'est pas seulement la société d'État qui peut propager la version « officielle » des faits – comme elle le fait à partir de son site Conflit où l'internaute retrouve entre autre l'historique du conflit, les demandes, les offres, etc. Les journalistes et techniciens radio-canadiens membres du Syndicat des Communications de Radio-Canada (SCRC) et en lock-out peuvent eux aussi donner leur version des faits – et, question de ne pas trop rouiller, continuer d'exercer leur métier en direct des lignes de piquetage. 
  
          Jean-Hugues Roy, ancien animateur de l'émission Branché à la SRC (1996-2000) devenu reporter régulier a mis sur pied le site Blogue-Out: Portraits d'un cadenas (à l'origine, Portraits d'un conflit) afin d'y traiter des enjeux du conflit au jour le jour, d'informer les lock-outés sur la progression ou la régression des négociations, et pour mettre des visages sur les travailleurs affectés. Il s'agit d'un Weblog, version électronique et publique du journal de bord, constitué de dizaines de courts textes et de photographies de syndiqués – faisant la ligne ou le party, c'est selon – et d'autant de liens menant vers différentes ressources – syndicales pour la plupart.  
  
          Parallèlement au Weblog, les employés de production de Radio-Canada ont mis sur pied la Radio libre des lock-outés (vous avez besoin d'un lecteur de fichiers mp3 pour que le lien s'active), une radio en ligne qui vise à tenir les principaux intéressés, les lock-outés, au fait des derniers dénouements dans le conflit, des activités entourant le conflit et des services offerts aux victimes du conflit – une programmation, on le voit, tournant exclusivement autour du lock-out. Vous voulez savoir comment réagir devant un scab qui vous adresse la parole? Quoi faire si vous entendez en onde la voix de quelqu'un qui ne serait pas supposée l'être (un scab)? Où aller chercher votre chèque de lock-outé? Écoutez la Radio libre des lock-outés! 
  
          Des heures et des heures de discussions sur le thème de la négociation syndicale et de la solidarité entre les travailleurs; des dizaines et des dizaines d'entrevues avec des lock-outés outrés, des auditeurs/téléspectateurs qui s'ennuient de leur SRC ou des profs qui appuient la démarche des syndiqués; des appels à la mobilisation auprès des contribuables – pour que ceux-ci écrivent à leurs députés ou qu'ils distribuent dans leur voisinage des tracts du SCRC (!) –; bref, le genre de programmation qu'on retrouve habituellement à la SRC (!!), mais en moins « objectif », en moins « balancé ». 
  
          Pour le non-lock-outé, d'entendre les journalistes qu'il connaît bien, et qu'il respecte à la limite, appuyer aussi ouvertement et sans retenue la cause syndicale et en parler de façon aussi engagée et intéressée peut être dérangeant (en tout cas, inconfortable) – on croirait entendre les porte-parole officiels des grosses centrales! Il est encore plus dérangeant d'entendre ces mêmes journalistes faire part de leur mécontentement à l'aide de chansons  
à répondre – dans la plus pure tradition du So-so-so! So-li-da-ri-té! – ou à messages, toujours syndicaux, conflit oblige. À les écouter parler ou chanter « syndicat », on sent qu'ils sont en terrain familier... 
  
          Si on ne peut que saluer de telles initiatives spontanées de diffusion de l'information, il reste que la crédibilité des lock-outés risque d'en prendre un coup lorsqu'ils retourneront au travail. En effet, il sera intéressant de voir comment ces journalistes et lecteurs de nouvelles couvriront ou commenteront les conflits syndicaux une fois le conflit terminé. Dieu sait qu'il y en a à couvrir au royaume de la formule Rand! Comment pourront-ils redevenir des journalistes « objectifs » au service du public? Et comment pourrons-nous, public, les prendre au sérieux alors que nous savons pertinemment qu'ils ont un penchant très prononcé pour un côté? Hmm... 
  
          Au fond, il vaudrait peut-être mieux ne pas visiter le Weblog des lock-outés. Ou ne pas écouter leur Radio libre. À long terme, cela pourrait s'avérer une bonne décision pour celui qui veut éviter d'en savoir trop sur les inclinations de ses sources d'information. En attendant que tout rentre dans l'ordre, et que les travailleurs de la SRC aient ce qu'ils réclament, vive la formule des Nouvelles, vive les matches de hockey sans commentaires et vive la Chaîne culturelle la plus musicale en ville! 
 
 
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