Montréal, 11 mai 2002  /  No 104  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
TÉLÉ AMÉRICAINE PAR SATELLITE:
L'ÉTAT BLOQUE LES ONDES!
 
par Gilles Guénette
 
     « We have spent 40 years telling the Russians it was immoral to block broadcasts. We're certainly not going to start doing that in Canada. Canadians are free people and they should act freely. »
– Keith Spicer
ex-président du CRTC, Janvier 1995
 
 
          Le 26 avril dernier, la Cour suprême du Canada a statué que les entreprises de distribution de programmation télévisuelle par satellite qui vendent des décodeurs pour des signaux étrangers enfreignent une loi fédérale sur la radiodiffusion. Ce jugement fait suite à une poursuite intentée par Bell ExpressVu contre une entreprise de la Colombie-Britannique qui vend à des clients canadiens des décodeurs qui leur permettent de recevoir et de regarder des émissions américaines par satellite.
 
          En bloquant ainsi les signaux étrangers, l'État tente-t-il de protéger le sacro-saint « droit » des Canadiens de voir et d'entendre « leurs propres histoires » ou plutôt les intérêts des deux grosses entreprises canadiennes de télé par satellite qu'il a élevé au rang de monopoles au fil des ans? 
  
Pour nos yeux seulement 
  
          « I'm sick of this. Telling me what I can watch on TV is what they're actually saying. What comes next if we allow this to happen(1)? » Jane – qui préfère ne pas dévoiler son nom de famille – a 58 ans et vit à Vancouver. La décision de la Cour suprême la rend tellement furieuse qu'elle songe sérieusement à quitter la Colombie-Britannique pour aller s'installer en Utah où habite son fils et où son Église, l'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, a pignon sur rue.  
  
          Jane a présentement accès au service américain de télévision par satellite DishNetwork grâce aux services d'un distributeur canadien « illégal ». Son abonnement lui offre, en plus d'une panoplie de chaînes américaines non disponibles au Canada, une chaîne entièrement vouée aux enseignements de son Église et une autre, à la programmation exclusivement espagnole. Jane s'est tournée vers le « marché gris » parce que les deux seules entreprises autorisées à offrir des services de télé par satellite au Canada, ExpressVu et Star Choice, n'offrent ni l'une, ni l'autre.  
  
          Les gouvernements fédéraux qui se sont succédé sur la colline parlementaire ont érigé au fil des années une barrière audiovisuelle entre nous et nos voisins du sud, une sorte de mur de Berlin virtuel qui longe la frontière canado-américaine d'un océan à l'autre. Résultat: les Canadiens n'ont pas accès à des chaînes comme ESPN, HBO, ou MTV, à de nombreuses télés religieuses, à un déluge de chaînes consacrées aux sports, aux Bloomberg Television, CNNfn, Court TV, et cetera. Qui veut regarder ces télés n'a autre choix que de se tourner vers la clandestinité.  
  
          Pourquoi ces chaînes sont-elles interdites ici? L'un de nos plus éclairés chroniqueurs en matière de télécommunications, Matthew Fraser du Financial Post, répondait ceci il y a un an: « Because a group of regulation-protected Canadian companies – Astral Media, CHUM, Alliance Atlantis – own Canadian clones that act as monopoly agents of these U.S. channels. Thus, MTV is banned because CHUM operates MuchMusic, HBO is not authorized because Astral runs The Movie Network, and Disney Channel is banned because Astral owns Family Channel(2). » 
  
          Très canadien comme approche! Vous voulez regarder la série Sex and the City? Vous devrez la regarder sur Bravo!Canada, une chaîne appartenant à CHUM Ltd, plutôt que sur HBO! Vous voulez regarder une autre des séries diffusées sur HBO? Vous devrez espérer que The Movie Network – chaîne autorisée à en offrir une partie – la présente. Vous voulez regarder vos vidéoclips favoris? Vous devrez les regarder sur MuchMoreMusic, MuchLoud, MuchMusic, MuchVibe, MusiMax, ou MusiquePlus! Pas d'MTV pour les touts petits! 
  
