Peu importent, au fond, ces nuances; seul le résultat compte. Qu'il
soit de droite ou de gauche, l'ordre moral colporte un rêve fondamental
d'ascèse et de discipline. Dessein irréprochable (et à
certains égards salutaire) quand on veut bien avoir la tolérance
et l'humilité de ne l'appliquer qu'à soi. Hélas, de
l'ascèse militant à la coercition légale, le pas,
on le sait, est très rapidement franchi...
Il ne faut pas s'étonner, dès lors, que la prostitution soit
en première ligne, dans le collimateur de la censure. Il y a, sur
ce sujet, beaucoup à dire et il n'entre pas dans notre propos de
considérer la prostitution comme un problème ex nihilo,
dénué de tout fondement réel. La question est de savoir
ce qui justifie, aux yeux des censeurs, le fait qu'il faille interdire
cette activité et en pénaliser les protagonistes. Il y a
en effet de quoi être saisi par la brutalité des «
solutions » proposées au « problème
» de la prostitution: incarcérer les prostituées,
réprimer pénalement le client, interdire le «
racolage ». Pourquoi tant de haine?, est-on en droit de se
demander.
Il est donc intéressant de disséquer les arguments les plus
fréquemment invoqués à l'appui de l'interdiction de
la prostitution. Nous aurons l'occasion d'examiner lors d'un prochain article
les objections les plus sérieuses adressées à la légitimité
du « plus vieux métier du monde »
tel qu'actuellement exercé, en France. Pour l'heure, concentrons
notre attention sur trois « principes d'interdiction
», notamment avancés par la censure féministe,
et dont la fréquence n'a d'égale que l'indigence. Parce qu'en
cette matière comme en toute autre, la liberté constitue
la seule norme qui soit intellectuellement viable.
1.
Le caractère irrépressible du besoin sexuel masculin est
un prétexte, qui ne peut pas permettre de continuer à justifier
l'existence de la prostitution
Cet argument du « devoir de continence »
des hommes est amusant, lorsqu'il émane, notamment, d'une personnalité
ayant fait allégeance aux idées socialistes. Comme on aimerait
que cette remise en cause du « besoin irrépressible
» puisse être convoquée avec autant de fougue
lorsqu'il s'agit de condamner le vol (mais il est un fait qu'une certaine
rhétorique ne fait guère de différence entre un voleur
– à condition qu'il soit pauvre – et une pie attirée par
la lumière de l'or...)! Peu importe, le libéral se doit à
une cohérence dont les censeurs dictatoriaux sont incapables. Et
l'on peut tout à fait admettre que le besoin sexuel de l'homme est
répressible. Tout est d'ailleurs répressible: après
tout, l'homme qui meurt de soif a réprimé son envie de boire.
La question n'est tout simplement pas là: la question est de savoir
si cette continence est morale ou non. Elle l'est assurément lorsqu'elle
rappelle aux hommes que le viol constitue une atteinte (particulièrement
grave) à l'intégrité de l'individu. Elle ne l'est
plus du tout lorsqu'on exige des hommes de s'abstenir de «
négocier » une relation sexuelle en des termes compatibles
avec le consentement d'autrui. Que l'on observe, accessoirement, les dégâts
provoqués par un certain féminisme, devenu, lui, institutionnel,
sur les rapports entre hommes et femmes dans les pays où toute demande
à caractère sexuel est assimilable à une agression!
Le fait est que les conceptions respectives qu'entretiennent de la sexualité
la plupart des hommes et des femmes diffèrent significativement
(et il n'entre pas dans la vocation de cet article d'en égrener
les raisons). Ce qui est intéressant ici, c'est que ces différences
d'aspirations et de comportements sexuels entre individus (et, en tendance
générale – mais générale seulement – entre
hommes et femmes) n'échappent en réalité à
personne. Le prétexte égalitaire brandi par de nombreux féministes
procède donc d'une imposture: en privant une minorité de
femmes (les prostituées) et une proportion probablement notable
d'hommes de la faculté de se rencontrer sur un marché, on
n'entend pas favoriser une égalité de conditions entre hommes
et femmes mais retirer aux premiers une possibilité de marchandage
de façon à renforcer la position concurrentielle des secondes(1).
