Montréal, 7 décembre 2002  /  No 115  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
 
 
LIBRE EXPRESSION
  
FIRST WE TAKE SARAJEVO... 
LA GUILDE DES MUSICIENS À L'ASSAUT!
 
par Gilles Guénette
 
 
          L'une des dernières Béquille d'or attribuées par le QL avant que cette tradition ne tombe en désuétude l'a été à Émile Subirana, président de la Guilde des musiciens du Québec. Le motif? Sa croisade visant à forcer les propriétaires de bars et autres petits établissements où l'on présente des spectacles amateurs à n'engager que des musiciens membres de sa Guilde et à les payer à un taux horaire établi par le syndicat (voir le QL, no 98). Mauvaise nouvelle, M. Subirana a eu raison de tous ces petits établissements et a réussi à avoir ce qu'il voulait. Une éclatante victoire pour la Guilde, un important recul pour la diversité culturelle.
 
Encadrement/diversité 
  
          Le 22 novembre dernier, on apprenait que la Commission de reconnaissance des associations d'artistes et des associations de producteurs avait statué que le Café Sarajevo – l'un de ces petits établissements consacrés à la relève – était clairement un producteur en vertu de la Loi sur le statut de l'artiste. La CRAAP venait de trancher: le petit Café de la rue Clark à Montréal sera désormais tenu « de négocier les conditions de travail des musiciens qui s'y produiront avec la Guilde des musiciens du Québec(1). » 
  
          La CRAAP rejetait du même coup l'argument du propriétaire du Café Sarajevo selon lequel les musiciens n'y jouent que pour s'amuser, précisant que « ... la Loi ne permet cependant pas que le bénévolat ou le loisir soit invoqué comme subterfuge, lorsqu'il existe une relation artiste-producteur au sens de la Loi, afin de se soustraire à ses obligations ». 
  
          Les petits établissements devront maintenant se plier à l'entente collective élaborée entre la Guilde des musiciens et l'Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (l'ADISQ) qui détermine un cachet minimum de 100 $ par musicien. Ce cachet, on s'en doute, est jugé irréaliste pour les petits bars qui peuvent souvent présenter plusieurs musiciens au cours d'une même soirée. 
  
          « Voilà une victoire extrêmement importante pour la Guilde et les musiciens de partout au Québec », déclarait Émile Subirana, président de la Guilde, le 25 novembre dernier(2). « Depuis son adoption il y a 15 ans, les producteurs ont tenté de contourner la Loi sur le statut de l'artiste de bien des façons, mais aucune n'a été plus flagrante que leur tentative de transformer en mendiants les musiciens des bars et salles de spectacles de Montréal. Cette décision va clairement permettre d'éliminer cette tactique du répertoire des producteurs... Elle indique aussi clairement que les musiciens ne peuvent être exploités simplement parce qu'ils sont jeunes et inexpérimentés. » 
  
          « Voilà une victoire extrêmement importante pour la Guilde et les musiciens de partout au Québec. » L'ordre des mots utilisé par M. Subirana n'est pas anodin. Le fait qu'il place sa Guilde avant « les musiciens de partout au Québec » démontre où sont ses véritables préoccupations. Si cette « victoire » est effectivement une avancée pour son syndicat, elle n'en est pas une pour les musiciens – aussi « exploités » soient-ils – ni pour le public. 
  
          « Je trouve qu'il s'agit d'une catastrophe, déclarait au lendemain de la décision Osman Koulenovitch, propriétaire du bar(3). Je suis sidéré par cette débilité. Hier soir, quatre pauvres bougres musiciens se sont présentés chez moi, je leur ai donné à manger, je les ai laissés jouer parce qu'ils n'avaient pas même un garage pour répéter. [...] J'encourage ce côté sincère, ce côté honnête, j'encourage ceux qui aiment la musique et la culture. J'encourage même le chauffeur de taxi ou le livreur de pizza à jouer du piano au Café Sarajevo, un endroit que je considère davantage comme un petit centre culturel. Or j'estime ne pas être compris par la bureaucratie qui est sur mon dos (permis d'alcool, permis pour salles de spectacles, Guilde, etc.), alors que des milliers de Montréalais m'appuient, m'encouragent et adorent le Café Sarajevo. Je trouve ça vraiment trop, je ne veux plus de ça, ce cauchemar ne peut plus continuer. » 
  
Pour/contre 
  
          Le 3 décembre dernier, dans la page Forum de La Presse, Hélène Côté, partenaire au Café Sarajevo, et Émile Subirana, président de la Guilde, ont croisé le fer. Pour la première, cette décision va faire en sorte qu'il ne sera bientôt plus possible au Québec « de voir des musiciens "live" en dehors du réseau établi et des grandes salles(4) ». Pour le second, « cette décision vient mettre un terme à l'exploitation dont les musiciens sont victimes(5). »  
  
