Montréal, 9 novembre 2002  /  No 113  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
RATIONALITÉ ÉCONOMIQUE
OU RATIONNEMENT ADMINISTRATIF
 
par Jean-Louis Caccomo
  
 
          Une ressource économique est une ressource rare. La rareté a un sens précis dans l'analyse économique, désignant le fait que l'offre de la ressource considérée ne satisfait pas la demande exprimée pour cette ressource. Mais, que cette demande diminue à la suite d'une évolution des goûts des consommateurs ou que l'offre augmente en réponse à une innovation technologique, et la rareté devient abondance.
 
Libérer le mécanisme des prix 
  
          La rareté est donc une notion toute relative, comme beaucoup de concepts économiques. À la fin du siècle dernier, on s'inquiétait de manquer de charbon en France; c'est aujourd'hui une ressource abondante parce que beaucoup moins indispensable au fonctionnement quotidien de l'économie. Le pétrole a connu la même évolution. L'univers économique est mouvant. C'est justement pour cette raison que le mécanisme des prix – qui a pour fonction d'exprimer l'état d'abondance ou de rareté relative des richesses – est essentiel. 
  
          Les prix ne peuvent résulter que d'une confrontation sans cesse renouvelée entre offre et demande, ce qui implique que les prix puissent fluctuer librement. Seule la rencontre, organisée par le marché, entre l'offre et de la demande permet de produire et de transmettre ces données essentielles à la prise de décision économique. La manipulation des prix représente donc une véritable manipulation de l'information qui ne peut que fausser les décisions des acteurs économiques, engendrant pénurie ou surproduction selon les cas. 
  
          Face à la rareté constatée d'une ressource, un gouvernement a généralement deux types de réactions: soit il décide de stimuler tout ce qui concourt à la production de la richesse considérée comme rare afin d'en augmenter la quantité; soit il décide au contraire d'en limiter l'usage afin de l'économiser. Dans le premier cas, on opte pleinement pour une logique de l'offre dans laquelle la dimension économique est déterminante. 
  
          Si la rareté n'est pas donnée a priori – elle n'est pas définie dans l'absolu –, il convient de donner toute sa place au profit comme un puissant levier productif et d'introduire, dans le même temps, la compétition entre les entreprises afin de limiter les positions abusives de pouvoir liées au monopole (le monopole ayant intérêt de maintenir artificiellement la rareté au détriment de la collectivité). 
  
          Cette dynamique d'encouragement de l'offre productive aboutit à accroître la production de la ressource considérée, diminuant sa rareté relative, et la compétition entre les producteurs se traduira par une diminution des prix doublée d'une diversification de l'offre. Dans le second cas, par contre, on entre dans une démarche plus administrative par laquelle la dimension réglementaire s'impose aux acteurs et l'emporte sur les considérations économiques. La démarche administrative consiste à opérer un partage autoritaire de la ressource rare afin d'en ménager sa consommation. 
  
Illustration: le marché du travail 
  
          Le débat sur le temps de travail illustre bien ces options tout en traduisant le malaise des acteurs du jeu social devant les questions économiques. En tant que facteur de production, le travail est une ressource productive offerte par les ménages. Selon les compétences considérées, le travail est une ressource plus ou moins rare car plus ou moins demandée. Même si le chômage persistant traduit un excès d'offre de travail des ménages sur la demande émanant des entreprises, l'évolution des technologies et des goûts des consommateurs conduit les entreprises à s'intéresser à des compétences réellement rares, surtout si le système éducatif ne parvient pas à s'adapter aux exigences du monde des entreprises. 
  
          Cette rareté dépend donc essentiellement de la quantité et de la qualité des emplois offerts par les entreprises d'une part, de la quantité et de la qualité des compétences offertes par les ménages d'autre part. Si l'on considère que les emplois sont insuffisants pour absorber la quantité de travail offerte par les ménages, la vision économique consiste à privilégier toutes mesures susceptibles d'inciter à la création d'entreprises et à l'embauche afin d'augmenter le nombre et la diversité des emplois. Si les compétences nécessaires sont insuffisantes, il convient de mettre en oeuvre un système éducatif efficace et attractif(1). 
  