Le mythe de l'égalité des conditions, pendant socialiste
de celui de la « liberté réelle
», constitue toujours un prétexte pour mettre une population
sous dépendance d'une autre (exactement, en somme, ce que reprochent
beaucoup d'intellectuels à la « société
capitaliste »...). Car il n'y a jamais «
égalité de conditions ». Il n'y
a que des relations de complémentarité, d'indifférence
ou de concurrence entre les individus. Or, tant que, pour des raisons culturelles
notamment, le sexe demeurera un « service rare
» alors qu'il est abondamment demandé – pour lui-même
par beaucoup d'hommes, en complément d'une relation sentimentale
« stable » par beaucoup de femmes –, il demeurera
objet d'offre et de demande selon des modalités transactionnelles
variées, entre autres, le système de coordination par les
prix monétaires(2).
Mépriser la sexualité masculine ou même une «
certaine » sexualité masculine est une chose. Vouloir
l'interdire au motif que les hommes ne devraient pas se comporter ainsi
parce que cela choque les convictions féministes, c'est bien entendu
inqualifiable, et tout à fait inhumain si l'on veut bien considérer
que certains hommes n'ont accès à la sexualité que
via la prostitution; et l'argument inquisitorial de la nécessaire
continence masculine relève purement et simplement de la crise d'hystérie.
2.
On n'a pas le droit de vendre des corps
Si l'argument précédent était à peu près
hors de propos, celui-ci est tout simplement grotesque. Notons qu'il est
commun au fondamentalisme religieux et à l'intégrisme féministe,
de sorte qu'il s'agit d'une sorte « d'universel »
de l'interdiction.
En premier lieu, l'homme est ainsi fait qu'il est fort difficile d'en dissocier
le contenant du contenu. Il est certes possible de promener son âme
dans les hautes sphères d'un onirisme solitaire, mais peu d'hommes
s'en vont au travail en laissant leur corps à la maison. Or, tout
être humain étant confronté au problème de l'obtention
des ressources qui lui permettent d'exister (la société sans
travail est, bien entendu, une version supplémentaire et particulièrement
fantasmagorique du dessein dictatorial). Cela signifie qu'en nous «
vendant » sur un marché du travail, nous «
vendons » tous nos corps. Et si, même, l'injonction
des censeurs se limite au corps « extérieur »
(encore qu'en ce qui concerne le sexe féminin, l'expression soit
imparfaite), force est de constater que l'interdiction devra toucher bien
d'autres professions et activités que celles de la prostitution.
En vérité – tout individu ayant fait quelques études
d'économie le sait –, les prostituées ne « vendent
pas leur corps », elles l'utilisent, comme chacun d'entre
nous, tel un « actif de production ».
Ce qui est vendu et dont le corps n'est que l'outil, c'est une prestation
de services, tout à fait circonscrite, contractuellement définie,
en échange d'un certain montant d'argent librement négociable
(de sorte que le corps n'est pas « vendu » mais
« loué »). Et d'ailleurs, si à droite
comme à gauche de l'échiquier politique on se montre aussi
effrayé par la prostitution, c'est parce que l'on sait que cette
activité fort lucrative, si elle était exercée dans
un cadre libéral, transformerait la prostituée de «
victime sociale » en « oligopoleur
» apte à négocier en position de force ses conditions
d'exercice avec une foule de clients réguliers ou occasionnels,
du moins jusqu'à ce que les facteurs culturels qui contribuent à
raréfier l'offre de plaisir sexuel ne relâchent leur pression,
le puritanisme constituant une puissante « barrière
à l'entrée » sur ce marché particulier.
