Montréal, 6 juillet 2002  /  No 106  
 
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Extraits du chapitre III de L'anarcho-capitalisme, Presses Universitaires de France (Que-sais-je? 2406), Paris, 1988, pp 36-60.
 
MOT POUR MOT
 
POLICE, TRIBUNAUX
ET DÉFENSE NATIONALE PRIVÉE
 
par Pierre Lemieux
  
 
          « La justice est un bien économique, exactement comme l'éducation et la santé », écrivaient les Tannehill(1). Pour le démontrer, les anarcho-capitalistes contemporains proposent d'abord une théorie de l'arbitrage privé qui perfectionne les intuitions géniales mais plus grossières que Gustave de Molinari(2) avaient conçues il y a plus d'un siècle. La théorie de Murray Rothbard est la plus complète, la mieux argumentée et la plus influente; en dehors des références aux autres auteurs, ce sont surtout aux thèses rothbardiennes que nous empruntons l'exposé qui suit(3). 
  
          La privatisation des tribunaux civils est tout à fait concevable et réaliste. Il existe présentement aux États-Unis des milliers d'arbitres privés auxquels les parties à un contrat peuvent librement recourir pour régler un litige, et pareil recours est souvent prévu à l'avance dans les contrats. Devant l'inefficacité des tribunaux de l'État, observe Rothbard, les sociétés d'arbitrage privées sont florissantes. L'American Arbitration Association (Association américaine d'arbitrage) regroupe plusieurs milliers d'arbitres professionnels privés qui règlent chaque année des dizaines de milliers de litiges. La plupart des litiges entre les agents de change américains et leurs clients sont résolus par un tribunal d'arbitrage privé mis sur pied par l'Association nationale des agents de change(4).
 
          Le droit international privé fonctionne sans pouvoir coercitif suprême, sans tribunal obligatoire de dernière instance, sans monopole ultime de la force. Les États-nations sont, les uns par rapport aux autres, et ont toujours été, dans une situation d'anarchie, dans un état de nature lockéen. Les individus de pays différents sont ainsi, les uns par rapport aux autres, dans un état d'anarchie. Or, malgré cela, et malgré les guerres qui ont opposé leurs Princes, les citoyens individuels de ces pays entretiennent quand même des relations économiques raisonnablement ordonnées, sans obstacle légal majeur. Un individu lésé par un ressortissant étranger pourra souvent obtenir justice devant un tribunal de l'un ou l'autre pays. Et là encore, il existe des mécanismes d'arbitrage privés. Par exemple, plus de 5 000 affaires ont été soumises à la Cour d'arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale depuis sa fondation en 1923. En 1984 seulement, 296 nouvelles affaires ont été enregistrées et 137 sentences rendues. La majorité des litiges concernaient des montants de 200 000 à 10 000 000 de dollars US; 9% mettaient en cause des montants de moins de 50 000 dollars US; 14% représentaient des enjeux de plus de 10 000 000 de dollars(5). 
  
          Puisque l'absence d'un monopole étatique supranational n'empêche pas l'harmonie entre des individus séparés par une frontière nationale arbitraire, l'État n'est pas davantage nécessaire pour assurer des relations libres et ordonnées entre les individus qui, tout aussi arbitrairement, « appartiennent » à un même pays. Rothbard écrit: « Si les citoyens du Montana du Nord et ceux de la Saskatchewan de l'autre côté de la frontière peuvent vivre et commercer dans l'harmonie sans gouvernement commun, ainsi le pourraient les citoyens du Montana du Nord et ceux du Montana du Sud entre eux(6). » 
  
          Non seulement l'arbitrage privé existe-t-il présentement mais l'histoire démontre son efficacité économique. Si la loi américaine rend aujourd'hui obligatoire l'arrêt d'un arbitre privé, cette contrainte est récente: avant le début du XXe siècle, explique Rothbard, quand il n'obligeait pas légalement les parties, l'arbitrage privé avait déjà fait ses preuves. En remontant au Moyen Âge, on constate que l'essentiel du droit commercial anglais a été mis au point par des tribunaux privés de marchands. De même, le droit de la mer et une bonne partie de la Common Law ont « d'abord été l'oeuvre de juges concurrentiels privés auxquels les parties recouraient librement parce qu'elles reconnaissaient leur expertise dans les domaines juridiques en cause ». 
  
