Montréal, 7 décembre 2002  /  No 115  
 
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Erwan Quéinnec est maître de conférences en sciences de gestion à l'Université Paris XIII.
 
FONDEMENT DU LIBÉRALISME
 
QUELQUES ARGUMENTS FÉMINISTES CONTRE LE LIBRE EXERCICE DE LA PROSTITUTION 
  
par Erwan Quéinnec
  
  
          Même si la qualification des tendances morales d'une société constitue, en tout lieu, un exercice difficile, car simplificateur, il semble recevable de constater que la France est actuellement le théâtre d'un retour de l'ordre moral: un ordre moral ambivalent, d'intensité, de formes et de priorités variables selon la sensibilité politique à laquelle on adhère, mais un ordre moral quand même. 
  
          Que l'on soit un électeur de la « majorité présidentielle » ou un militant associatif de gauche, sans doute ne cultive-t-on pas exactement les mêmes désirs de hiérarchie, d'autorité et de règlements: le conservateur de droite voudra interdire la pornographie à la télévision au nom de la protection de l'enfance, tandis que le censeur de gauche fondera son désir d'interdiction sur l'atteinte à l'image de la femme dont se nourrit le spectacle pornographique.
 
          Peu importent, au fond, ces nuances; seul le résultat compte. Qu'il soit de droite ou de gauche, l'ordre moral colporte un rêve fondamental d'ascèse et de discipline. Dessein irréprochable (et à certains égards salutaire) quand on veut bien avoir la tolérance et l'humilité de ne l'appliquer qu'à soi. Hélas, de l'ascèse militant à la coercition légale, le pas, on le sait, est très rapidement franchi... 
  
          Il ne faut pas s'étonner, dès lors, que la prostitution soit en première ligne, dans le collimateur de la censure. Il y a, sur ce sujet, beaucoup à dire et il n'entre pas dans notre propos de considérer la prostitution comme un problème ex nihilo, dénué de tout fondement réel. La question est de savoir ce qui justifie, aux yeux des censeurs, le fait qu'il faille interdire cette activité et en pénaliser les protagonistes. Il y a en effet de quoi être saisi par la brutalité des « solutions » proposées au « problème » de la prostitution: incarcérer les prostituées, réprimer pénalement le client, interdire le « racolage ». Pourquoi tant de haine?, est-on en droit de se demander. 
   
          Il est donc intéressant de disséquer les arguments les plus fréquemment invoqués à l'appui de l'interdiction de la prostitution. Nous aurons l'occasion d'examiner lors d'un prochain article les objections les plus sérieuses adressées à la légitimité du « plus vieux métier du monde » tel qu'actuellement exercé, en France. Pour l'heure, concentrons notre attention sur trois « principes d'interdiction », notamment avancés par la censure féministe, et dont la fréquence n'a d'égale que l'indigence. Parce qu'en cette matière comme en toute autre, la liberté constitue la seule norme qui soit intellectuellement viable. 
   
1. Le caractère irrépressible du besoin sexuel masculin est un prétexte, qui ne peut pas permettre de continuer à justifier l'existence de la prostitution 
 
          Cet argument du « devoir de continence » des hommes est amusant, lorsqu'il émane, notamment, d'une personnalité ayant fait allégeance aux idées socialistes. Comme on aimerait que cette remise en cause du « besoin irrépressible » puisse être convoquée avec autant de fougue lorsqu'il s'agit de condamner le vol (mais il est un fait qu'une certaine rhétorique ne fait guère de différence entre un voleur – à condition qu'il soit pauvre – et une pie attirée par la lumière de l'or...)! Peu importe, le libéral se doit à une cohérence dont les censeurs dictatoriaux sont incapables. Et l'on peut tout à fait admettre que le besoin sexuel de l'homme est répressible. Tout est d'ailleurs répressible: après tout, l'homme qui meurt de soif a réprimé son envie de boire. 
   
          La question n'est tout simplement pas là: la question est de savoir si cette continence est morale ou non. Elle l'est assurément lorsqu'elle rappelle aux hommes que le viol constitue une atteinte (particulièrement grave) à l'intégrité de l'individu. Elle ne l'est plus du tout lorsqu'on exige des hommes de s'abstenir de « négocier » une relation sexuelle en des termes compatibles avec le consentement d'autrui. Que l'on observe, accessoirement, les dégâts provoqués par un certain féminisme, devenu, lui, institutionnel, sur les rapports entre hommes et femmes dans les pays où toute demande à caractère sexuel est assimilable à une agression! 
 
