Montréal, 12 octobre 2002  /  No 111  
 
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Carl-Stéphane Huot est étudiant en génie mécanique à l'Université Laval, à Québec.
 
SCIENCES, INDUSTRIES ET SOCIÉTÉ
 
LES CLOCHARDS DE LUXE
 
par Carl-Stéphane Huot
 
     « Les mains d'un [lobbyiste] sont toujours dans la poche de quelqu'un. »
 
– Paraphrasé d'un proverbe indien
(Les mains d'un avocat sont toujours dans la poche de quelqu'un)
 
 
          Le lobbyisme a une ampleur phénoménale chez nous, en Occident. Sous différentes formes, sa pratique est même un métier reconnu. Toute grosse corporation, organisation ou association « digne de ce nom » dirons-nous, se « doit » d'avoir son équipe de lobbyistes, à l'interne ou à contrat, de manière à ce que le message qu'elle veut voir entendu en haut lieu se rende bien. Ceux dont je parle ici, ce sont moins les petits groupes qui se réunissent dans un seul but bien précis, comme obtenir le changement d'une loi, que les groupes beaucoup plus permanents qui sont constamment collés aux basques du pouvoir, comme les associations patronales, syndicales, agricoles, de femmes et ainsi de suite. De toute façon, le lobbyisme demande des moyens qui sont hors de portée de la classe moyenne, aussi dévouée soit-elle à sa cause.
 
          Leur pouvoir vient essentiellement de la menace qu'ils laissent planer sur le gouvernement, et finalement, sur la population. Qu'il s'agisse d'une grève sauvage (ou du zèle), d'un possible déménagement d'entreprise, du blocage d'une ou de plusieurs routes importantes, de coulage dans les médias, les possibilités sont très nombreuses. Les politiciens quant à eux sont vulnérables à la colère de la population, qui peut facilement se retourner contre eux aux élections suivantes, ou même avant, s'il s'agit d'un chef de parti et que les sondages le donnent perdant.  
  
          En plus, ces lobbies envahissent les centres de décision, dans les partis, puis une fois au pouvoir, dans les gouvernements. Et comme ceux-ci ont une énorme influence sur nous, citoyens, ces lobbies nous font sentir leur influence très lourdement.  
  
Les envahisseurs 
  
          Qu'il s'agisse de défendre une loi ou d'en voir imposer une nouvelle, de défendre ou de s'opposer à un projet, d'obtenir une subvention pour tel ou tel truc – bizarre qu'il n'y ait pas de comité anti-subvention par contre... –, les lobbyistes, leurs dents longues et leurs doigts crochus sont là, contre un modeste pourcentage des sommes reçues, bien sûr.  
  
          Les lois tordues, les ego torturés des hauts fonctionnaires, les coulisses du grand théâtre du pouvoir, ils connaissent. Ayant souvent rôdé pendant quelques années autour de ces charmants – mais tout de même infréquentables – ministres, députés, hauts fonctionnaires et autres cireurs de bottes, ils savent dans quels tuyaux déposer leurs requêtes pour qu'elles soient entendues.  
  
          En effet, il ne s'agit pas uniquement de convaincre le gouvernement du bien-fondé de ses vues, il faut aussi s'assurer de rejoindre une majorité suffisante de la population. Bien entendu, il y a le classique: « Si vous ne voulez pas perdre nos votes, vous savez ce qui vous reste à faire. » Résultat: nos chers élus en sont réduits à la politique qui leur fera perdre le moins de voix. D'où aussi toutes sortes de tactiques de guérilla médiatique allant de la déclaration choc au sondage bidon en passant par l'étude aux conclusions prévisibles – telles que démontrées par nous-même et certains de nos collègues. 
  
          Nos médias, toujours à la recherche du truc beau, bon, pas cher et qui fait vendre, embarquent à plein régime dans le jeu de ces lobbyistes. Ont-ils le choix d'ailleurs? Car une bonne partie de leurs fameuses « sources généralement bien renseignées » sont constituées de lobbyistes. S'ils refusent de « jouer le jeu », et que les lobbyistes se fâchent, que leur restera-t-il d'intéressant et de tape-à-l'oeil à mettre en première page? Médias indépendants? Kss. 
  