          On peut alors facilement imaginer ce qui se passerait si les tribunaux civils de l'État n'existaient pas. Les parties à un litige essaieraient d'abord de négocier une solution entre elles, comme le font couramment les hommes d'affaires d'aujourd'hui. À défaut d'un accord, les parties s'entendraient pour porter leur différend devant un arbitre, un tribunal privé mutuellement accepté. Souvent d'ailleurs, leur contrat original aurait prévu d'avance le recours à un arbitre donné voire même à une procédure d'appel. Le recours à l'arbitrage est dans l'intérêt des parties puisque l'option de la force est risquée, coûteuse et inefficace. Le « principe de l'intérêt personnel rationnel, sur lequel tout le système du marché est fondé », comme l'écrivent Morris et Linda Tannehill, amènerait naturellement les parties à soumettre leurs différends à l'arbitrage. Répondant à la demande du marché, des tribunaux privés concurrentiels se développeraient, qui essaieraient de se bâtir une clientèle en établissant une réputation d'efficacité, d'impartialité et d'intégrité. [...] 
  
La police comme bien privé 
  
          [...] Selon la critique anarcho-capitaliste, la police n'a rien d'un bien public. La non-rivalité dans la consommation ne s'y applique pas: tout le monde ne peut utiliser en même temps les services d'un commissariat de police, plus l'un en consomme, moins il en reste pour son voisin. Il n'y a rien dans la nature de la police qui assure automatiquement la jouissance de tous ses services à tous les habitants d'un quartier. La sécurité est un bien excluable: la police payée par moi ne serait pas obligée de protéger mon passager clandestin de voisin. 
  
          Il est vrai que la présence de la police exerce un effet dissuasif qui participe de la notion de bien public. Mais la même dissuasion est produite si des individus s'arment pour défendre leur maison ou se baladent armés dans la rue. Des avantages généraux de la société, nous sommes tous naturellement et légitimement bénéficiaires, ce qui ne justifie pas la coercition de la part de ceux qui en voudraient davantage qu'il ne leur est fourni comme sous-produit des actions d'autrui. Rappelons aussi que l'argument des biens publics est incompatible avec l'approche praxéologique: en dehors des choix concrets d'un individu (quand il paie une agence de police privée pour surveiller sa maison), on ne peut rien affirmer sur ses préférences. Si la protection policière se présente comme un bien public, c'est surtout dans la mesure où l'étatisation de cette industrie empêche chaque individu de payer pour obtenir ce qu'il veut et le réduit à n'attendre que les retombées abstraites de la dissuasion. 
  
          Comment fonctionnerait concrètement un régime de sécurité entièrement concurrentiel? Si on ne peut jamais prévoir la configuration précise des institutions et les caractéristiques exactes des biens que produira la coopération libre et spontanée, nous savons toutefois que, sur un marché libre, un fournisseur se manifeste toujours pour offrir ce dont quelqu'un est prêt à payer le prix. En l'absence de l'État, se développeront des agences de protection et des tribunaux pénaux qui offriront leurs services sur le marché. Certaines compagnies offriraient à la fois des services policiers et des services judiciaires, d'autres se spécialiseraient. On peut conjecturer que les compagnies d'assurances, qui ont des intérêts tangibles dans la lutte contre le crime, se lanceraient à l'assaut de ce marché. Morris et Linda Tannehill imaginent qu'elles commercialiseraient des polices d'assurance agression, ce qui les inciterait à poursuivre les coupables pour les forcer à rembourser les dommages assurés. L'intérêt des compagnies d'assurances dans la sécurité est illustré par le cas des vigiles italiens cités plus haut. Rothbard conjecture que, offerts par des sociétés indépendantes ou par des compagnies d'assurances en bonne et due forme, les services de sécurité se présenteraient généralement sous forme d'assurance, c'est-à-dire d'une garantie de service pour une prime périodique déterminée à l'avance. Mais d'autres services de sécurité pourraient être achetés à la pièce. Des individus formeraient des associations mutuelles de protection. Et, évidemment, tout individu pourrait décider d'assurer lui-même sa sécurité, bien que la plupart des individus choisiraient sans nul doute de profiter des avantages de la division du travail et confier ce travail à des agences spécialisées. 
  
