Encadrement/diversité
Le 22 novembre dernier, on apprenait que la Commission de reconnaissance
des associations d'artistes et des associations de producteurs avait statué
que le Café Sarajevo – l'un de ces petits établissements
consacrés à la relève – était clairement un
producteur en vertu de la Loi sur le statut de l'artiste. La CRAAP
venait de trancher: le petit Café de la rue Clark à Montréal
sera désormais tenu « de négocier les conditions de
travail des musiciens qui s'y produiront avec la Guilde des musiciens du
Québec(1).
»
La CRAAP rejetait du même coup l'argument du propriétaire
du Café Sarajevo selon lequel les musiciens n'y jouent que pour
s'amuser, précisant que « ... la Loi ne permet
cependant pas que le bénévolat ou le loisir soit invoqué
comme subterfuge, lorsqu'il existe une relation artiste-producteur au sens
de la Loi, afin de se soustraire à ses obligations ».
Les petits établissements devront maintenant se plier à l'entente
collective élaborée entre la Guilde des musiciens et l'Association
québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la
vidéo (l'ADISQ) qui détermine un cachet minimum de 100 $
par musicien. Ce cachet, on s'en doute, est jugé irréaliste
pour les petits bars qui peuvent souvent présenter plusieurs musiciens
au cours d'une même soirée.
« Voilà une victoire extrêmement importante
pour la Guilde et les musiciens de partout au Québec »,
déclarait Émile Subirana, président de la Guilde,
le 25 novembre dernier(2).
« Depuis son adoption il y a 15 ans, les producteurs
ont tenté de contourner la Loi sur le statut de l'artiste
de bien des façons, mais aucune n'a été plus flagrante
que leur tentative de transformer en mendiants les musiciens des bars et
salles de spectacles de Montréal. Cette décision va clairement
permettre d'éliminer cette tactique du répertoire des producteurs...
Elle indique aussi clairement que les musiciens ne peuvent être exploités
simplement parce qu'ils sont jeunes et inexpérimentés.
»
« Voilà une victoire extrêmement importante pour la
Guilde et les musiciens de partout au Québec. »
L'ordre des mots utilisé par M. Subirana n'est pas anodin. Le fait
qu'il place sa Guilde avant « les musiciens de partout
au Québec » démontre où sont ses
véritables préoccupations. Si cette « victoire
» est effectivement une avancée pour son syndicat,
elle n'en est pas une pour les musiciens – aussi « exploités
» soient-ils – ni pour le public.
« Je trouve qu'il s'agit d'une catastrophe, déclarait
au lendemain de la décision Osman Koulenovitch, propriétaire
du bar(3).
Je suis sidéré par cette débilité. Hier soir,
quatre pauvres bougres musiciens se sont présentés chez moi,
je leur ai donné à manger, je les ai laissés jouer
parce qu'ils n'avaient pas même un garage pour répéter.
[...] J'encourage ce côté sincère, ce côté
honnête, j'encourage ceux qui aiment la musique et la culture. J'encourage
même le chauffeur de taxi ou le livreur de pizza à jouer du
piano au Café Sarajevo, un endroit que je considère davantage
comme un petit centre culturel. Or j'estime ne pas être compris par
la bureaucratie qui est sur mon dos (permis d'alcool, permis pour salles
de spectacles, Guilde, etc.), alors que des milliers de Montréalais
m'appuient, m'encouragent et adorent le Café Sarajevo. Je trouve
ça vraiment trop, je ne veux plus de ça, ce cauchemar ne
peut plus continuer. »
Pour/contre
Le 3 décembre dernier, dans la page Forum de La Presse, Hélène
Côté, partenaire au Café Sarajevo, et Émile
Subirana, président de la Guilde, ont croisé le fer. Pour
la première, cette décision va faire en sorte qu'il ne sera
bientôt plus possible au Québec « de voir
des musiciens "live" en dehors du réseau établi et des grandes
salles(4)
». Pour le second, « cette
décision vient mettre un terme à l'exploitation dont les
musiciens sont victimes(5).