Marché triptyque 
  
          Trois marchés s'affrontent dans cette histoire d'ondes et de satellite, le « gris », le « noir » et le « réglementé ». Dans le marché gris, des entrepreneurs canadiens vendent à des consommateurs canadiens des soucoupes et des abonnements mensuels de télé par satellite dont les signaux proviennent des É.-U. Une adresse fictive leur est assignée au sud de la frontière avant qu'un signal télé ne soit dirigé jusqu'à leur résidence canadienne. Dans cet échange, tout le monde reçoit ce qu'il est censé recevoir de droits et de redevances. Comme le souligne Alan Gold, avocat de Can-Am Satellites de Maple Ridge en Colombie-Britannique (entreprise à l'origine de la poursuite en question), « People are paying for the service. It's not theft to deal with a different business than the one they want you to deal with. That's not theft, it's freedom of choice(3). » 
 
          Dans le marché noir, des entrepreneurs canadiens vendent à des consommateurs canadiens différents gadgets (cartes à puce, débrouilleurs d'ondes, etc.) et équipements électroniques (soucoupes, décodeurs, etc.) qui leur procurent un accès illimité et durant plusieurs années à des signaux de télé par satellite américains et/ou canadiens sans pour autant que les fournisseurs de ces signaux soient dédommagés. Les droits et redevances ne se rendent pas où ils sont censés se rendre et les chaînes sont pour la plupart américaines (sauf lorsqu'il s'agit de détournements de signaux canadiens). 
  
          Dans le marché réglementé – le seul qui soit légal –, deux distributeurs canadiens, Bell ExpressVu LP et Star Choice Communications Inc., se partagent le marché vendant à des consommateurs canadiens des soucoupes (facilement identifiables) et des abonnements mensuels de télé par satellite approuvés et autorisés par le CRTC (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes) et Industrie Canada. Les droits et redevances se rendent là où ils sont censés se rendre et les chaînes offertes sont en grande partie canadiennes. 
  
          Pour les associations, entreprises et groupes de pression qui font du lobby auprès du gouvernement dans le secteur, les entrepreneurs qui oeuvrent dans les marchés gris et noir sont tous aussi criminels les uns que les autres. Ils volent les signaux et privent annuellement de millions de dollars de revenus les fournisseurs de signaux et de contenus canadiens... « At the end of the day, they're both illegal, affirme Janet Yale, présidente de l'Association canadienne de télévision par câble. We don't draw a distinction between the two(4). » Et, bien entendu, le marché réglementé est pour eux la façon d'opérer. 
  
          Difficile de défendre la légalité du marché noir – un entrepreneur qui vend des cartes à puce ou des bidules électroniques qui permettent le débrouillage et l'accès à des centaines de chaînes américaines et à autant d'événements spéciaux de type Pay-Per-View sans jamais que les chaînes ou les promoteurs de ces événements ne reçoivent un sou, n'opère vraisemblablement pas dans la légalité. Par contre, l'entrepreneur du marché gris qui vend des abonnements en bonne et due forme comme le ferait n'importe quelle entreprise canadienne autorisée, oui. À la seule différence que ses produits ne rencontrent pas les normes protectionnistes décrétées par Ottawa. 
  
     « Les seules "victimes" dans ces échanges au gris sont 1) les protectionnistes et les nationalistes de la trempe des ministres Sheila Copps (Patrimoine Canada) et Allan Rock (Industrie Canada) et 2) une poignée d'entrepreneurs canadiens qui militent depuis des années pour que leur marché soit à toute fin pratique fermé. »
 
          Les seules « victimes » dans ces échanges au gris sont 1) les protectionnistes et les nationalistes de la trempe des ministres Sheila Copps (Patrimoine Canada) et Allan Rock (Industrie Canada) qui voudraient que tous les Canadiens ne consomment que des produits faits ici, par des gens d'ici, et 2) une poignée d'entrepreneurs canadiens qui militent depuis des années pour que leur marché soit à toute fin pratique fermé aux étrangers – lire, aux Américains – et que leurs clientèles soient captives et n'aient autre choix que de consommer leurs produits. Les entreprises américaines fournisseuses des signaux, elles, y trouvent leur compte et reçoivent leur dû. 
  
          En rendant illégale la distribution de signaux satellite en provenance de l'étranger, Ottawa ne fait pas que servir à deux entreprises canadiennes un marché captif sur plateau d'argent, il nous dicte nos choix en matière de consommation télé en plus de créer une nouvelle catégorie de criminels. Ainsi, le consommateur qui fait des affaires sur le marché gris est passible d'une amende de 5000 $ ou d'une année de prison. Celui qui fait des affaires sur le marché noir est passible d'un emprisonnement pouvant aller jusqu'à deux années et risque des accusations au criminel.  
  
