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Montréal, 26 octobre 2002 / No 112 |
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par
Erwan Quéinnec
L'idéal libéral est habituellement résumé par le fait que la liberté de chacun s'arrête là où commence celle des autres(1). La conception libérale de la Loi(2) définit cette dernière comme une règle du jeu social, une somme assez mince – mais d'une infinie robustesse – de principes s'appliquant à tous en toute circonstance, contraignant – en gros – à interdire de contraindre et, au-delà de cette minimale et indispensable censure, interdisant de ne pas permettre. L'ordre libéral garantit donc à chacun que sa quête d'épanouissement (être), son désir d'appropriation (avoir) et son pouvoir d'action (faire) ne seront bridés par aucune limite autre que celle, physique, de la Nature et celle, sociale et essentiellement contenue dans les contrats privés, du consentement d'autrui. |
Cette posture ne peut hélas faire l'économie d'instruments coercitifs d'ordre public, quelle que soit l'origine et la forme de ce dernier (la société libérale étant incompatible avec la notion d'État telle que nous la connaissons). En effet, même dans le cas d'un ordre libéral parfait, dont le pouvoir absolument régulateur serait garanti par des normes inaliénables devenant elles-mêmes objets d'adhésion volontaire, une collectivité d'individus unis par cette même affiliation à la Loi fondamentale ne peut raisonnablement exclure l'hypothèse d'une violence destructrice émanant d'individus membres de la collectivité ou extérieurs à elle(3). La violence criminelle interne peut être à bon droit réprimée sans atteindre à la norme du consentement libre puisque le contrat social étant, ici, d'essence individuelle, chaque participant volontaire à une collectivité d'individus accepte de garantir la société contre ses propres nuisances, en consentant à l'éventualité de la coercition. La violence externe subie par notre collectivité libérale d'individus ne peut en revanche appeler qu'une réponse indépendante de tout principe de droit: face à un étranger qui userait de sa liberté pour nuire, la violence défensive de la collectivité libre (au moyen de sa force armée) se manifeste sur la base de principes auxquels, par définition, notre étranger belliqueux n'a pas adhéré (il s'agit stricto sensu d'un cas de guerre)(4). À l'intérieur de la collectivité qu'elle régit, la Loi libérale appuie fortement la formation de normes contractuelles, librement choisies par les individus pour régler leurs relations économiques et sociales (normes contractuelles pouvant expressément désigner les instances d'arbitrage chargées de trancher les litiges), sur la base de droits de propriété beaucoup plus strictement définis et largement appliqués(5) que dans tout système judiciaire alternatif. Si elle ne peut faire l'économie d'une législation pénale d'ordre public, permettant d'objectiver – et de réprimer – certaines atteintes graves à l'intégrité physique et patrimoniale de l'individu (meurtre, viol, vol, etc.), c'est, comme nous l'avons vu, sans contrevenir au principe du consentement volontaire. Au-delà de ce pallier pénal d'ordre public, la Justice civile agit comme un service de réparation des préjudices dont chacun peut se penser victime, du fait de l'activité ou de la propriété d'autrui (et dont la sentence s'impose aux condamnés et déboutés). La façon dont cette justice est rendue est lourde d'implications sociales. La règle de la Loi délègue en effet à chacun le soin de définir ce qu'il interdit dans son rapport à l'autre, avec le consentement de ce dernier. C'est l'objet du contrat privé que de codifier cette relation sociale. Il n'en reste pas moins que les individus d'une communauté libre peuvent entrer en relation conflictuelle, indépendamment de toute codification contractuelle. Sans doute la Règle de la Loi peut-elle se permettre de donner une définition générale de ce qu'est une relation illégitime et de ce qui fait préjudice. Mais en tout état de cause, c'est au juge qu'il appartiendra de trancher les cas concrets. Et ce juge devra toujours composer avec la notion cardinale de Dans l'ordre libéral, en effet, l'individu ne peut être sanctionné par le juge que si lui ou ses biens sont directement à l'origine d'un fait dommageable à autrui. Mais transformer ce pré-requis en condition nécessaire et suffisante de l'intervention judiciaire revient à avaliser une conception extensive de la notion de préjudice, intégrant en particulier toutes les atteintes de nature psychologique susceptibles d'affecter chaque individu et dont, en outre, le caractère fautif est sujet à caution. Or, lorsqu'elle transforme le simple désagrément en préjudice (comme cela semble correspondre à une tendance en cours aux États-Unis, notamment), voire, admet la sanctuarisation absolue de chaque homme, la loi d'inspiration libérale semble pousser sa logique si loin qu'elle donne