En bloquant ainsi les signaux étrangers, l'État tente-t-il
de protéger le sacro-saint « droit » des
Canadiens de voir et d'entendre « leurs propres histoires
» ou plutôt les intérêts des deux grosses
entreprises canadiennes de télé par satellite qu'il a élevé
au rang de monopoles au fil des ans?
Pour
nos yeux seulement
« I'm sick of this. Telling me what I can watch on TV
is what they're actually saying. What comes next if we allow this to happen(1)?
» Jane – qui préfère ne
pas dévoiler son nom de famille – a 58 ans et vit à Vancouver.
La décision de la Cour suprême la rend tellement furieuse
qu'elle songe sérieusement à quitter la Colombie-Britannique
pour aller s'installer en Utah où habite son fils et où son
Église, l'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers
Jours, a pignon sur rue.
Jane a présentement accès au service américain de
télévision par satellite DishNetwork grâce aux services
d'un distributeur canadien « illégal ».
Son abonnement lui offre, en plus d'une panoplie de chaînes américaines
non disponibles au Canada, une chaîne entièrement vouée
aux enseignements de son Église et une autre, à la programmation
exclusivement espagnole. Jane s'est tournée vers le «
marché gris » parce que les deux seules
entreprises autorisées à offrir des services de télé
par satellite au Canada, ExpressVu et Star Choice, n'offrent ni l'une,
ni l'autre.
Les gouvernements fédéraux qui se sont succédé
sur la colline parlementaire ont érigé au fil des années
une barrière audiovisuelle entre nous et nos voisins du sud, une
sorte de mur de Berlin virtuel qui longe la frontière canado-américaine
d'un océan à l'autre. Résultat: les Canadiens n'ont
pas accès à des chaînes comme ESPN, HBO, ou MTV, à
de nombreuses télés religieuses, à un déluge
de chaînes consacrées aux sports, aux Bloomberg Television,
CNNfn, Court TV, et cetera. Qui veut regarder ces télés
n'a autre choix que de se tourner vers la clandestinité.
Pourquoi ces chaînes sont-elles interdites ici? L'un de nos plus
éclairés chroniqueurs en matière de télécommunications,
Matthew Fraser du Financial Post, répondait ceci il y a un
an: « Because a group of regulation-protected Canadian
companies – Astral Media, CHUM, Alliance Atlantis – own Canadian clones
that act as monopoly agents of these U.S. channels. Thus, MTV is banned
because CHUM operates MuchMusic, HBO is not authorized because Astral runs
The Movie Network, and Disney Channel is banned because Astral owns Family
Channel(2).
»
Très canadien comme approche! Vous voulez regarder la série
Sex and the City? Vous devrez la regarder sur Bravo!Canada, une
chaîne appartenant à CHUM Ltd, plutôt que sur HBO! Vous
voulez regarder une autre des séries diffusées sur HBO? Vous
devrez espérer que The Movie Network – chaîne autorisée
à en offrir une partie – la présente. Vous voulez regarder
vos vidéoclips favoris? Vous devrez les regarder sur MuchMoreMusic,
MuchLoud, MuchMusic, MuchVibe, MusiMax, ou MusiquePlus! Pas d'MTV pour
les touts petits!
Marché
triptyque
Trois marchés s'affrontent dans cette histoire d'ondes et de satellite,
le « gris », le « noir »
et le « réglementé ». Dans le marché
gris, des entrepreneurs canadiens vendent à des consommateurs canadiens
des soucoupes et des abonnements mensuels de télé par satellite
dont les signaux proviennent des É.-U. Une adresse fictive leur
est assignée au sud de la frontière avant qu'un signal télé
ne soit dirigé jusqu'à leur résidence canadienne.
Dans cet échange, tout le monde reçoit ce qu'il est censé
recevoir de droits et de redevances. Comme le souligne Alan Gold, avocat
de Can-Am Satellites de Maple Ridge en Colombie-Britannique (entreprise
à l'origine de la poursuite en question), « People
are paying for the service. It's not theft to deal with a different business
than the one they want you to deal with. That's not theft, it's freedom
of choice(3).
»
Dans le marché noir, des entrepreneurs canadiens vendent à
des consommateurs canadiens différents gadgets (cartes à
puce, débrouilleurs d'ondes, etc.) et équipements électroniques
(soucoupes, décodeurs, etc.) qui leur procurent un accès
illimité et durant plusieurs années à des signaux
de télé par satellite américains et/ou canadiens sans
pour autant que les fournisseurs de ces signaux soient dédommagés.