          Le fait est que les conceptions respectives qu'entretiennent de la sexualité la plupart des hommes et des femmes diffèrent significativement (et il n'entre pas dans la vocation de cet article d'en égrener les raisons). Ce qui est intéressant ici, c'est que ces différences d'aspirations et de comportements sexuels entre individus (et, en tendance générale – mais générale seulement – entre hommes et femmes) n'échappent en réalité à personne. Le prétexte égalitaire brandi par de nombreux féministes procède donc d'une imposture: en privant une minorité de femmes (les prostituées) et une proportion probablement notable d'hommes de la faculté de se rencontrer sur un marché, on n'entend pas favoriser une égalité de conditions entre hommes et femmes mais retirer aux premiers une possibilité de marchandage de façon à renforcer la position concurrentielle des secondes(1). 
  
          Le mythe de l'égalité des conditions, pendant socialiste de celui de la « liberté réelle », constitue toujours un prétexte pour mettre une population sous dépendance d'une autre (exactement, en somme, ce que reprochent beaucoup d'intellectuels à la « société capitaliste »...). Car il n'y a jamais « égalité de conditions ». Il n'y a que des relations de complémentarité, d'indifférence ou de concurrence entre les individus. Or, tant que, pour des raisons culturelles notamment, le sexe demeurera un « service rare » alors qu'il est abondamment demandé – pour lui-même par beaucoup d'hommes, en complément d'une relation sentimentale « stable » par beaucoup de femmes –, il demeurera objet d'offre et de demande selon des modalités transactionnelles variées, entre autres, le système de coordination par les prix monétaires(2). 
 
          Mépriser la sexualité masculine ou même une « certaine » sexualité masculine est une chose. Vouloir l'interdire au motif que les hommes ne devraient pas se comporter ainsi parce que cela choque les convictions féministes, c'est bien entendu inqualifiable, et tout à fait inhumain si l'on veut bien considérer que certains hommes n'ont accès à la sexualité que via la prostitution; et l'argument inquisitorial de la nécessaire continence masculine relève purement et simplement de la crise d'hystérie. 
   
2. On n'a pas le droit de vendre des corps
 
          Si l'argument précédent était à peu près hors de propos, celui-ci est tout simplement grotesque. Notons qu'il est commun au fondamentalisme religieux et à l'intégrisme féministe, de sorte qu'il s'agit d'une sorte « d'universel » de l'interdiction. 
 
          En premier lieu, l'homme est ainsi fait qu'il est fort difficile d'en dissocier le contenant du contenu. Il est certes possible de promener son âme dans les hautes sphères d'un onirisme solitaire, mais peu d'hommes s'en vont au travail en laissant leur corps à la maison. Or, tout être humain étant confronté au problème de l'obtention des ressources qui lui permettent d'exister (la société sans travail est, bien entendu, une version supplémentaire et particulièrement fantasmagorique du dessein dictatorial). Cela signifie qu'en nous « vendant » sur un marché du travail, nous « vendons » tous nos corps. Et si, même, l'injonction des censeurs se limite au corps « extérieur » (encore qu'en ce qui concerne le sexe féminin, l'expression soit imparfaite), force est de constater que l'interdiction devra toucher bien d'autres professions et activités que celles de la prostitution. 
 
          En vérité – tout individu ayant fait quelques études d'économie le sait –, les prostituées ne « vendent pas leur corps », elles l'utilisent, comme chacun d'entre nous, tel un « actif de production ». Ce qui est vendu et dont le corps n'est que l'outil, c'est une prestation de services, tout à fait circonscrite, contractuellement définie, en échange d'un certain montant d'argent librement négociable (de sorte que le corps n'est pas « vendu » mais « loué »). Et d'ailleurs, si à droite comme à gauche de l'échiquier politique on se montre aussi effrayé par la prostitution, c'est parce que l'on sait que cette activité fort lucrative, si elle était exercée dans un cadre libéral, transformerait la prostituée de « victime sociale » en « oligopoleur » apte à négocier en position de force ses conditions d'exercice avec une foule de clients réguliers ou occasionnels, du moins jusqu'à ce que les facteurs culturels qui contribuent à raréfier l'offre de plaisir sexuel ne relâchent leur pression, le puritanisme constituant une puissante « barrière à l'entrée » sur ce marché particulier. 
  