l'impression d'une contradiction interne: l'individu-sanctuaire peut en effet à bon droit être assimilé à un avatar du concept marxiste de liberté réelle, aboutissant à la négation de toute responsabilité – concept matriciel de la Loi libérale, pourtant – de chacun envers soi-même. Voilà que sans aucunement transgresser les principes individualistes qui la fondent, la Règle de la Loi peut déboucher sur ce qu'à bon droit, beaucoup d'entre nous considèrerons comme une aberration jurisprudentielle. Or, que le juge définisse violence et préjudice de manière extensive ou restrictive(6), il ne trahira en rien son serment d'allégeance à une conception individualiste et libérale de la Loi. La qualité de la justice dépendra donc du dosage, opéré par le juge, entre responsabilités antagonistes (agresseur versus Qu'il s'agisse de juger des violences psychologiques interindividuelles, voire des litiges civils pouvant se traduire par des préjudices complexes de nature physique (la diminution d'acuité auditive causée par le bruit, par exemple) ou patrimoniale (le contenu d'une critique gastronomique publique, par exemple), le juge civil devra se référer à des repères empruntés au bon sens, à l'intuition, au cas d'espèce, à des considérations de nature utilitaire, pour rendre justice aux individus des atteintes illégitimes qu'ils subissent. Ce droit coutumier d'origine jurisprudentielle n'est pas de nature à convaincre l'amateur de perfection formelle, qui y voit en outre une manifestation particulièrement dangereuse d'arbitraire. Or, l'intérêt de ce droit délégué aux individus (via les contrats) et, éventuellement, à la jurisprudence de droit commun (pour les litiges non contractuels), c'est qu'il est précisément appelé à s'auto-organiser, selon un principe de sélection concurrentielle dont il est tout à fait raisonnable d'espérer les meilleures solutions, en termes de justice et de liberté. Supposons en effet un système de justice privée, de type concurrentiel, proposé aux individus liés par un contrat d'allégeance à la Règle de la loi libérale (c'est-à-dire appartenant à une même communauté de droit). Les individus s'affilient au système juridique (au juge) qu'ils veulent, en fonction du rapport qualité/prix du service judiciaire rendu; chaque affilié examine le prix auquel le juge tarife ses interventions (voire l'affiliation, tous les systèmes pouvant être, ici, imaginables) et choisit de s'en remettre à lui en fonction du bon sens dont ses décisions passées sont imprégnées; il résulte de ce système que les juges en exercice sont ceux dont l'activité est rentable, soit ceux qui inspirent le plus confiance aux individus. Ce système d'affiliation volontaire ex ante ne vaut que pour les litiges survenant dans un cadre non contractuel (encore une fois, les contrats interindividuels prévoiront le recours à une sentence arbitrale en cas de litige). On peut dès lors tout à fait concevoir un individu refusant de s'affilier; il s'agit bien entendu d'une attitude dangereuse car ce
Bien sûr, la plupart des individus trouvant plus intéressant de jouer le jeu social des contrats et de l'enrichissement mutuel, tous ou presque s'affilieront. Lors de litiges non contractuels intervenant entre personnes affiliées à la même juridiction, la sentence du juge s'impose sans difficulté (en vertu du contrat d'affiliation) à la personne déclarée perdante (celui qui refuse le jugement, outre qu'il signale sa malhonnêteté à tous, prend le risque d'être alors contraint par la force publique); il se peut toutefois, comme nous allons le voir, que cette sentence soit lourde d'implications dangereuses ou semble injuste à quiconque s'intéresserait au procès verbal du jugement. Un problème de règlement survient lorsqu'un procès oppose deux personnes qui ne sont pas affiliées à la même juridiction (il y a alors ce qu'en droit international, on appelle un conflit de normes). Si les juges concernés sont rétribués pour rendre un verdict, ils devront toutefois s'entendre et, à défaut, organiser leurs relations entre eux de façon, par exemple, à s'en remettre à l'arbitrage d'une Cour suprême. De sorte que, compte tenu des coûts encourus par la négociation, l'intérêt des juges à rendre le verdict est patent. L'avantage considérable d'une Justice libre, c'est qu'elle est fortement incitée à donner raison à une Liberté juste. Et que cette Juste Liberté est toujours le produit et l'inspiration de considérations utilitaires bénéfiques aux individus. Supposons en effet qu'un écrivain mégalomane attaque en justice un critique littéraire ayant émis, à propos de son dernier livre, un jugement En effet, tout d'abord, nos juges perdront leur clientèle de critiques littéraires. Ce n'est pas très grave puisqu'en l'état du raisonnement, ils peuvent espérer se rattraper sur le chiffre d'affaires en provenance des auteurs. Auteurs et critiques littéraires verront d'ailleurs le prix de leur recours à la Justice augmenter