Les droits et redevances ne se rendent pas où ils sont censés
se rendre et les chaînes sont pour la plupart américaines
(sauf lorsqu'il s'agit de détournements de signaux canadiens).
Dans le marché réglementé – le seul qui soit légal
–, deux distributeurs canadiens, Bell ExpressVu LP et Star Choice Communications
Inc., se partagent le marché vendant à des consommateurs
canadiens des soucoupes (facilement identifiables) et des abonnements mensuels
de télé par satellite approuvés et autorisés
par le CRTC (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications
canadiennes) et Industrie Canada. Les droits et redevances se rendent là
où ils sont censés se rendre et les chaînes offertes
sont en grande partie canadiennes.
Pour les associations, entreprises et groupes de pression qui font du lobby
auprès du gouvernement dans le secteur, les entrepreneurs qui oeuvrent
dans les marchés gris et noir sont tous aussi criminels les
uns que les autres. Ils volent les signaux et privent annuellement de millions
de dollars de revenus les fournisseurs de signaux et de contenus canadiens...
« At the end of the day, they're both illegal, affirme
Janet Yale, présidente de l'Association canadienne de télévision
par câble. We don't draw a distinction between the two(4).
» Et, bien entendu, le marché
réglementé est pour eux la façon d'opérer.
Difficile de défendre la légalité du marché
noir – un entrepreneur qui vend des cartes à puce ou des bidules
électroniques qui permettent le débrouillage et l'accès
à des centaines de chaînes américaines et à
autant d'événements spéciaux de type Pay-Per-View
sans jamais que les chaînes ou les promoteurs de ces événements
ne reçoivent un sou, n'opère vraisemblablement pas dans la
légalité. Par contre, l'entrepreneur du marché gris
qui vend des abonnements en bonne et due forme comme le ferait n'importe
quelle entreprise canadienne autorisée, oui. À la seule différence
que ses produits ne rencontrent pas les normes protectionnistes décrétées
par Ottawa.
« Les seules "victimes" dans ces échanges au gris sont 1)
les protectionnistes et les nationalistes de la trempe des ministres Sheila
Copps (Patrimoine Canada) et Allan Rock (Industrie Canada) et 2) une poignée
d'entrepreneurs canadiens qui militent depuis des années pour que
leur marché soit à toute fin pratique fermé.
» |
|
Les seules « victimes » dans ces échanges
au gris sont 1) les protectionnistes et les nationalistes de la trempe
des ministres Sheila Copps (Patrimoine Canada) et Allan Rock (Industrie
Canada) qui voudraient que tous les Canadiens ne consomment que
des produits faits ici, par des gens d'ici, et 2) une poignée d'entrepreneurs
canadiens qui militent depuis des années pour que leur marché
soit à toute fin pratique fermé aux étrangers – lire,
aux Américains – et que leurs clientèles soient captives
et n'aient autre choix que de consommer leurs produits. Les entreprises
américaines fournisseuses des signaux, elles, y trouvent leur compte
et reçoivent leur dû.
En rendant illégale la distribution de signaux satellite en provenance
de l'étranger, Ottawa ne fait pas que servir à deux entreprises
canadiennes un marché captif sur plateau d'argent, il nous dicte
nos choix en matière de consommation télé en plus
de créer une nouvelle catégorie de criminels. Ainsi, le consommateur
qui fait des affaires sur le marché gris est passible d'une amende
de 5000 $ ou d'une année de prison. Celui qui fait
des affaires sur le marché noir est passible d'un emprisonnement
pouvant aller jusqu'à deux années et risque des accusations
au criminel.
Un crime de regarder la télé? Oui, si vous ne regardez pas
ce que l'État vous permet de regarder. « What
kind of culture do you have when you're closed in and you're not allowed
to look outside your borders? » s'interrogeait Richard
Rex, propriétaire de Can-Am Satellites, au lendemain de la décision
du plus haut tribunal du pays.