          Sur sa propriété, un individu ou un groupe volontaire d'individus serait protégé comme il en a décidé, normalement en retenant les services de l'agence de police de son choix. Sur la propriété d'autrui, il est protégé par son hôte ou par l'agence de celui-ci. Dans l'éventualité d'une agression de la part de son hôte, il pourra toujours faire appel à sa propre compagnie de sécurité. Dans les lieux « publics » comme les rues ou les immeubles commerciaux, l'individu sera sous la protection de l'agence embauchée par le propriétaire (privé) du lieu en question, qui a tout intérêt, s'il veut conserver sa clientèle, à la bien protéger. Bref, chez lui, un individu est couvert par ses propres arrangements de protection; ailleurs, il est protégé par son hôte. 
  
          Dans certaines situations d'urgence, l'agence de police capable d'intervenir ne sera pas celle à qui revient la responsabilité contractuelle de la sécurité de l'agressé. Rothbard explique que les mécanismes de l'intérêt personnel continuent de jouer. Par exemple: en votre absence, un bandit pénètre chez vous par effraction. Un agent de la police « Z », au service du propriétaire de la rue qui borde votre propriété, est témoin de l'effraction. Il interviendra ou il préviendra votre agence, puisque tel est l'intérêt de son employeur. Le propriétaire de la rue veut donner un bon service à ses clients riverains, sinon la valeur des propriétés baissera et la rue se louera à rabais. Peut-être même votre contrat d'usage de la rue prévoirait-il ce genre d'assistance d'urgence. Bien sûr, aucun problème ne se pose si la rue appartient collectivement aux propriétaires riverains. 
  
     « Les anarcho-capitalistes contemporains ne croient généralement pas que la protection policière constitue un monopole naturel. La sécurité est très proche de l'industrie des assurances, où aucun monopole territorial ne résiste à la concurrence. »
 
          Compliquons la situation. Si l'individu (ou sa propriété) victime d'agression n'est abonné à aucune agence de protection ou que son agence ne soit pas connue de l'agent témoin du crime, celui-ci trouvera quand même généralement dans son intérêt d'intervenir. Il peut vouloir préserver la paix dans le quartier parce c'est pour cela que ses services sont retenus. Ou bien, il fera comme les médecins et les hôpitaux dans les cas d'urgence: il prendra le risque de s'occuper de vous et vous enverra une facture par la suite. Cela est d'autant plus probable que votre contrat avec votre propre agence de sécurité prévoira vraisemblablement le remboursement par celle-ci de services d'urgence offerts par d'autres agences dans certaines circonstances. Quant aux pauvres, ils ne seraient pas nécessairement moins bien protégés dans l'anarchie libertarienne. Les habitants des quartiers pauvres sont-ils toujours bien protégés par la police publique, qui, de plus, leur coûte cher en impôts? Si la plupart des pauvres réussissent aujourd'hui à s'offrir des automobiles et des téléviseurs, pourquoi ne pourraient-ils pas se payer privément de meilleurs services de police avec les impôts qui leur sont présentement soutirés pour financer la police publique? De plus, la charité privée et la publicité commerciale (telle nouvelle agence de police offrant ses services gratuits dans un quartier défavorisé) joueraient leur rôle. Enfin, les habitants d'un quartier pourraient se regrouper en association de protection. 
  