»
« En décidant que les bars et restaurants qui
reçoivent des musiciens sont producteurs, affirme Mme Côté,
[les gens de la CRAAP] les obligent à parapher l'entente collective
de la Guilde des musiciens, un syndicat extrêmement contesté
mais dont le monopole est garanti par la loi. Cette entente prévoit
que chaque musicien doit être embauché pour un minimum de
quatre heures (la plupart n'ont même pas assez de matériel
pour jouer durant quatre heures...), ce qui revient à lui accorder
un cachet de 147 $ par soir. Considérant le fait que
la plupart des bars et restaurants qui reçoivent des musiciens sont
des petites surfaces dont la capacité d'accueil est limitée,
qui aura les moyens de se prévaloir de leur art, surtout s'il s'agit
d'une formation de quatre ou cinq musiciens? Où donc pourra-t-on
assister à des jam-sessions, ces soirées d'improvisation
où défilent une dizaine de musiciens, arrivant souvent par
surprise au plus grand plaisir des gens présents ce soir-là?
»
« Où sont les grands défenseurs de la diversité
culturelle? Tous ces représentants du milieu culturel francophone
qui ne manquent jamais une occasion de faire connaître leurs inquiétudes
face aux éventuels effets néfastes d'accords multilatéraux
et autres machins internationaux pour la diversité culturelle? Cette
décision de la Guilde est
une menace pour la diversité culturelle. Ici, maintenant.
» |
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De son côté, M. Subirana a répéter le même
message qu'il répète depuis toujours: « La
récente décision de la CRAAP selon laquelle le Café
Sarajevo doit négocier les conditions de travail avec ses musiciens
est sûrement l'une des plus importantes à avoir été
prises jusqu'ici en application de la Loi sur le statut de l'artiste.
En fait, cette décision vient mettre un terme à l'exploitation
dont les musiciens sont victimes [...] non pas en établissant des
conditions de travail minimales, mais bien en forçant les producteurs
à négocier celles-ci avec l'organisme légalement chargé
de représenter les musiciens: la Guilde des musiciens du Québec.
»
Pour présenter des spectacles, les « promoteurs »
devront passer par la Guilde. Pour travailler au Québec, les gratteux
de guitares et les taponneux de pianos devront aussi passer par la Guilde.
Belle façon de se constituer un membership! Cette approche ne détonne
en rien avec celle privilégiée par le fameux modèle
québécois – notamment dans des domaines comme la construction.
Mais on parle de « création » ici, non!?
Le Café Sarajevo n'est pas un promoteur, c'est un espace de liberté.
Silence
complaisant
Où sont les grands défenseurs de la diversité culturelle
dans tout ça? Où sont les Diane Lemieux, ministre de la Culture,
Louise Beaudoin, des Relations internationales, Pierre Curzi, président
de l'Union des artistes, Robert Pilon, président de la Coalition
pour la diversité culturelle, tous ces représentants du milieu
culturel francophone qui ne manquent jamais une occasion de faire connaître
leurs inquiétudes face aux éventuels effets néfastes
d'accords multilatéraux et autres machins internationaux pour la
diversité culturelle? Cette décision de la Guilde est
une menace pour la diversité culturelle. Ici, maintenant.
Il est sans doute plus facile et naturel pour eux de s'élever contre
les supposées « menaces » que représenteraient
les accords commerciaux pour la diversité culturelle (lors de grandes
réunions de type onusien) qu'il ne l'est de s'élever contre
les menaces concrètes que représentent les «
avancées » de nos « bons »
syndicats ici dans le vrai monde! En plus d'être tous de gauche,
ces grands défenseurs de la culture sont-ils tous pro-syndicats?
Au royaume de la Formule Rand, avons-nous encore notre mot à dire?