« En vérité, les prostituées ne "vendent pas
leur corps", elles l'utilisent, comme chacun d'entre nous, tel un "actif
de production". Ce qui est vendu et dont le corps n'est que l'outil, c'est
une prestation de services, tout à fait circonscrite, contractuellement
définie, en échange d'un certain montant d'argent librement
négociable. » |
|
On lit d'ailleurs, parfois, que n'existerait aucune différence de
nature entre la prostitution et le mariage. Cette question mérite
bien entendu d'autres développements. Toutefois, il est vrai que
le mariage et l'aventure sexuelle fugace (négociée ou non
contre monnaie) constituent deux modes alternatifs de coordination de la
transaction sexuelle: dans la prostitution, la transaction sexuelle est
circonscrite, unique et donne lieu à « contractualisation
complète » (les conditions du service sont entièrement
spécifiées); autant de caractéristiques d'un type
de transactions dont l'économie institutionnelle nous dit qu'elles
sont efficacement prises en charge par le marché. Le mariage correspond
à une coordination « intégrée »
de la transaction sexuelle: un contrat à long terme mettant en jeu
des actifs complexes et spécifiques (tous les biens acquis dans
le cadre du mariage, mais aussi l'investissement de nature sentimentale
et, bien entendu, celui que représente la descendance...) et définissant
de manière imprécise l'espace et la fréquence des
négociations – d'où le problème de preuve que pose
la notion de « viol conjugal ». Mais
sans doute les féministes censeurs gagneraient-ils à étudier
la science économique (et ils ne sont pas les seuls!)...
Une dernière précision à propos de l'argument selon
lequel « on n'a pas le droit de vendre son corps
». « A-t-on le droit d'utiliser notre corps
comme bon nous semble? » constitue une question lancinante
– hélas loin de ne demeurer qu'introspective... – en ces temps de
purification des âmes. Exerçons-nous à la déduction
logique: puisque la réponse sous-jacente à la question ci
avant posée est « non », cela signifie
tout simplement que nous ne sommes pas propriétaires de notre corps.
Le droit de jouir et d'utiliser un bien quelconque de façon compatible
avec la volonté d'autrui constitue, en effet, un attribut tangible
de la propriété. Les limites d'usage d'un corps sont donc
celles qui s'appliquent à tous les autres biens: ainsi, donner un
coup de poing à autrui est, sauf exception contractuelle (ou légitime
défense appréciée par le juge), interdit. En dehors
de cet usage criminel ou délictuel des biens que l'on possède,
s'il n'est pas possible d'en avoir un usage privé, cela signifie
que l'on n'en est pas propriétaire. Si je ne suis pas propriétaire
de mon corps, qui l'est? L'autorité publique, sans doute... Je laisse
au lecteur le soin de tirer toutes les conséquences de cette déduction.
3.
La prostitution est une forme d'esclavagisme
Voilà un argument, qui, ne serait-ce que par respect envers les
femmes prostituées, mérite considération. Oui, on
le sait, entre autres immondices légués à nos social-démocraties
« civilisées » par feu le communisme est
européen, figure en bonne place dans la hiérarchie des abjections
le trafic de femmes. Et il ne fait aucun doute que nombre des jeunes femmes
qui arpentent, le soir, nos trottoirs, sont non seulement des esclaves,
mais qu'elles sont traitées avec moins d'humanité que ne
l'étaient les ouvriers Noirs contraints de travailler dans les champs
de coton des grands planteurs sudistes, aux États-Unis du siècle
dernier. Tous les arguments qui, même en se limitant à des
pétitions de principe, recommandent d'arrêter les mafieux
et les esclavagistes, ne peuvent qu'emporter l'assentiment du libéral.
Il reste que confondre « esclavagisme » et «
prostitution » est, au mieux, une erreur de raisonnement et
au pire, une manifestation supplémentaire de malhonnêteté
intellectuelle.
Lorsqu'il fut question d'abolir l'esclavage largement en vigueur dans le
sud des États-Unis et que ce motif (d'autres avec lui, sans doute)
se montra suffisamment puissant pour légitimer une guerre civile,
personne n'eût pour autant l'idée de supprimer le travail
dans les champs de coton, sous prétexte que l'esclavage en constituait
le mode de production principal... Il n'est donc pas besoin d'insister
sur l'absurdité de cet argument abolitionniste sinon pour signaler
la perversité – pour ne pas dire l'abomination – d'une attitude
qui consiste à prendre prétexte d'un fléau véritable
– l'esclavagisme – pour focaliser l'attention du public sur la prostitution.
Et que dire de cette idée somptueuse consistant à vouloir
mettre en prison les clients des prostituées? A-t-il jamais existé
de fanatique assez hardi(e) pour envisager proposer, dans les années
1970 du féminisme triomphant, une condamnation pénale des
hommes pour délit de désir sexuel? Trente ans après,
pourtant, le voeu des ayatollahs les plus radicaux a toutes les chances
d'être exaucé(3)!