          Une objection fréquente voit dans la sécurité publique une condition de base du marché, qui ne pourrait être assurée par le marché lui-même. Pas de sécurité efficace, pas de liberté et pas de marché. Rothbard réplique que, considérées globalement de cette manière, tourtes sortes de biens pourtant produits par le marché deviennent des conditions sine qua non. La nourriture est essentielle au marché: sans infrastructure nutritionnelle, pas de marché; de même pour le papier, et maintenant pour les ordinateurs. La difficulté apparente, explique Rothbard, vient de ce qu'on oublie que les décisions de consommation sont prises à la marge. Un individu ne décide pas de consommer 100 kilos de pain par année, il choisit telle baguette qu'il achète. De même pour la sécurité. Comme les actions et les choix humains ne concernent que les unités marginales des biens consommés, il est praxéologiquement absurde de poser le problème en termes de l'ensemble de la production ou des stocks d'un bien. Tel service policier acheté par certains n'est pas plus indispensable au fonctionnement du marché que tel panier de nourriture pris à l'épicerie. 
  
          Contrairement à Molinari, les anarcho-capitalistes contemporains ne croient généralement pas que la protection policière constitue un monopole naturel. Rien, en effet, ne le laisse supposer. La sécurité est très proche de l'industrie des assurances, où aucun monopole territorial ne résiste à la concurrence. Bien qu'une agence de police pourrait dominer dans une région ou un quartier donné, rien n'empêcherait une agence extérieure de répondre à la demande d'individus s'estimant mal servis par l'agence la plus populaire. La concurrence entre les agences de police entraînerait une amélioration de la sécurité publique. 
  
          À l'objection selon laquelle les agences de sécurité concurrentielles seraient constamment en guerre, les anarcho-capitalites proposent deux voies de réponse. D'une part, les guerres interétatiques actuelles sont bien plus menaçantes et dévastatrices que de possibles escarmouches entre agences privées. D'autre part, comme il n'est pas dans l'intérêt des agences de protection de livrer bataille pour un oui ou pour un non, elles essaieront généralement de s'entendre, de faire établir leur droit soit par les tribunaux civils discutés plus haut soit par les cours pénales que nous allons maintenant considérer. 
  
Des juridictions pénales privées 
  
          La sécurité comprend aussi les activités judiciaires: identifier, poursuivre et juger les gens soupçonnés de crimes et imposer des peines aux coupables. Dans la société anarcho-capitaliste comme dans l'état de nature lockéen, tout individu possède le droit non seulement de se défendre contre un agresseur mais aussi de lui imposer réparation et de le punir. Tout individu a le droit de se faire justice (voire de faire justice à autrui) ou de retenir les services d'un tiers pour ce faire, mais l'exercice de ce droit comporte des risques. On est mauvais juge dans sa propre cause et la victime d'un crime ou son agence de protection a intérêt à s'en remettre au jugement d'un tribunal indépendant et impartial. Celui qui se fait justice ou qui rend une justice expéditive risque en effet d'être appelé à se justifier par sa victime ou les ayants droit de celle-ci. Et si son verdict se révélait erroné ou que la peine imposée ait été disproportionnée, le justicier serait lui-même accusé d'agression criminelle. Pour quiconque tient ses intérêts à coeur, un procès avant l'acte est moins risqué qu'une justification post factum. 
  
          Une demande de tribunaux judiciaires se manifesterait donc sur le marché, à laquelle répondrait des agences privées – exactement comme dans le domaine de l'arbitrage civil et de la protection policière. Des juridictions pénales concurrentielles offriraient à leurs clients la possibilité d'instruire des procès contre leurs agresseurs, jugeraient les suspects et prononceraient les peines méritées par les coupables. La concurrence entre les tribunaux pénaux imposerait à chacun de maintenir une réputation d'impartialité, de justice et d'efficacité. Comme toute entreprise privée, les agences judiciaires seraient en théorie financées par leurs clients (ou par des mécènes); mais on obligerait sans doute les suspects reconnus coupables à défrayer les coûts des procédures judiciaires contre eux. Certains tribunaux privés offriraient leurs services à des abonnés réguliers, parmi lesquels figureraient des agences de police préférant référer automatiquement à un tribunal tout conflit impliquant un de leurs clients. D'autres cours se contenteraient de vendre leurs services à la pièce. 
  