     « Face à la rareté constatée d'une ressource, un gouvernement a généralement deux types de réactions: soit il décide de stimuler tout ce qui concourt à la production de la richesse considérée comme rare afin d'en augmenter la quantité; soit il décide au contraire d'en limiter l'usage afin de l'économiser. »
 
          La démarche administrative consiste à considérer que le nombre d'emplois existant dans l'économie n'est pas extensible – ce qui est une aberration – et à organiser en conséquence le partage de cette quantité donnée en fonction de critères définis par les autorités publiques. Ce partage peut prendre diverses formes: abaissement de l'âge de départ en retraite et développement des formules de pré-retraite afin de « libérer » des emplois ou réduction du temps de travail(2). Ce sont des raisonnements similaires qui conduisent certains à proposer la mise en place de formules limitant l'accès à l'emplois aux nationaux ou l'organisation du retour au foyer des femmes. 
  
          « La mode est au toujours moins. On nous propose le partage du travail: dans cette conception mi-christique, mi-malthusienne, chacun travaille moins, produit moins et gagne moins. D'aucuns veulent aussi réguler le commerce et les mouvements de capitaux – moins d'échanges – ou encore accroître la fiscalité – moins de revenus. Ce qu'ils ne veulent pas voir, c'est que leur recette est aussi celle du toujours moins de croissance et du moins d'emplois(3). » Le rationnement administratif repose sur un principe d'uniformité qui consiste à réduire le champ des possibles. 
  
          Ces solutions de rationnement sont évidemment de fausses solutions car elles procèdent d'une vision statique de la réalité économique, qui peut conduire aux raisonnements les plus fallacieux. De telles mesures tendent à alimenter une guerre civile larvée entre les jeunes générations et les générations plus mûres, entre les nationaux et les travailleurs immigrés, entre les hommes et les femmes. Les réflexes de racisme, de sexisme et des autres formes d'exclusion arbitraire s'en trouvent plus ou moins légitimés lorsque chacun a le sentiment de prendre la place d'autrui. Sacrifier la rationalité économique, ce n'est pas rendre service à la cohésion du corps social. 
  
          C'est d'ailleurs dans le pays qui se présente comme le champion en matière d'interventionnisme étatique que l'on compte le plus de conflits et de grèves dont la répétition finit par mettre à mal tout dialogue social. Réhabiliter la rationalité économique, c'est plaider pour le refus de la fatalité de la pénurie et des exclusions en encourageant l'effort productif de chacun et en valorisant le potentiel productif de chacun. Chacun a un talent, une compétence ou une vocation à condition de reconnaître qu'il est vain et contre-productif de vouloir enfermer tout le monde dans le même moule. Réhabiliter la rationalité économique, c'est ne pas se satisfaire de partager une rareté arbitrairement considérée comme donnée et inciter le plus grand nombre à produire des richesses qui ont vocation à s'accroître. 
  
  
1. Un récent rapport d'information d'Alain Claeys, député PS de la Vienne, déposé par la commission des finances, de l'économie et du plan de l'Assemblée nationale, révèle la désaffection des étudiants étrangers envers l'université française. Alors qu'au plan mondial, le nombre d'étudiants effectuant leurs études hors de leurs pays ne cesse d'augmenter, la France voit ses effectifs d'étudiants étrangers décroître depuis une dizaine d'années. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni sont devenus les destinations privilégiées de ces étudiants.  >>
2. Pétain avait décrété en 1940 la « répartition du travail entre le plus grand nombre possible » grâce à la « limitation de la durée du travail ». Notons que la France connaît aujourd'hui un taux d'activité des classes mûres (55-65 ans) parmi les plus faibles du monde industrialisé avec un taux de chômage des jeunes des plus élevés. Les anciens ne prennent pas la place des plus jeunes; ils sont au contraire porteurs d'une expérience dont la société aurait bien tort de se priver.  >>
3. Manière P., L'Aveuglement français, Stock, Paris, p. 288, 1998.  >>
  
  
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