     « En vérité, les prostituées ne "vendent pas leur corps", elles l'utilisent, comme chacun d'entre nous, tel un "actif de production". Ce qui est vendu et dont le corps n'est que l'outil, c'est une prestation de services, tout à fait circonscrite, contractuellement définie, en échange d'un certain montant d'argent librement négociable. »
  
          On lit d'ailleurs, parfois, que n'existerait aucune différence de nature entre la prostitution et le mariage. Cette question mérite bien entendu d'autres développements. Toutefois, il est vrai que le mariage et l'aventure sexuelle fugace (négociée ou non contre monnaie) constituent deux modes alternatifs de coordination de la transaction sexuelle: dans la prostitution, la transaction sexuelle est circonscrite, unique et donne lieu à « contractualisation complète » (les conditions du service sont entièrement spécifiées); autant de caractéristiques d'un type de transactions dont l'économie institutionnelle nous dit qu'elles sont efficacement prises en charge par le marché. Le mariage correspond à une coordination « intégrée » de la transaction sexuelle: un contrat à long terme mettant en jeu des actifs complexes et spécifiques (tous les biens acquis dans le cadre du mariage, mais aussi l'investissement de nature sentimentale et, bien entendu, celui que représente la descendance...) et définissant de manière imprécise l'espace et la fréquence des négociations – d'où le problème de preuve que pose la notion de « viol conjugal ». Mais sans doute les féministes censeurs gagneraient-ils à étudier la science économique (et ils ne sont pas les seuls!)... 
 
          Une dernière précision à propos de l'argument selon lequel « on n'a pas le droit de vendre son corps ». « A-t-on le droit d'utiliser notre corps comme bon nous semble? » constitue une question lancinante – hélas loin de ne demeurer qu'introspective... – en ces temps de purification des âmes. Exerçons-nous à la déduction logique: puisque la réponse sous-jacente à la question ci avant posée est « non », cela signifie tout simplement que nous ne sommes pas propriétaires de notre corps. Le droit de jouir et d'utiliser un bien quelconque de façon compatible avec la volonté d'autrui constitue, en effet, un attribut tangible de la propriété. Les limites d'usage d'un corps sont donc celles qui s'appliquent à tous les autres biens: ainsi, donner un coup de poing à autrui est, sauf exception contractuelle (ou légitime défense appréciée par le juge), interdit. En dehors de cet usage criminel ou délictuel des biens que l'on possède, s'il n'est pas possible d'en avoir un usage privé, cela signifie que l'on n'en est pas propriétaire. Si je ne suis pas propriétaire de mon corps, qui l'est? L'autorité publique, sans doute... Je laisse au lecteur le soin de tirer toutes les conséquences de cette déduction. 
   
3. La prostitution est une forme d'esclavagisme
 
          Voilà un argument, qui, ne serait-ce que par respect envers les femmes prostituées, mérite considération. Oui, on le sait, entre autres immondices légués à nos social-démocraties « civilisées » par feu le communisme est européen, figure en bonne place dans la hiérarchie des abjections le trafic de femmes. Et il ne fait aucun doute que nombre des jeunes femmes qui arpentent, le soir, nos trottoirs, sont non seulement des esclaves, mais qu'elles sont traitées avec moins d'humanité que ne l'étaient les ouvriers Noirs contraints de travailler dans les champs de coton des grands planteurs sudistes, aux États-Unis du siècle dernier. Tous les arguments qui, même en se limitant à des pétitions de principe, recommandent d'arrêter les mafieux et les esclavagistes, ne peuvent qu'emporter l'assentiment du libéral. Il reste que confondre « esclavagisme » et « prostitution » est, au mieux, une erreur de raisonnement et au pire, une manifestation supplémentaire de malhonnêteté intellectuelle. 
 
          Lorsqu'il fut question d'abolir l'esclavage largement en vigueur dans le sud des États-Unis et que ce motif (d'autres avec lui, sans doute) se montra suffisamment puissant pour légitimer une guerre civile, personne n'eût pour autant l'idée de supprimer le travail dans les champs de coton, sous prétexte que l'esclavage en constituait le mode de production principal... Il n'est donc pas besoin d'insister sur l'absurdité de cet argument abolitionniste sinon pour signaler la perversité – pour ne pas dire l'abomination – d'une attitude qui consiste à prendre prétexte d'un fléau véritable – l'esclavagisme – pour focaliser l'attention du public sur la prostitution. Et que dire de cette idée somptueuse consistant à vouloir mettre en prison les clients des prostituées? A-t-il jamais existé de fanatique assez hardi(e) pour envisager proposer, dans les années 1970 du féminisme triomphant, une condamnation pénale des hommes pour délit de désir sexuel? Trente ans après, pourtant, le voeu des ayatollahs les plus radicaux a toutes les chances d'être exaucé(3)! 
 