          Soit un individu victime d'un crime, vol ou agression. Après enquête, son agence de police identifie un suspect. Craignant les risques et les coûts économiques d'une justice partiale et expéditive, le plaignant intente un procès devant le tribunal auquel il est abonné ou un autre tribunal de son choix. À qui, de l'individu lésé ou de son agence de police, reviendrait la responsabilité d'engager les poursuites pénales, dépend des termes du contrat de protection le cas échéant. Si la victime est décédée ou incapable d'agir, ses ayants droit ou ses agents la remplaceront. L'accusé est avisé des poursuites engagées contre lui et invité à se présenter à son procès pour se défendre. Mais il n'est pas forcé de comparaître. Seule est légitime la coercition contre un individu coupable d'un crime. Comme le suspect n'a pas encore été reconnu coupable, l'accusateur qui le kidnapperait ou le séquestrerait ou exercerait tout autre coercition contre lui serait lui-même passible de poursuites pénales si l'accusé était finalement trouvé innocent ou que la période de sa détention excédât la peine à laquelle il est condamné. Sauf si quelqu'un est prêt à courir ce risque d'un jugement avant procès, l'accusé serait réellement présumé innocent jusqu'à preuve du contraire. Il s'ensuit évidemment qu'aucun innocent, même témoin du crime, ne pourrait être forcé de comparaître devant le tribunal ni contraint à témoigner. À l'issue du premier procès, de deux choses l'une. Ou bien l'accusé est acquitté, et aucun problème d'exécution ne se pose: comme l'accusateur n'a pu obtenir de condamnation devant le tribunal qu'il avait lui-même choisi, justice est faite et l'accusé est libre. Ou bien celui-ci est jugé coupable et condamné à subir une peine qui (sauf chez les anarcho-capitalistes utilitaristes) comprend à la fois la réparation du tort causé et un châtiment pour avoir violé les droits d'autrui. Si le condamné accepte le jugement et la peine imposée, aucun problème ne se pose. Justice est faite. 
  
          Que se passe-t-il si l'accusé n'accepte pas le jugement rendu par ce premier tribunal, qu'il n'a pas choisi lui-même? Pour éviter l'exécution du jugement, il le portera en appel devant un autre tribunal, choisi par lui cette fois-ci. Selon le contrat de protection souscrit par l'accusé, il se peut que ce soit son agence de police qui s'occupe de loger l'appel. Une autre possibilité est que la compagnie d'assurance responsabilité (ou d'assurance vie) de l'accusé, qui devra éventuellement payer une partie de la note, porte le jugement en appel. D'une manière ou d'une autres, le fait de choisir un juge implique que l'on accepte à l'avance son jugement. Ici encore, au stade du procès en deuxième instance, de deux choses l'une. Ou bien l'accusé est une seconde fois condamné, cette fois-ci par un tribunal choisi par lui (directement ou indirectement), et plus rien alors ne s'oppose à l'exécution du jugement. Ou bien cette cour d'appel choisi par l'accusé renverse le premier jugement, d'où un désaccord entre les deux tribunaux. 
  
          Pareil conflit pourrait survenir autrement: par exemple, un accusé reconnu deux fois coupable ou n fois coupable décide d'en appeler une autre fois encore. Dans une société où aucun tribunal de dernière instance ne participe d'un monopole étatique de la force, comment résoudre les conflits entre tribunaux? La réponse à cette question est la même qu'à celle de savoir pourquoi on a eu recours aux tribunaux plutôt qu'aux armes en premier lieu: c'est simplement l'intérêt personnel. Il n'est dans l'intérêt d'aucun des protagonistes de régler leurs conflits sur les champs de bataille. La lutte armée coûte très cher à un individu seul mais aussi à une firme privée, qui devrait payer ses hommes plus cher pour les inciter à se battre, qui verrait un matériel coûteux détruit et qui risquerait éventuellement la faillite si le conflit dégénérait ou si trop de batailles étaient perdues. Une agence de police trop souvent engagée dans des opérations armées verrait chuter le cours de ses actions en bourse. Ses clients s'inquiéteraient et elle risquerait d'être désertée par eux. À l'instar des individus et des agences de police, les tribunaux, sociétés commerciales à but lucratif, auraient intérêt à régler les conflits pacifiquement. 
  
