Montréal, 12 octobre 2002  /  No 111  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
POUVOIR ET ÉCONOMIE
 
par Jean-Louis Caccomo
  
 
          Dans un essai fameux, Hayek nous a légué en 1946 un avertissement soigneusement ignoré(1). Cet économiste philosophe fut contemporain de la montée du nazisme en Allemagne et en Autriche. Dans son livre La route de la servitude, il soutient la thèse que ce qui est arrivé en Allemagne à ce moment n'est pas le résultat d'un putsch accidentel mené par quelques illuminés.
 
          Il a fallu préalablement « socialiser » en profondeur tout un pays, diriger toute son économie selon un plan unique d'une rationalité terrifiante, collectiviser les esprits et contrôler ainsi tous les aspects de la vie individuelle en rendant les individus totalement dépendants de l'État. Car, dans leur souci d'efficacité, les dictateurs ont toujours mis en pratique le principe suivant: celui qui veut contrôler toute la vie sociale doit contrôler les conditions de production et de distribution des richesses en étatisant l'économie(2). 
   
          La démarche de Hayek consista à dénoncer toute l'ambiguïté de l'interventionnisme étatique dans la sphère économique, même lorsqu'il est motivé par des intentions louables (mais les intentions des dictateurs sont toujours louables à leurs propres yeux et aux yeux de ceux qui les cautionnent). À la « main invisible » du marché, il n'y a guère d'autre alternative que la « main visible » du planificateur. John Maynard Keynes – avec qui Hayek entretenait une correspondance instructive – ne s'y était pas trompé. 
  
          L'édition allemande de la Théorie Générale contient une préface rédigée spécialement en 1936 par Keynes lui-même. Parlant de sa propre théorie, qui allait devenir la caution scientifique des politiques économiques modernes, Keynes écrit: « Il va sans dire que la théorie de la production dans son ensemble, que ce livre cherche à présenter, s'adapte beaucoup mieux aux conditions d'un État totalitaire, que ne le fait la théorie de la production et de la répartition d'une production donnée, lorsqu'elle est réalisée dans les conditions de la libre concurrence, avec une large dose de laissez-faire(3). » 
  
Supériorité de l'économie de marché 
  
          Originellement, la Déclaration des droits de l'homme de 1789 vise à protéger les individus de l'emprise de l'État, seul détenteur de la violence légitime. Pourtant, la dénonciation de l'individualisme reste de mode chez la plupart des intellectuels et des personnalités médiatiques. Pour nombre d'entre eux, le système actuel répartit mal les richesses et la faute en incomberait évidemment à l'iniquité du marché reposant sur un individualisme exacerbé. Pour soutenir un tel jugement, il faut avoir en tête une référence à l'aune de laquelle on pourrait juger de ce que pourrait être une meilleure répartition des richesses. 
  
          Or, il n'y a pas beaucoup de solutions. On peut bien comparer l'économie de marché avec un système idéal qui répartirait de manière équitable les richesses mais la comparaison est impossible car, d'une part, un tel système n'existe pas et n'a jamais existé; d'autre part, il n'existe aucun critère objectif définitif et unique pour juger de l'équité de la répartition des richesses, l'égalité absolue n'étant certainement pas le choix le plus équitable(4). 
  
          Il nous reste alors à comparer l'économie de marché avec d'autres systèmes qui ont historiquement existé. Le fait est que le système des ordres (de l'ancien régime en France par exemple), des castes (en vigueur encore en Inde) ou le système collectiviste de l'économie administrée (ex-Union Soviétique) avaient en commun de répartir la richesse produite par le travail du plus grand nombre au profit d'une minorité privilégiée (la noblesse, la caste supérieure ou la nomenklatura). 
  
          Seule, l'économie de marché a permis au plus grand nombre d'accéder à un niveau de vie en rapport avec son effort productif. Il est de bon ton de critiquer la consommation de masse, c'est pourtant elle qui permet la consommation des masses. Ceci ne doit pas nous conduire à nier la réalité des problèmes de pauvreté et d'exclusion. Mais, c'est aller un peu vite que de vouloir les imputer au fonctionnement même d'une économie de marché. Pour peu que l'on tienne compte des enseignements de l'histoire et de la science, il n'y a pas plus de fatalité qu'il n'y a de miracle dans le monde économique comme dans le monde naturel. 
  
La réalité a donné raison aux économistes libéraux 
  
          Illustrons notre propos avec l'inflation qui fut un problème économique sérieux il n'y a pas si longtemps. Dans les années 70, en effet, alors que l'inflation sévissait partout dans le monde, les économistes avaient, depuis longue date, mis en exergue les conditions d'une croissance économique non inflationniste. L'économie de marché n'avait aucune raison intrinsèque de générer une hausse continue du niveau général des prix. 
  