Les seuls qui se sont manifestés sont quelques musiciens de la scène
alternative. Ils ont formé « Tous
contre la Guilde », un réseau
organisé sous forme de cellules révolutionnaires qui n'est
pas le porte-étendard de la cause du Café Sarajevo – ou de
quelque autre établissement –, mais un réseau qui vise à
faire reconnaître de le statut d'artiste indépendant et de
diffuseur. « Plusieurs artistes se produisent à
titre de travailleurs autonomes et ne ressentent aucun besoin d'adhérer
à un syndicat », indique Simon Jodoin, chanteur
du groupe Mort de rire et initiateur du projet(6).
Les musiciens ne sont pas tous « exploités »
et les promoteurs/diffuseurs ne sont pas tous des exploiteurs...
D'empêcher les propriétaires de petits établissements
de présenter des spectacles en leur imposant des frais qu'ils ne
pourront manifestement pas « rencontrer » n'aura
pour effet que de réduire le nombre de voix qui se feront entendre.
Cette tactique fera en sorte d'uniformiser encore davantage l'offre musicale.
Pleins de jeunes musiciens qui ne vivent peut-être pas de leur art,
mais qui se payent du bon temps en jouant ici et là, ne le pourront
plus parce qu'ils n'auront plus d'endroits pour le faire. Où vont-ils
jouer?
C'est ce que se demandait Alfredo L. de Romaña, un client du Café
qui signait une lettre ouverte des plus émouvantes dans Le Devoir
du 5 décembre(7):
« Où vont donc jouer les jeunes musiciens? La
relève qui ne s'est pas encore fait connaître ou que personne
n'aurait les moyens de payer pour entendre? [...] Les moments les plus
mémorables au Sarajevo ont souvent été justement ceux
où il n'y avait pas de "spectacle", au sens d'un service que vous
payez pour entendre, comme ceux qui en pratique soutiennent le déploiement
gratuit de la vie. Comment se fait-il que les gens mêmes que la Guilde
prétend protéger ne veulent pas de leur protection? Et qu'elle
leur charge pour cette protection? Je ne comprends pas, n'est-ce pas ce
que fait la mafia? »
Dans un pays libre, les propriétaires de bars auraient le droit
de faire ce qu'ils veulent dans leur établissement. Dans un pays
libre, les artistes auraient le droit de faire don de leur musique quand
bon leur semble. Dans un pays libre, ces mêmes artistes pourraient
s'ils le veulent joindre les rangs d'associations. Dans un pays
libre, ils pourraient aussi se dissocier de ces mêmes associations.
Dans un pays libre, nous ne serions pas là à discuter de
tout ça. Nous ne vivons malheureusement pas dans un pays libre.
M.
Koulenovitch qui avait envisagé fermer boutique au lendemain de
la décision s'est ravisé. Le 5 décembre dernier, lors
d'une petite soirée improvisée, il a annoncé que la
Café Sarajevo allait demeurer ouvert – advienne que pourra. M. Subirana,
s'il avait été présent, aurait sans doute fait de
même. Il aurait revu sa décision. À entendre les musiciens
jouer ce soir-là, à assister au jam session mené
par un accordéoniste roumain hallucinant, il aurait compris qu'en
allant de l'avant avec son règlement, il allait entraîner
la disparition de quelque chose d'important.
1.
Alain Brunet, « Le Café Sarajevo considéré comme
un producteur », La Presse, 27 novembre 2002.
>> |
2.
Idem. >> |
3.
Alain Brunet, « Le Café Sarajevo est à vendre »,
La Presse, 28 novembre 2002. >> |
4.
Hélène Côté, « La
relène en péril?: OUI – La décision sur le Café
Sarajevo va mettre en péril la musique alternative »,
La Presse, 3 décembre 2002, p. A-23. >> |
5.
Émile Subirana, « La
relène en péril? NON – Il fallait mettre un terme à
l'exploitation des musiciens », La Presse, 3 décembre
2002, p. A-23. >> |
6.
Bernard Lamarche, « Tous contre la Guilde – Création d'un
réseau de musiciens qui entend défier le "corporatisme" du
syndicat d'artistes », Le Devoir, 6 décembre
2002. >> |
7.
Alfredo L. de Romaña, « Fermeture du Café Sarajevo
– L'ordre ou la vie », Le Devoir, 5 décembre 2002.
>> |
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