     « Ces lobbyistes, qui profitent de la complexité inouïe de nos gouvernements et de la faiblesse de nos gouvernants pour accroître le pouvoir de leurs corporations respectives sur la population, sont des nuisances publiques. »
  
          Le gouvernement du Parti québécois a comme spécialité de faire des grand-messes de « décideurs » – en fait tout ce que le Québec compte de grosses corporations et de groupes de pression susceptibles de faire du trouble s'ils ne sont pas au moins écoutés, sinon entendus. Au cours de celles-ci, on vise le Grand Consensus Consensuel, c'est-à-dire déterminer qui pourra gruger telle ou telle partie du bon peuple, et à quelle sauce. Il ne faudrait pas qu'un troupeau quelconque (hommes à pancartes ou animaux à purin par exemple) se mette dans l'idée d'envahir quelque autoroute ou bureaux de ministère. À ces rencontres soigneusement planifiées, chacun compte les nouvelles cartes d'abonnement syndical qu'il pourra faire signer, le nombre de nouveaux militants salariés qu'il pourra engager, ou le nombre de millions qu'il pourra épargner dans la construction de sa nouvelle usine. Et le premier ministre, bien sûr, compte le nombre de pelletées de terre qu'il pourra soulever, ou le nombre de rubans qu'il pourra couper, sans compter les emplois directs et indirects qu'il pourra se vanter d'avoir créés.  
  
          Cela a des conséquences notables sur la population, qui doit entre autre subir chez nous la loi des quotas de lait, qui font augmenter le prix de cette denrée, ou qui doivent payer beaucoup plus cher que requis leur résidence, parce que les syndicats ont le monopole sur l'offre de travail dans la construction. Ailleurs, c'est le prix de l'essence qui est réglementé, ou la qualité du service public qui est médiocre à cause de conventions collectives épaisses comme des annuaires téléphoniques de grande ville. Au passage, doit-on s'étonner que les syndicats de la fonction publique demandent des agents de sécurité pour protéger leurs membres de la violence de la population? 
  
« Lâche la subvention! »  
  
          On pourrait penser que la gauche est plus quêteuse que la droite, mais le patronat, avec ses pelletées de terre, ses rubans et ses petits fours a de quoi séduire n'importe quel politicien moderne et lui faire faire le beau toutou afin qu'il « lâche la subvention ». Bien que présentées par nos gouvernements comme des outils pour aider les entreprises qui ont de la difficulté à trouver du financement, les garanties de prêts par exemple servent plutôt à réduire les risque pour les banques. De même, les subventions salariales servent rarement à créer des emplois nouveaux, mais surtout à financer les entreprises pour des employés qu'elles auraient embauchés de toute façon, parce qu'elles en avaient besoin. Bref, ces subventions ne sont en pratique que de la poudre aux yeux, servant bien plus à distraire les banques et les entrepreneurs de leur vrai rôle économique et aux politiciens à se péter les bretelles. Et, si cela ne va pas, le gouvernement (les citoyens) ramassera la facture, et les lobbies recommenceront ailleurs, en réagissant comme Ponce Pilate devant les problèmes qu'ils auront causés. 
  
          Cette manie que les corporations ont de toujours se tourner vers le gouvernement quand cela fait leur affaire et de demander appui et argent fait d'eux des clochards de grand luxe. Bien habillés, (presque) toujours polis, un poil snob, les lobbyistes ne jureraient pas trop avec le tapis à fleurs de votre maman. Cependant, ils vivent de charité publique parce que c'est trop dur ou trop compliqué pour eux de faire autrement. Et ils ont aussi les moyens humains, matériels et temporels de faire cela, ce qui fait que leurs intérêts passeront presque toujours avant ceux de la population en général. Que dit le proverbe déjà? Ah! Oui! On ne prête qu'aux riches... Eux qui exigent souvent de l'« imagination » de la part des gouvernements n'en ont pas beaucoup quand vient le temps de ramasser de l'argent. Leur devise est alors simplement: « Taïaut! Sus au gros cochon gouvernemental! » Et, contrairement aux (vrais) clochards, ils n'ont pas l'excuse de la maladie mentale, eux! Alors, qui est le plus quêteux?  
  
          Sarcasmes mis à part, ces lobbies, qui continuent de construire leurs réseaux patiemment de jour en jour, visent ultimement à paralyser toute action qui ira dans un sens différent des intérêts de leurs dirigeants. Mais aussi, par une campagne de charme public, ils visent à convaincre la population que leur action est bonne pour elle. La population semble toutefois de moins en moins en prendre et de plus en plus en laisser, comme le laisse supposer l'engouement envers l'ADQ ces temps-ci.  
  
          Ces lobbyistes, qui profitent de la complexité inouïe de nos gouvernements et de la faiblesse de nos gouvernants pour accroître le pouvoir de leurs corporations respectives sur la population, sont des nuisances publiques. Ils cultivent le flou artistique ou le combat de coqs, magouillent derrière les rideaux, jouent les fonctionnaires les uns contre les autres. J'espère toujours qu'un bon débat sur le comportement de ces groupes de pression ait lieu, même s'il ne plairait à personne, aux journalistes en premier lieu. Peut-être faudrait-il que je me mette à faire du lobbyisme anti-lobbying. Qu'en pensez-vous? Êtes-vous entièrement d'accord, plutôt en accord... 
  
 
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