Bien sûr, louer les services d'une prostituée dont on sent
qu'elle travaille contrainte et forcée, ce n'est guère reluisant,
encore qu'un tel jugement de valeur soit lourd d'implications qu'il conviendrait
de développer. Condamner pénalement le client, au motif que
les prostituées « de rue » seraient des
esclaves, cela n'en est pas moins aussi injuste qu'incohérent.
En effet, le client qui se fournit sur un « marché »
ne peut connaître les antécédents ou le «
désir réel » de sa partenaire.
Il prend acte d'une offre dont il n'est nullement l'instigateur direct
et qui lui permet d'assouvir une demande circonscrite, évidemment
consentante dans la circonstance de temps et de lieu où elle s'exprime.
Cela signifie notamment, dans une perspective de répression pénale
(et où, d'ailleurs, commence le flagrant délit, en la matière?),
que l'on risque de condamner deux adultes consentants, voire heureux d'avoir
des rapports sexuels ensemble, même contre monnaie! On ne peut donc
réprimer un client dans le cadre d'une relation de marché.
Tel n'est plus obligatoirement le cas, et tombe éventuellement sous
le coup de la règle de la loi libérale, d'un client qui,
dans le cadre d'une logique de « réseau »,
commande expressément à un « fournisseur »
avec lequel il est en relation plus ou moins régulière, une
femme aux caractéristiques dûment énumérées,
que ce dernier serait chargé d'arracher à sa famille, en
Albanie ou ailleurs, de façon à satisfaire à l'usage
demandé. La distinction économique entre marché, réseau,
voire hiérarchie (dans ce dernier cas, il s'agit purement et simplement
des mafias), fournit ici un repère utile à une juste jurisprudence(4).
Enfin et si l'on cultive un souci ne serait-ce que superficiel de cohérence
et de généralité, condamner un client pour «
présomption d'incitation à l'esclavagisme »
(ou quelque chose dans le genre...), cela implique de poursuivre les supermarchés
et, de façon générale, tous les points de distribution
qui proposent à la vente des produits incorporant, dans leur fabrication,
du travail forcé. Pourquoi ne pas « présumer
» que toutes les marchandises importées de Chine sont
fabriquées de manière scélérate, ce qui permettrait
d'en interdire la vente? Et pourquoi, enfin, ne pas étendre la règle
du « consentement relatif » des travailleurs
à toutes les catégories de biens et services économiques,
ce qui permettrait notamment à la loi d'interdire aux «
grandes surfaces » d'embaucher des caissières,
au motif que leurs aspirations professionnelles correspondraient à
tout autre chose (devenir star de cinéma, par exemple) que d'orienter
un code barre le long d'un faisceau électronique?
Conclusion
Les trois arguments discutés dans cet article n'en sont pas réellement.
Ils ne devraient en tout cas rien avoir à faire dans un débat
relatif à la réglementation ou à l'interdiction de
la prostitution, tant ils procèdent explicitement d'un bric-à-brac
conceptuel, un tissu d'incohérences et d'incongruités, au
service d'une pure et simple pulsion coercitive.
Il est en effet un courant féministe qui, n'aimant pas l'idée
même de la prostitution, cherche à l'interdire par tous les
moyens. Toutefois et comme nous l'avons dit, la critique de la critique
féministe de la prostitution ne constitue pas un « solde
de tout compte intellectuel » du problème que
pose, indéniablement, son exercice « sauvage ».
C'est pourquoi, dans un prochain article, nous examinerons deux arguments
« antiprostitution » autrement plus consistants
que ceux que nous avons invalidés.
1.
Le raisonnement consiste ici à penser qu'en supprimant les petits
commerçants, on enrichira les supermarchés. Raisonnement
« statique » assez classique et conforme à
l'intuition première qui, au demeurant, n'est pas nécessairement
exact. >> |
2.
Les analyses du marché, du réseau et de l'organisation que
produisent les auteurs de l'économie institutionnelle peuvent bien
entendu être transposées au cas de la transaction sexuelle.
>> |
3.
Signalons à ce propos que, jusqu'ici, la France a été
épargnée par ce type de répression, ce qui n'est pas
le cas de tous les pays occidentaux. >> |
4.
Il est bien sûr, dans le secteur de la prostitution, des logiques
de réseau (transactions récurrentes) moralement irréprochables.
>> |
|