     « Seule, l'économie de marché a permis au plus grand nombre d'accéder à un niveau de vie en rapport avec son effort productif. Il est de bon ton de critiquer la consommation de masse, c'est pourtant elle qui permet la consommation des masses. »
 
          Mais qui les écoutaient? Certainement pas les dirigeants et encore moins l'opinion publique. À l'époque, tout le monde avait quelque chose à gagner dans cette fuite en avant inflationniste: les salariés pouvaient revendiquer des hausses salariales sans aucune considération de productivité, les patrons pouvaient répercuter ces hausses salariales dans leurs prix sans crainte de la concurrence, l'État pouvait s'endetter à bon compte dans un contexte inflationniste qui dévalorise la charge de la dette. 
  
          Quand il s'est avéré que l'inflation allait, à terme, nuire à la société dans son ensemble, en déréglant dangereusement les fondations économiques de toute l'organisation sociale, les dirigeant ont enfin décidé de prendre à bras le corps le problème... et ils ont appliqué les solutions longtemps préconisées par la grande majorité des économistes (les plus sérieux). En quelques années, l'inflation, dont on nous disait qu'elle était comme une fatalité irréversible, comme un « mal nécessaire », fut terrassée. Il en va aujourd'hui du chômage comme de l'inflation. Rien n'est fatalité en économie; il n'y a pas de mal nécessaire. 
  
Il n'y a pas de « troisième voie » 
  
          Le marché répartit les richesses selon des principes économiques rationnels et non pas selon des principes politiques arbitraires. L'État s'est arrogé le droit de modifier cette répartition initiale selon des critères sociaux et moraux collectivement acceptés, sortant ainsi de ses fonctions purement régaliennes seules garantes de sa légitimité. Mais, il est périlleux de nier purement et simplement la réalité et l'action des principes économiques. Il ne peut y avoir de progrès social sans une assise économique solide. 
  
          Quand une partie de la population demeure exclue de la production et la distribution des richesses, l'État a le devoir d'exprimer la solidarité nécessaire envers les plus démunis. Mais, d'une part, l'État n'a pas le monopole de la solidarité; d'autre part, cette solidarité ne doit pas instituer des mécanismes qui pérennisent l'exclusion et entravent le développement du marché. Il n'est pas du tout évident que l'État doive avoir le monopole de la solidarité sociale car c'est une manière pour les individus de se débarrasser de leur responsabilité en cette matière et de faire jouer à fond, et dans le même temps, leur égoïsme et leur bonne conscience. 
  
          Il reste évident que les richesses sont très mal réparties en France et que la mobilité sociale y est aussi faible que les conflits sociaux y sont fréquents; mais ce pays n'est certainement pas un laboratoire du libéralisme. Même lorsque le gouvernement se décide à « privatiser » certaines de ses entreprises, il se débrouille pour y conserver la majorité du capital, pour nommer les dirigeants (tous sortis de l'École nationale d'administration) et pour les remercier ensuite lorsque leur gestion calamiteuse ne peut plus être dissimulée (mais c'est pour les remplacer par d'autres énarques). 
  
          La France est sans doute l'illustration de l'impasse dans laquelle aboutissent les pays qui sont à la quête de cette illusoire troisième voie entre socialisme et libéralisme. Il est certainement regrettable que tout le monde n'ait pas accès aujourd'hui à la production et à la distribution des richesses. Mais, avant de faire le procès biaisé de l'économie de marché, il faudrait au moins se demander dans quelle mesure l'exclusion et la pauvreté ne sont pas le fruit d'un interventionnisme systématique et abusif qui finit par dérégler les comportements et les mécanismes économiques et générer un clientélisme social que manipulent savamment ceux qui veulent conserver le pouvoir. 
  
  
1. Hayek F., 1946, La route de la servitude, édition française, 1993, Quadrige, Presse Universitaire de France. L'oeuvre de Friedrich Hayek, né à Vienne en 1889 et prix Nobel d'Économie en 1974, est immense, couvrant de nombreux domaines de la connaissance: psychologie, philosophie, économie, politique et droit. Malgré son importance, elle demeure méconnue du public francophone.  >>
2. Le moyen le plus sûr pour dérégler une économie de marché afin d'en provoquer sa chute consiste à provoquer l'effondrement de la valeur de la monnaie, ce qui implique une étatisation des outils monétaires pour en faire des instruments de politique économique (politique monétaire) alors que la monnaie n'est que l'instrument de l'échange. Une grande partie des désordres monétaires internationaux qui ont marqué le XX° siècle provient justement du fait que la gestion de la monnaie a échappé de plus en plus aux processus de marché pour être confiée aux banques centrales dans le cadre d'accords monétaires inter-étatiques à prétention régulatrice.  >>
3. Keynes, 1936 cité par Henry G.M.,1997, Keynes, Armand Colin. Paris, p. 7.  >>
4. Et la science économique est bien incapable de produire un tel critère.  >>
 
  
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