Montréal, 6 juillet 2002  /  No 106  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
ACTION PUBLIQUE ET INITIATIVE PRIVÉE
  
 par Jean-Louis Caccomo
  
  
          L’existence des marchés n’est pas le résultat de l’application d’un programme politique basé sur quelques principes idéologiques fondateurs. Le marché est un état de fait qui précède la théorie: les gens, qui accordent une valeur aux biens et services, sont prêts à les acheter pour les acquérir. Étant donnés les préférences subjectives et les revenus de chacun, les acheteurs n’accordent pas la même valeur aux biens et services et ne sont donc pas prêts à les payer au même prix. C’est ce qui rend la demande sensible au prix. Par ailleurs, les gens sont prêts à consacrer du temps pour produire et vendre des biens et services afin d’en tirer un revenu. Étant donné les coûts des facteurs de production et la valeur qu’ils accordent à leur propre temps, les producteurs n’accordent pas la même valeur à leur produit. C’est ce qui rend l’offre sensible au prix. 
 
          Pour un prix élevé, les producteurs vont avoir intérêt à produire plus alors que certains consommateurs ne sont pas disposés à payer ce prix. L’offre excède la demande, entraînant une baisse du prix et une révision des préférences. Pour un prix trop faible, les consommateurs sont ravis mais certains producteurs ne sont plus incités à produire car la valeur marchande ne permet plus de couvrir leurs coûts de production. La demande étant supérieure à l’offre, le prix monte. La possibilité de la variation libre des prix assure ainsi la régulation économique. 
 
Régulation destructrice 
 
          La « nature économique » ayant horreur du vide, il se crée toujours, sous des formes diverses, un marché pour organiser la rencontre des acheteurs et des producteurs et déterminer un prix d’équilibre. Certes, cet équilibre est toujours provisoire. Mais, la formation libre reste un principe essentiel de la régulation économique ce que s’obstinent à ne pas comprendre les dirigeants politiques qui voudraient contrôler les prix pour mieux réguler l’économie. 
 
          Mais en mettant en oeuvre des procédures de fixation administrative des prix, les décideurs politiques prennent le risque d’anéantir la régulation. Le pire est qu’ils vont prendre prétexte de ce défaut de régulation spontané qu’ils ont engendré par leurs actions interventionnistes pour poursuivre leur entreprise destructrice. Si le marché agit comme un processus de « destruction créatrice » pour reprendre l’expression de J.A. Schumpeter, alors la politique économique se présente comme un processus de « régulation destructrice ». 
 
          Au prix du marché, les consommateurs qui accordent une valeur supérieure ou égale à ce prix peuvent acquérir le bien; et les producteurs dont les coûts sont inférieurs ou égaux à ce prix du marché trouvent des clients. Mais, les prix ne sont jamais figés et tenter de la contrôler est une absurdité: à quel niveau l’État va-t-il décider de fixer tel ou tel prix si la masse énorme de données économiques qui entre dans leur formation est elle-même changeante. On voit là poindre l’engrenage: contrôler les prix revient à supprimer les marchés puisque cela implique de contrôler les paramètres qui interviennent dans la formation des prix. Or, une grande partie du travail des économistes consiste à démontrer que le marché réalise l’allocation des ressources en même temps  qu'il incite à sa production(1). 
 
Les déficiences du marché: le passager clandestin 
 
          Dans nos sociétés complexes, le marché n’est pas nécessairement un lieu précis où les agents économiques peuvent matériellement se rencontrer. Acheteurs et vendeurs ne forment pas des classes sociales distinctes et fondamentalement antagonistes. Chaque fois que nous entrons dans une librairie pour acheter un livre, nous alimentons la demande de livre; chaque fois que nous cherchons un travail, nous alimentons l’offre de travail. Chacun de nous est, tour à tour, consommateur et producteur. 
 
          Le marché ne fonctionne pas ni au-dessus de nous, ni en dehors de nous. C’est l’ensemble de nos décisions qui fait fonctionner le marché car celui-ci ne fait que transmettre l’ensemble des décisions que nous allons prendre. Le marché demeure ainsi une réalité concrète permanente – bien avant d’être une théorie économique – sans laquelle le développement économique serait considérablement limité. Pour autant, apprécier l’efficacité économique du marché ne nous empêche pas d’en estimer ses limites. 
 
          Les habitants de Perpignan apprécient sans doute d’assister au feu d’artifice du 14 juillet. Chacun des habitants de la ville attribue une valeur – subjective – au plaisir d’assister à une telle manifestation de sorte qu’il existe une demande sociale pour un tel événement. Mais, chacun des habitants est-il prêt à payer pour assister à cette manifestation? Le marché est-il de nature à répondre à cette demande sociale? 
 
     « Pour l'économiste, un "passager clandestin" est quelqu'un qui profite d'un bien sans payer pour ce bien. Cette déficience du marché est liée à la nature publique du bien considéré: on ne peut exclure personne de la consommation d'un bien public. »
  
          Imaginons qu’un entrepreneur privé décide d’organiser le feu d’artifice. À partir du coût de l’opération et de l’estimation de la valeur qu’il attribue à son temps de travail, il en déduit un prix des tickets. Il aura certainement du mal à vendre ses tickets dans la mesure où ses clients potentiels auront vite compris qu’ils pourront voir le feu d’artifice sans même acheter le moindre ticket. Les gens ont intérêt à se comporter en « passager clandestin ». 
 