          Un crime de regarder la télé? Oui, si vous ne regardez pas ce que l'État vous permet de regarder. « What kind of culture do you have when you're closed in and you're not allowed to look outside your borders? » s'interrogeait Richard Rex, propriétaire de Can-Am Satellites, au lendemain de la décision du plus haut tribunal du pays. 
  
Une affaire de gros sous 
  
          Mais à qui peut bien profiter tout ça? Pour qui ou pour quoi Ottawa fait-il tout cela? L'argument le plus populaire est sans aucun doute celui que répète la ministre Sheila Copps sur toutes les tribunes depuis des années: « Il faut s'assurer que les Canadiens aient accès à leurs propres histoires ». De telles phrases creuses sonnent bien dans les petits cercles politiques et culturels, mais dans la vraie vie elles ont tendance à laisser indifférent. Les Canadiens ne tiennent manifestement pas à « leurs propres histoires » s'ils sont prêts à se tourner vers les zones grises du marché (à risquer la prison!) pour regarder de la télé – on peut se demander ce que feraient ceux qui font affaires avec le marché réglementé s'ils avaient le choix... 
  
          L'autre justification qu'on nous ressert allègrement depuis que le pays existe est qu'« il faut à tout prix contrôler notre frontière (c'est-à-dire, la fermer!) si on veut protéger adéquatement la culture canadienne contre une assimilation certaine par la culture américaine » – on imagine les soucoupes du film The War of the Worlds envahissant le Canada et assimilant tout ce qui bouge! Heureusement, cette vision passéiste des choses est de plus en plus difficile à défendre à l'ère d'internet, des nouvelles technologies et des possibilités de chaînes télé presque infinies qu'offre le numérique. Encore quelques années et elle ne sera plus qu'un mauvais souvenir. 
  
          Et la dernière raison la plus souvent évoquée par le législateur est qu'« il faut protéger les entreprises, les entrepreneurs et les travailleurs canadiens qui se retrouvent malgré eux coincés dans la mire de riches Américains qui ne reculeront devant rien pour dominer la planète » (insérez un bruit de tonnerre ici). Ce noir dessein, on s'en doute, débute avec le contrôle de toute l'économie canadienne... On a beau rire, mais c'est tout de même ici qu'il faut commencer à regarder si on veut s'expliquer les motifs qui poussent notre gouvernement à intervenir dans ce secteur. 
  
          Selon Gloria Gibbins de la Satellite Communications Association of Canada(5), sur les quelque 11.5 millions de foyers au Canada, environ 8.5 millions sont câblés, 800 000 sont abonnés à la télévision par satellite auprès d'ExpressVu ou de Star Choice, moins d'un million de Canadiens font affaire avec des entreprises des marchés gris et noir pour leur accès à la télé par satellite, et environ 1.2 million d'irréductibles ne sont toujours pas câblés, ou « satellisés » et ne possèdent encore que de vulgaires antennes – plus communément appelées « oreilles de lapin » – pour capter leurs émissions. 
  
          On serait tenté de croire que ce dernier groupe constituerait un bon marché cible pour les distributeurs autorisés de télé par satellite au pays, mais il n'en est rien. Les Canadiens qui ne sont ni câblés, ni « satellisés » le sont par choix ou par manque de moyens. Ils ne sont pas plus ouverts au satellite que l'était votre grand-mère. Pour ce qui est des câblés, comme ExpressVu et Star Choice ne peuvent leur offrir que des chaînes auxquelles ils ont déjà accès, ils n'ont aucun intérêt à modifier leurs habitudes de consommation. Ne reste plus que les milliers de Canadiens qui font affaire avec des fournisseurs « illégaux »... Et comme par hasard, la récente décision de la Cour suprême va aider les « autorisées » à se les approprier. 
  
Liaisons incestueuses 
  
          Bell ExpressVu est une division de BCE Inc., le géant canadien des télécommunications, et Star Choice est la propriété de Canadian Satellite Communications Inc. dont les principaux investisseurs incluent WIC Western International Communications Ltd. et les deux câblodistributeurs Rogers Communications Inc. et Shaw Communications Inc. Les personnes à la tête des Bell ExpressVu et Star Choice, comme celles à la tête des grosses entreprises de câblodistribution, sont très connectées dans les milieux politiques canadiens et savent qui aller voir pour obtenir ce qu'elles veulent. 
  