          À défaut d'un règlement entre le plaignant et l'accusé, on peut donc prévoir que les deux tribunaux en désaccord s'entendront pour porter l'affaire devant une cour d'appel, qui deviendra, aux fins du conflit en cause, le tribunal de dernière instance. Il est même probable que les agences judiciaires stipuleraient à l'avance un tel recours dans leurs contrats de service. Chaque conflit trouverait donc, en fin de compte, sa propre « cour suprême », qui varierait d'un conflit à l'autre et dépendrait, directement ou indirectement, des choix du plaignant et de l'accusé. Le jugement du tribunal de dernière instance serait final et exécutoire parce que rendu par un tribunal choisi ou accepté par les deux parties en cause. Qu'arrive-t-il si les deux parties ne parviennent pas à s'entendre sur un tribunal de dernière instance? Quel est, dans une société sans État, le point de rupture à partir duquel un jugement rendu est final, sans appel et exécutoire? Rothbard résout le problème par ce qui peut sembler une entourloupette. Le point de rupture raisonnable et logique, qui serait naturellement adopté par le « code libertarien fondamental », est donné par la « règle des deux tribunaux »: un jugement devient exécutoire à partir du moment où deux tribunaux différents y concourent; ou, en d'autres termes, à partir du moment où un deuxième tribunal confirme un jugement antérieur. Comme il y a deux parties en cause, l'accusateur et l'accusé, chacun disposant naturellement du droit de choisir son tribunal, dans l'éventualité d'un désaccord, un dernier tribunal tranche. Au fond, cette règle revient à celle du droit pour un individu de porter sa cause devant un tribunal qu'il a lui-même choisi (directement ou via ses contrats antérieurs) et dont le jugement, pour cette raison même, le liera. 
  
          On aboutit donc devant une cour d'appel choisie directement ou indirectement par les deux belligérants. Ou bien le tribunal d'appel, en dernière instance, acquitte l'accusé qui a déjà été reconnu une fois coupable et une fois innocent, et le verdict d'innocence est alors final et sans appel, et l'affaire close. Ou bien il rend un verdict de culpabilité et impose une peine, et ce jugement, le deuxième dans le même sens, devient final, sans appel et exécutoire. Justice est faite. [...] 
  
Le droit privé 
  
          Le régime de sécurité privée qu'envisage l'anarcho-capitalisme suppose un système de lois qui établissent clairement ce qui est interdit, qui permettent de distinguer l'agression de la légitime défense. Même sans État, à plus forte raison sans État, l'ordre social et la protection des droits individuels requièrent des lois. Quelle est la nature et le processus de développement de ces lois? 
  
          La grande majorité des anarcho-capitalistes croient qu'un droit naturel objectif sert de fondement aux lois. (Nous parlerons plus bas de David Friedman, dont la théorie comporte une forte composante utilitariste.) Le droit naturel s'entend de deux manières. D'une part, il s'agit d'un produit de l'ordre spontané, d'une loi naturelle qui se découvre par un processus de développement spontané du droit à la manière de la Common Law britannique. D'autre part, le droit naturel anarcho-capitaliste réfère aussi à un ensemble de principes fondamentaux – des principes lockéens chez Rothbard – accessibles à la raison et sur la base desquels peut ensuite s'arranger le développement spontané des règles de droit. Autrement dit, le développement du droit relèverait de la jurisprudence des tribunaux privés qui découvriraient la loi et corrigeraient le droit coutumier à lumière des principes rationalistes du droit libertarien. De là, selon Rothbard, résulterait un « code de lois » dérivé à la fois du droit coutumier et de l'éthique rationaliste libertarienne. 
  