          Bien sûr, louer les services d'une prostituée dont on sent qu'elle travaille contrainte et forcée, ce n'est guère reluisant, encore qu'un tel jugement de valeur soit lourd d'implications qu'il conviendrait de développer. Condamner pénalement le client, au motif que les prostituées « de rue » seraient des esclaves, cela n'en est pas moins aussi injuste qu'incohérent. 
 
          En effet, le client qui se fournit sur un « marché » ne peut connaître les antécédents ou le « désir réel » de sa partenaire. Il prend acte d'une offre dont il n'est nullement l'instigateur direct et qui lui permet d'assouvir une demande circonscrite, évidemment consentante dans la circonstance de temps et de lieu où elle s'exprime. Cela signifie notamment, dans une perspective de répression pénale (et où, d'ailleurs, commence le flagrant délit, en la matière?), que l'on risque de condamner deux adultes consentants, voire heureux d'avoir des rapports sexuels ensemble, même contre monnaie! On ne peut donc réprimer un client dans le cadre d'une relation de marché. Tel n'est plus obligatoirement le cas, et tombe éventuellement sous le coup de la règle de la loi libérale, d'un client qui, dans le cadre d'une logique de « réseau », commande expressément à un « fournisseur » avec lequel il est en relation plus ou moins régulière, une femme aux caractéristiques dûment énumérées, que ce dernier serait chargé d'arracher à sa famille, en Albanie ou ailleurs, de façon à satisfaire à l'usage demandé. La distinction économique entre marché, réseau, voire hiérarchie (dans ce dernier cas, il s'agit purement et simplement des mafias), fournit ici un repère utile à une juste jurisprudence(4). 
 
          Enfin et si l'on cultive un souci ne serait-ce que superficiel de cohérence et de généralité, condamner un client pour « présomption d'incitation à l'esclavagisme » (ou quelque chose dans le genre...), cela implique de poursuivre les supermarchés et, de façon générale, tous les points de distribution qui proposent à la vente des produits incorporant, dans leur fabrication, du travail forcé. Pourquoi ne pas « présumer » que toutes les marchandises importées de Chine sont fabriquées de manière scélérate, ce qui permettrait d'en interdire la vente? Et pourquoi, enfin, ne pas étendre la règle du « consentement relatif » des travailleurs à toutes les catégories de biens et services économiques, ce qui permettrait notamment à la loi d'interdire aux « grandes surfaces » d'embaucher des caissières, au motif que leurs aspirations professionnelles correspondraient à tout autre chose (devenir star de cinéma, par exemple) que d'orienter un code barre le long d'un faisceau électronique? 
 
Conclusion 
  
          Les trois arguments discutés dans cet article n'en sont pas réellement. Ils ne devraient en tout cas rien avoir à faire dans un débat relatif à la réglementation ou à l'interdiction de la prostitution, tant ils procèdent explicitement d'un bric-à-brac conceptuel, un tissu d'incohérences et d'incongruités, au service d'une pure et simple pulsion coercitive. 
 
          Il est en effet un courant féministe qui, n'aimant pas l'idée même de la prostitution, cherche à l'interdire par tous les moyens. Toutefois et comme nous l'avons dit, la critique de la critique féministe de la prostitution ne constitue pas un « solde de tout compte intellectuel » du problème que pose, indéniablement, son exercice « sauvage ». C'est pourquoi, dans un prochain article, nous examinerons deux arguments « antiprostitution » autrement plus consistants que ceux que nous avons invalidés. 
  
  
1. Le raisonnement consiste ici à penser qu'en supprimant les petits commerçants, on enrichira les supermarchés. Raisonnement « statique » assez classique et conforme à l'intuition première qui, au demeurant, n'est pas nécessairement exact.  >>
2. Les analyses du marché, du réseau et de l'organisation que produisent les auteurs de l'économie institutionnelle peuvent bien entendu être transposées au cas de la transaction sexuelle.  >>
3. Signalons à ce propos que, jusqu'ici, la France a été épargnée par ce type de répression, ce qui n'est pas le cas de tous les pays occidentaux.  >>
4. Il est bien sûr, dans le secteur de la prostitution, des logiques de réseau (transactions récurrentes) moralement irréprochables.  >>
 
 
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