Une
affaire de gros sous
Mais à qui peut bien profiter tout ça? Pour qui ou pour quoi
Ottawa fait-il tout cela? L'argument le plus populaire est sans aucun doute
celui que répète la ministre Sheila Copps sur toutes les
tribunes depuis des années: « Il faut s'assurer
que les Canadiens aient accès à leurs propres histoires
». De telles phrases creuses sonnent bien dans les petits
cercles politiques et culturels, mais dans la vraie vie elles ont tendance
à laisser indifférent. Les Canadiens ne tiennent manifestement
pas à « leurs propres histoires »
s'ils sont prêts à se tourner vers les zones grises du marché
(à risquer la prison!) pour regarder de la télé –
on peut se demander ce que feraient ceux qui font affaires avec le marché
réglementé s'ils avaient le choix...
L'autre justification qu'on nous ressert allègrement depuis que
le pays existe est qu'« il faut à tout prix contrôler
notre frontière (c'est-à-dire, la fermer!) si on veut protéger
adéquatement la culture canadienne contre une assimilation certaine
par la culture américaine » – on imagine les
soucoupes du film The War of the Worlds envahissant le Canada et
assimilant tout ce qui bouge! Heureusement, cette vision passéiste
des choses est de plus en plus difficile à défendre à
l'ère d'internet, des nouvelles technologies et des possibilités
de chaînes télé presque infinies qu'offre le numérique.
Encore quelques années et elle ne sera plus qu'un mauvais souvenir.
Et la dernière raison la plus souvent évoquée par
le législateur est qu'« il faut protéger
les entreprises, les entrepreneurs et les travailleurs canadiens qui se
retrouvent malgré eux coincés dans la mire de riches Américains
qui ne reculeront devant rien pour dominer la planète
» (insérez un bruit de tonnerre ici). Ce noir dessein,
on s'en doute, débute avec le contrôle de toute l'économie
canadienne... On a beau rire, mais c'est tout de même ici qu'il faut
commencer à regarder si on veut s'expliquer les motifs qui poussent
notre gouvernement à intervenir dans ce secteur.
Selon Gloria Gibbins de la Satellite Communications Association of Canada(5),
sur les quelque 11.5 millions de foyers au Canada, environ 8.5 millions
sont câblés, 800 000 sont abonnés à
la télévision par satellite auprès d'ExpressVu ou
de Star Choice, moins d'un million de Canadiens font affaire avec des entreprises
des marchés gris et noir pour leur accès à la télé
par satellite, et environ 1.2 million d'irréductibles ne sont toujours
pas câblés, ou « satellisés »
et ne possèdent encore que de vulgaires antennes – plus communément
appelées « oreilles de lapin »
– pour capter leurs émissions.
On serait tenté de croire que ce dernier groupe constituerait un
bon marché cible pour les distributeurs autorisés de télé
par satellite au pays, mais il n'en est rien. Les Canadiens qui ne sont
ni câblés, ni « satellisés »
le sont par choix ou par manque de moyens. Ils ne sont pas plus ouverts
au satellite que l'était votre grand-mère. Pour ce qui est
des câblés, comme ExpressVu et Star Choice ne peuvent leur
offrir que des chaînes auxquelles ils ont déjà accès,
ils n'ont aucun intérêt à modifier leurs habitudes
de consommation. Ne reste plus que les milliers de Canadiens qui font affaire
avec des fournisseurs « illégaux »... Et
comme par hasard, la récente décision de la Cour suprême
va aider les « autorisées » à se
les approprier.
Liaisons
incestueuses
Bell ExpressVu est une division de BCE Inc., le géant canadien
des télécommunications, et Star Choice est la propriété
de Canadian Satellite Communications Inc. dont les principaux investisseurs
incluent WIC Western International Communications Ltd. et les deux câblodistributeurs
Rogers Communications Inc. et Shaw Communications Inc. Les personnes à
la tête des Bell ExpressVu et Star Choice, comme celles à
la tête des grosses entreprises de câblodistribution, sont
très connectées dans les milieux politiques canadiens et
savent qui aller voir pour obtenir ce qu'elles veulent.