          Pour démontrer la faisabilité du développement spontané et anarchique d'un droit respectueux des principes libertariens de propriété privée et de non-agression, les anarcho-capitalistes citent le cas de l'Irlande celtique, une société qui se serait passée d'État durant mille ans, jusqu'à sa conquête par l'Angleterre au XVIIe siècle. La société irlandaise était divisée en une centaine de tuatha, associations ou clans politiques volontaires auxquels les hommes libres choisissaient librement d'adhérer. On pouvait à son gré se séparer d'un clan pour en joindre un autre. Le pouvoir du chef du clan se limitait à présider les assemblées et, en temps de guerre, à diriger les hommes au combat. Les principes du droit incorporés dans la tradition et les coutumes étaient interprétés par des juristes ou arbitres professionnels appelés filids qui, n'appartenant à aucun clan, n'étaient liés à aucune autorité politique. Les individus recouraient librement à l'arbitre de leur choix pour juger leurs différends. Les arrêts des filids, en droit pénal comme en matière civile, étaient exécutés par les gens eux-mêmes, qui se liaient librement les uns aux autres par des répondants qui se portaient garants de leurs obligations. L'ostracisme de la communauté sanctionnait ceux qui refusaient de se plier aux jugements rendus: ils ne pouvaient plus recourir aux filids pour redresser les injustices commises contre eux. 
  
Une défense nationale privée 
  
          Dans la société anarcho-capitaliste, chaque individu est souverain, sa propriété est inviolable, et c'est à chacun de protéger sa personne et son territoire souverain. Dans ce contexte, les problèmes ne se posent ni se résolvent de la même manière que si l'État est prétendu souverain. 
  
          Par exemple, le problème de l'immigration s'estompe puisqu'il n'y a plus de territoire national protégé par quelque super-souverain. Un étranger, si ce terme a encore un sens, jouit, autant qu'un autochtone, du droit d'aller où il veut, pourvu qu'il soit accepté par le ou les propriétaires dont il foule le sol. Tout individu invité chez vous a le droit d'y être, comme tout individu embauché par une entreprise a le droit d'y venir. Si des propriétaires de rues, de places publiques ou de refuges acceptent la présence de mendiants étrangers (ou « nationaux »), ceux-ci ont le droit d'y demeurer. Si, et seulement si, ils ne sont accueillis volontairement par personne, les étrangers seront refoulés à l'extérieur des frontières. Là comme ailleurs, la propriété privée règle tous les problèmes que créait la communalité. 
  
          Ainsi en est-il apparemment du problème de la défense nationale, qu'il conviendrait de rebaptiser « défense territoriale » puisqu'il s'agirait ni plus ni moins que de protéger contre les États étrangers un territoire défini comme la juxtaposition purement spatiale des propriétés privées appartenant à des individus souverains. La défense nationale se télescope dans la protection policière: l'agence dont vous avez retenu les services devra normalement vous protéger contre toute agression d'où qu'elle vienne, y compris de la part de bandits internationaux organisés en État. 
  
          L'objection classique est que la défense nationale représente le cas type du bien public. En défendant votre voisin contre l'agression d'un État étranger, l'armée nationale vous protège par le fait même, surtout si cette défense s'exerce par voie de dissuasion. Le risque est généralisé puisqu'une attaque étrangère peut frapper n'importe où. Contre les bandits individuels et indigènes, dont la menace est plus précise et localisée, la dissuasion peut être mieux ciblée, de sorte que l'aspect bien public de la sécurité intérieure semble moins évident. La défense nationale, elle, participerait plus nettement de la nature d'un bien public. 
  