Feux d'artifices publics 
 
          Pour l’économiste, un « passager clandestin » est quelqu’un qui profite d’un bien sans payer pour ce bien. Cette déficience du marché est liée à la nature publique du bien considéré: on ne peut exclure personne de la consommation d’un bien public. Tous les citoyens sans exception – qu’ils soient antimilitaristes ou qu’ils ne paient pas d’impôt – bénéficient de la défense nationale et le fait qu’un citoyen en particulier soit défendu ne réduit pas la protection dont dispose son voisin. La défense nationale est donc l’exemple type du bien public. 
 
          Dans notre exemple, le feu d’artifice est un bien public. Cet exemple montre l’importance de la nature d’un bien dans l’appréciation objective de l’efficacité comparée de l’action privée ou de l’action publique. Même si le feu d’artifice est socialement désiré, il n’est pas rentable du point de vue privé et aucun entrepreneur rationnel ne prendra la décision d’organiser le feu d’artifice. 
 
          La municipalité décidera donc de sponsoriser la manifestation qu’elle financera par une taxe prélevée sur les résidents. D’une manière générale, parce que l’on ne peut exclure personne de la consommation de biens publics, le problème du « passager clandestin » empêche les marchés de les fournir. Malgré l’expression d’une demande sociale, l’offre ne peut émerger de la simple initiative des agents privés. C’est une déficience importante du marché et le gouvernement doit y remédier en finançant la production du bien public par l’impôt: l’action publique contribue, dans ce cas, à améliorer le sort de la collectivité(2). 
 
Les biens publics existent mais sont très restreints 
 
          L’action de l’État n’est donc pas, par nature, inefficace, mais elle n’est pas non plus toujours correctrice. Symétriquement, le marché n’est pas nécessairement optimal ni systématiquement déficient. Ainsi, les marchés auront des difficultés à fournir des biens publics tandis que l’État sera bien en peine de produire des biens privés. 
 
          Cependant, la possibilité de l’existence du « passager clandestin » ne suffit pas à réduire à néant les incitations privées à organiser un feu d’artifice. Nombre de manifestations privées ont recours à ce genre d’animations et le fait que certains peuvent en bénéficier sans avoir contribué financièrement n’empêche nullement les organisateurs de faire payer le plus grand nombre d’une manière ou d’une autre. Autrement dit, le recours à l’argument des « externalités » pour justifier l’action publique trouve aussi ses limites. 
 
          La division du travail est un processus mis en oeuvre spontanément par les agents économiques pour bénéficier des externalités positives qu’elle entraîne (élargissement des possibilités de production, élargissement du marché, gains de productivité et effets d’apprentissage liés à la spécialisation). Le phénomène de la Silicon Valley n’est pas le fait d’une politique technologique publique mais le résultat de l’action libre des entreprises qui ont compris tout l’intérêt qu’il y avait à se localiser dans un même territoire afin de bénéficier plus rapidement des externalités positives liées à la localisation (retombées technologiques, gains d’informations). 
 
          L’analyse économique ne peut se réduire à une guerre de tranchées entre les inconditionnels du « tout marché » d’un côté, et les fanatiques de l’interventionnisme de l’autre côté. Comme les biens publics existent – les plus importants étant la défense nationale, la justice, la recherche scientifique et la lutte contre la pauvreté –, il appartient aux pouvoirs publics d’assurer leur production. Mais, la liste des biens et services publics étant relativement limitée, cela limite d’autant le champ légitime de l’action publique qui se doit d’être restreint pour que l’action publique soit efficace. 
 
          En effet, l’action publique étant financée par des prélèvements sur la richesse créée par la sphère marchande, encore doit-il exister une telle sphère marchande. Il faut admettre que la plupart des biens et services que nous consommons chaque jour sont des biens et services privés. Dans ce cas, les marchés retrouvent pleinement leur rôle et le devoir de l’État est de limiter au mieux les interférences susceptibles de nuire au fonctionnement des marchés concernés. 
 
          Si la théorie économique montre que l’action publique intervient pour corriger les déficiences du marché, il convient aussi de se demander si les systèmes politiques ne portent pas en eux-mêmes des déficiences plus graves qui limitent sérieusement l’efficacité des actions correctrices mises en oeuvre par les gouvernements. En ce cas, les dérives interventionnistes des gouvernements successifs – notamment en matière fiscale ou sociale – auraient, depuis plus de 25 ans, contribué à amplifier des « imperfections » qu’elles étaient censées corriger. 
 
 
1. Pour une analyse détaillée, voir Varian H.R., Introduction à la micro-économie, De Boeck Université, Bruxelles, 1992.  >>
2. Pour une analyse approfondie, voir Mankiw N.G., Principes de l’Économie, Economica, Paris, 1998.  >>
  
 
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