assez considérablement car, devenant automatiquement de nature inter juridictionnelle et clairement antagoniste, le traitement de leur cas par les juges deviendra fort coûteux pour ces derniers. En outre, il n'est pas exclu que nos juges censeurs Enfin et surtout, une telle décision, si elle devait faire jurisprudence universelle (inter juridictionnelle), aurait toutes les chances de s'avérer fort préjudiciable au commerce des livres (la critique aiguillant l'achat des lecteurs) et des journaux (certaines personnes n'achetant le journal que pour sa rubrique littéraire). De sorte que sans même évoquer le cas (possible) d'éditeurs se retournant contre notre juge (une société libérale n'a aucune raison d'écarter l'hypothèse de dispositifs de mise en cause d'un magistrat), ceux-ci joueront rapidement le rôle d'un arbitre contractuel entre les auteurs et les critiques, en interdisant (par contrat) aux premiers de porter atteinte à la liberté d'expression des derniers (il y a fort à parier qu'une mauvaise critique, surtout quand elle est controversée, fait plus vendre que pas de critique du tout). Les mauvais jugements civils et commerciaux peuvent ponctuellement sanctionner une personne de bonne foi qui semble user de sa liberté de manière tout à fait légitime. Si ces mauvais jugements semblent irrationnels au regard des conséquences sociales qui sont les leurs, ce constat n'est évidemment pas de nature à constituer une garantie contre l'injustice (même un juge peut devenir fou...). Mais c'est l'assurance d'un mécanisme de régulation de nature à remettre la société à l'endroit, lorsqu'une dynamique judiciaire perverse perturbe sa quête de prospérité. L'une de ces régulations contre l'arbitraire occasionnel de la jurisprudence de droit commun réside en une privatisation plus résolue des normes devant régir les relations humaines. Ce souci de privatisation par la formalisation explicite des relations interindividuelles débouche sur une extension continue du domaine d'application des contrats. La règle de la Loi, formellement minimaliste, qui ne voit le mal que dans l'empêchement d'être libre et délègue très largement aux individus la gestion de leurs relations, constitue le socle d'un ordre politique véritablement normatif, parce qu'elle inclut moins de droit qu'elle n'exclut d'interdit. Quoi de plus stable, de plus fiable et de plus humaniste en effet, qu'une organisation sociale qui, sur la base de quelques règles universelles d'inspiration strictement individualiste, prétend régir les rapports humains autour de la notion de liberté? Cela ne paraît pas évident au non-libéral. Et encore une fois, la Loi la plus juste et la jurisprudence la plus sensée n'empêcheront jamais qu'un individu soit ponctuellement victime de la malfaisance ou de la négligence impunies d'un autre (car nous n'avons pas évoqué, bien sûr, les problèmes de preuve). Mais, sans même évoquer le supplément de morale et d'empathie que l'on peut attendre d'une société gouvernée par la liberté individuelle (sur ce thème, voir Pascal Salin, Libéralisme, Odile Jacob, 2000) et outre les dispositifs déjà évoqués d'atténuation, de contestation ou de remise en cause de la jurisprudence, les faiseurs de procès et les mauvais juges signalent à tous leur comportement et se construisent une réputation nuisible aux affaires. Que celui qui ne voit que le mal en l'Homme et en sa liberté se rabatte sur la foi qu'il peut avoir en son intérêt et en sa Raison (or, la confiance est un investissement rationnel, dans une société qui garantit la valeur normative d'un contrat!). Et sinon, qu'il accepte ce qu'implique la traduction politique de sa misanthropie. Si, donc, la règle libérale ne peut espérer faire fi de la subjectivité du juge, elle lui offre un cadre de délibérations singulièrement éclairci, lequel semble en bonne position concurrentielle pour prétendre rendre une Justice convaincante et raisonnable. La mobilisation de repères simples, dans la définition et l'arbitrage des litiges, devrait toujours permettre au juge de se référer et de ne se référer qu'aux principes fondamentaux de liberté et de responsabilité individuelles: tel préjudice a-t-il eu lieu dans le cadre d'une relation contractuelle (engageant éventuellement la responsabilité de la victime présumée)ou non? Y a-t-il eu agression et de quelle sorte? Le préjudice subi est-il constitutif d'un empêchement de la victime à être, avoir ou agir librement? En cas d'agression psychologique, celle-ci est-elle personnalisée et de portée publique, de nature à affecter la réputation, l'honneur et donc la capacité de la victime? Autant de questions qui, découlant directement de la règle inaliénable de la Loi, doivent aider le juge à circonscrire le litige et à arbitrer entre ce qui, d'un côté, constitue la cause d'un préjudice invalidant et, ce qui, de l'autre, relève de l'exercice légitime de sa liberté.
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