          Rothbard rejette cette objection. La suppression de l'espace national, qui n'est commun que parce qu'il a été étatisé, changerait la nature du problème. Chaque propriétaire devrait défendre ou faire défendre sa propriété, sous peine de la trouver complètement sans défense. Dans un régime de propriété privée, une armée privée ne fera d'efforts pour défendre la propriété d'un non-client que dans la mesure où cela sert à tenir l'ennemi à distance. Sauf si elle représente un intérêt stratégique particulier, rien ne garantit qu'elle sera protégée. Surtout, rien ne garantit qu'elle sera protégée d'une manière qui serve les intérêts du propriétaire: une fois le combat engagé entre l'envahisseur et l'agence de protection du voisin, le passager clandestin pourrait bien constater que sa propriété n'est défendue que comme champ de bataille pour repousser l'ennemi. Chaque individu devra donc peser les risques de n'être pas où d'être mal protégé contre le coût d'adhérer (peut-être par l'intermédiaire de son agence de police) à une association de défense nationale. 
  
          Plus généralement, l'argumentation qui présente la défense nationale comme un bien public tombe sous la critique générale que Rothbard oppose à ce concept. L'argument est réductible au faux problème du passager clandestin. Nous sommes tous des passagers clandestins de la civilisation, et il n'y a là rien de répréhensible. Dans la mesure du possible et de l'efficace, un régime de propriété privée assure l'exclusion des passagers clandestins qui peuvent réalistement être exclus. Et rien ne nous garantit que les passagers clandestins apparents profitent effectivement, selon leur propres préférences, de cette défense nationale à laquelle ils n'ont pas choisi de contribuer volontairement. 
  
          Si cela est vrai, rien ne s'oppose à ce que, comme les autres services de sécurité, la défense nationale soit offerte par le marché. Ceux qui craignent les menaces extérieures achèteraient des services de défense nationale, en fonction de leurs propres préférences, soit auprès de leur agence de police soit auprès d'agences spécialisées. Dans la mesure où la défense territoriale contient un élément de bien public, les mécanismes de production privée des biens publics exposés au chapitre V joueraient: associations, pressions sociales et coopération spontanée, entrepreneurship. Morris et Linda Tannehill soutiennent que les compagnies d'assurances auraient intérêt à organiser la protection des biens assurés par eux contre les agresseurs étrangers. 
  
          D'autre part, explique Rothbard, une société anarcho-capitaliste serait moins exposée à l'agression des États étrangers. N'étant plus un État-nation, elle ne menacerait aucun autre État-nation. De plus, les habitants souverains n'y seraient identifiés à aucun État. Par conséquent, un État étranger n'aurait aucun intérêt à envahir pareille société, ni n'oserait attaquer des populations pacifiques. Comme c'est l'État qui rend possible et justifie la guerre internationale, l'abolition de l'un entraînera la disparition de l'autre. Enfin, un conquérant hypothétique reculerait devant la tâche de maîtriser une société qui ne gratifierait son occupant d'aucune structure établie de gouvernement et où s'opposeraient à lui, dans une insoutenable guérilla, un grand nombre d'agences de police et d'individus armés jusqu'aux dents et habitués à se défendre. [...] 
  
© Pierre Lemieux
  
1. Linda et Morris Tannehill, The Market for Liberty (1970), New York, Laissez Faire Books, 1984.  >>
2. Voir la page consacrée à Gustave de Molinari sur le site de Catallaxia à: http://www.catallaxia.org/Auteurs/molinari.html>>
3. Voir Murray Rothbard, For a New Liberty, New York, Macmillan, 1973; Man, Economy and the State, deux volumes, Los Angeles, Nash Publishing, 1962; Power and Market. Government and the Economy, Menlo Park (Californie), Institute for Humane Studies, 1970.  >>
4. Voir, par exemple, Scott McMurray et Bruce Ingersoll, « Arbitration Can Be Better Than Litigation When Investors and Brokers Don't Agree », Wall Street Journal, 30 avril 1986. Notons que les agents de change américains, appelés « stock brokers » ou « courtiers en valeurs mobilières », sont des professionnels privés à l'emploi de firmes concurrentielles.  >>
5. Chambre de Commerce Internationale, Rapport annuel 1984, Paris, 1985, p. 26.  >>
6. Le Montana du Nord et le Montana du Sud sont deux États limitrophes des États-Unis. La Saskatchewan est une province canadienne qui borde le Montana du Nord de l'autre côté de la frontière canado-américaine,  >>
  
 
 
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