          À titre d'exemple, dans un article intitulé « Under the covers at the CRTC(6) », Gillian Cosgrove faisait état de quelques liaisons entre hauts fonctionnaires du CRTC et gens d'affaires qui en disaient gros sur le niveau d'inceste qui règne dans le domaine de la télécommunication au Canada: 
  • Joan Pennefather, CRTC commissioner: Has been dating Prime Minister's chief of staff, Jean Pelletier. Was married to Francis Fox, former minister of communications and now chairman of Rogers Cantel;
  • André Bureau, former CRTC chairman: Now heads up Astral Broadcasting Group;
  • Martha Wilson, CRTC commissioner: Is former secretary of Phil Lind, vice-chairman of Rogers Communications and director of the Canadian public-affairs channel CPAC. Also former general manager of CPAC and head of the Rogers lobby group. Close friend of Danielle Mays, former executive assistant to Sheila Copps, the minister responsible for the CRTC;
  • Cindy Grauer, CRTC commissioner: Also worked for Phil Lind of Rogers Communications and CPAC. Romantically involved with Peter Viner, vice-chairman of CanWest Global Communications.
          Il s'agit ici de quatre cas parmi tant d'autres – Cosgrove en nomme d'autres, mais bon. Certaines de ces personnes n'occupent peut-être plus les mêmes fonctions, peut-être ont-elles quitté le secteur public pour retourner dans le privé, d'autres, à l'emploi de grosses entreprises, ont peut-être été remerciées, ou ont émigré vers une compagnie rivale, peu importe: dans la mesure où le gouvernement continuera à s'immiscer dans ce secteur et à le réglementer à outrance, il y aura toujours des liens incestueux qui se tisseront entre les secteurs privé et public. Des gens oeuvrant dans l'un se retrouveront immanquablement dans l'autre – et vice versa. Ce perpétuel va-et-vient privé/public rend les retours d'ascenseurs on ne peut plus faciles... 
  
          Alors, quand les Copps & Cie vous disent qu'ils réglementent un secteur comme celui de la télévision par satellite « pour notre plus grand bien à tous » ou « pour le plus grand bien de la culture canadienne », il faut en prendre et en laisser. Ils réglementent le secteur pour le plus grand bien de leurs amis. Point. Et les contribuables n'ont qu'à se la fermer, à régler la note et à consommer ce qu'on daigne bien leur laisser consommer. Les grandes entreprises de la télécommunication canadiennes – avec la bénédiction de l'État – se sont constitué un marché sur notre dos et en gardent maintenant l'entrée. 
  
          Que des chaînes spécialisées canadiennes présentent des émissions, des films ou des clips américains, c'est légitime – elles peuvent faire ce qu'elles veulent. Ce qui l'est moins par contre, c'est quand ces mêmes chaînes spécialisées s'assurent que leurs voisines américaines n'ont pas le droit de présenter leurs émissions/films/clips elles-mêmes à une clientèle canadienne. C'est injuste pour les chaînes comme c'est injuste pour les téléspectateurs canadiens qui voudraient consommer ces produits où et quand ils le veulent. 
  
          Heureusement, le protectionnisme est de plus en plus difficile à défendre dans un marché globalisé. Heureusement, les politiciens ont de plus en plus de difficulté à maintenir en place les conditions qui leur permettent de nous dicter nos habitudes de consommation. 
  
          En attendant, toute cette affaire est loin d'être terminée. Elle devrait être défendue devant un tribunal provincial de Winnipeg comme une atteinte à la Charte des droits et libertés par l'avocat Ian Angus, qui représente l'Alliance canadienne pour la liberté de l'information et des idées(7). Qui sait, Jane n'aura peut-être pas besoin d'émigrer vers le sud... 
 
 
1. Dawn Walton, « Woman may move to Utah over ruling », The Globe and Mail, 27 avril 2002, p. A-4.  >>
2. Matthew Fraser, « Satellite TV saga, a messy affair », Financial Post, 30 avril 2001, p. C-1.  >>
3. Ian Jack, « Grey market dishes illegal, court rules », National Post, 27 avril 2002, p. A-1.  >>
4. Paul Delean, « ‘Piracy' ruling hailed », The Gazette, 27 avril 2002, p. A-1.  >>
5. David Menzies, « Grey Matter », National Post Business, Juillet 2000, p. 54.  >>
6. Gillian Cosgrove, « Under the covers at the CRTC », National Post, 29 janvier 2000, p. B-10.  >>
7. Presse canadienne, « Les entreprises non autorisées qui vendent des décodeurs enfreignent la loi », La Presse, 27 avril 2002, p. E-3.  >>
 
 
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