À titre d'exemple, dans un article intitulé «
Under the covers at the CRTC(6)
», Gillian Cosgrove faisait état
de quelques liaisons entre hauts fonctionnaires du CRTC et gens d'affaires
qui en disaient gros sur le niveau d'inceste qui règne dans le domaine
de la télécommunication au Canada:
-
Joan Pennefather,
CRTC commissioner: Has been dating Prime Minister's chief of staff, Jean
Pelletier. Was married to Francis Fox, former minister of communications
and now chairman of Rogers Cantel;
-
André
Bureau, former CRTC chairman: Now heads up Astral Broadcasting Group;
-
Martha
Wilson, CRTC commissioner: Is former secretary of Phil Lind, vice-chairman
of Rogers Communications and director of the Canadian public-affairs channel
CPAC. Also former general manager of CPAC and head of the Rogers lobby
group. Close friend of Danielle Mays, former executive assistant to Sheila
Copps, the minister responsible for the CRTC;
-
Cindy
Grauer, CRTC commissioner: Also worked for Phil Lind of Rogers Communications
and CPAC. Romantically involved with Peter Viner, vice-chairman of CanWest
Global Communications.
Il s'agit ici de quatre cas parmi tant d'autres – Cosgrove en nomme d'autres,
mais bon. Certaines de ces personnes n'occupent peut-être plus les
mêmes fonctions, peut-être ont-elles quitté le secteur
public pour retourner dans le privé, d'autres, à l'emploi
de grosses entreprises, ont peut-être été remerciées,
ou ont émigré vers une compagnie rivale, peu importe: dans
la mesure où le gouvernement continuera à s'immiscer dans
ce secteur et à le réglementer à outrance, il y aura
toujours des liens incestueux qui se tisseront entre les secteurs privé
et public. Des gens oeuvrant dans l'un se retrouveront immanquablement
dans l'autre – et vice versa. Ce perpétuel va-et-vient privé/public
rend les retours d'ascenseurs on ne peut plus faciles...
Alors, quand les Copps & Cie vous disent qu'ils réglementent
un secteur comme celui de la télévision par satellite «
pour notre plus grand bien à tous » ou
« pour le plus grand bien de la culture canadienne
», il faut en prendre et en laisser. Ils réglementent
le secteur pour le plus grand bien de leurs amis. Point. Et les contribuables
n'ont qu'à se la fermer, à régler la note et à
consommer ce qu'on daigne bien leur laisser consommer. Les grandes entreprises
de la télécommunication canadiennes – avec la bénédiction
de l'État – se sont constitué un marché sur notre
dos et en gardent maintenant l'entrée.
Que des chaînes spécialisées canadiennes présentent
des émissions, des films ou des clips américains, c'est légitime
– elles peuvent faire ce qu'elles veulent. Ce qui l'est moins par contre,
c'est quand ces mêmes chaînes spécialisées s'assurent
que leurs voisines américaines n'ont pas le droit de présenter
leurs émissions/films/clips elles-mêmes à une clientèle
canadienne. C'est injuste pour les chaînes comme c'est injuste pour
les téléspectateurs canadiens qui voudraient consommer ces
produits où et quand ils le veulent.
Heureusement, le protectionnisme est de plus en plus difficile à
défendre dans un marché globalisé. Heureusement, les
politiciens ont de plus en plus de difficulté à maintenir
en place les conditions qui leur permettent de nous dicter nos habitudes
de consommation.
En attendant, toute cette affaire est loin d'être terminée.
Elle devrait être défendue devant un tribunal provincial de
Winnipeg comme une atteinte à la Charte des droits et libertés
par l'avocat Ian Angus, qui représente l'Alliance canadienne pour
la liberté de l'information et des idées(7).
Qui sait, Jane n'aura peut-être pas besoin d'émigrer vers
le sud...
1.
Dawn Walton, « Woman may move to Utah over ruling »,
The Globe and Mail, 27 avril 2002, p. A-4. >> |
2.
Matthew Fraser, « Satellite TV saga, a messy affair »,
Financial Post, 30 avril 2001, p. C-1. >> |
3.
Ian Jack, « Grey market dishes illegal, court rules »,
National Post, 27 avril 2002, p. A-1. >> |
4.
Paul Delean, « ‘Piracy' ruling hailed », The
Gazette, 27 avril 2002, p. A-1. >> |
5.
David Menzies, « Grey Matter », National Post
Business, Juillet 2000, p. 54. >> |
6.
Gillian Cosgrove, « Under the covers at the CRTC »,
National Post, 29 janvier 2000, p. B-10. >> |
7.
Presse canadienne, « Les entreprises non autorisées qui vendent
des décodeurs enfreignent la loi », La Presse,
27 avril 2002, p. E-3. >> |
|