          « En décidant que les bars et restaurants qui reçoivent des musiciens sont producteurs, affirme Mme Côté, [les gens de la CRAAP] les obligent à parapher l'entente collective de la Guilde des musiciens, un syndicat extrêmement contesté mais dont le monopole est garanti par la loi. Cette entente prévoit que chaque musicien doit être embauché pour un minimum de quatre heures (la plupart n'ont même pas assez de matériel pour jouer durant quatre heures...), ce qui revient à lui accorder un cachet de 147 $ par soir. Considérant le fait que la plupart des bars et restaurants qui reçoivent des musiciens sont des petites surfaces dont la capacité d'accueil est limitée, qui aura les moyens de se prévaloir de leur art, surtout s'il s'agit d'une formation de quatre ou cinq musiciens? Où donc pourra-t-on assister à des jam-sessions, ces soirées d'improvisation où défilent une dizaine de musiciens, arrivant souvent par surprise au plus grand plaisir des gens présents ce soir-là? »  
  
     « Où sont les grands défenseurs de la diversité culturelle? Tous ces représentants du milieu culturel francophone qui ne manquent jamais une occasion de faire connaître leurs inquiétudes face aux éventuels effets néfastes d'accords multilatéraux et autres machins internationaux pour la diversité culturelle? Cette décision de la Guilde est une menace pour la diversité culturelle. Ici, maintenant. »
 
          De son côté, M. Subirana a répéter le même message qu'il répète depuis toujours: « La récente décision de la CRAAP selon laquelle le Café Sarajevo doit négocier les conditions de travail avec ses musiciens est sûrement l'une des plus importantes à avoir été prises jusqu'ici en application de la Loi sur le statut de l'artiste. En fait, cette décision vient mettre un terme à l'exploitation dont les musiciens sont victimes [...] non pas en établissant des conditions de travail minimales, mais bien en forçant les producteurs à négocier celles-ci avec l'organisme légalement chargé de représenter les musiciens: la Guilde des musiciens du Québec. » 
  
          Pour présenter des spectacles, les « promoteurs » devront passer par la Guilde. Pour travailler au Québec, les gratteux de guitares et les taponneux de pianos devront aussi passer par la Guilde. Belle façon de se constituer un membership! Cette approche ne détonne en rien avec celle privilégiée par le fameux modèle québécois – notamment dans des domaines comme la construction. Mais on parle de « création » ici, non!? Le Café Sarajevo n'est pas un promoteur, c'est un espace de liberté. 
  
Silence complaisant 
  
          Où sont les grands défenseurs de la diversité culturelle dans tout ça? Où sont les Diane Lemieux, ministre de la Culture, Louise Beaudoin, des Relations internationales, Pierre Curzi, président de l'Union des artistes, Robert Pilon, président de la Coalition pour la diversité culturelle, tous ces représentants du milieu culturel francophone qui ne manquent jamais une occasion de faire connaître leurs inquiétudes face aux éventuels effets néfastes d'accords multilatéraux et autres machins internationaux pour la diversité culturelle? Cette décision de la Guilde est une menace pour la diversité culturelle. Ici, maintenant. 
  
          Il est sans doute plus facile et naturel pour eux de s'élever contre les supposées « menaces » que représenteraient les accords commerciaux pour la diversité culturelle (lors de grandes réunions de type onusien) qu'il ne l'est de s'élever contre les menaces concrètes que représentent les « avancées » de nos « bons » syndicats ici dans le vrai monde! En plus d'être tous de gauche, ces grands défenseurs de la culture sont-ils tous pro-syndicats? Au royaume de la Formule Rand, avons-nous encore notre mot à dire? 
  
          Les seuls qui se sont manifestés sont quelques musiciens de la scène alternative. Ils ont formé « Tous contre la Guilde », un réseau organisé sous forme de cellules révolutionnaires qui n'est pas le porte-étendard de la cause du Café Sarajevo – ou de quelque autre établissement –, mais un réseau qui vise à faire reconnaître de le statut d'artiste indépendant et de diffuseur. « Plusieurs artistes se produisent à titre de travailleurs autonomes et ne ressentent aucun besoin d'adhérer à un syndicat », indique Simon Jodoin, chanteur du groupe Mort de rire et initiateur du projet(6). Les musiciens ne sont pas tous « exploités » et les promoteurs/diffuseurs ne sont pas tous des exploiteurs... 
  
          D'empêcher les propriétaires de petits établissements de présenter des spectacles en leur imposant des frais qu'ils ne pourront manifestement pas « rencontrer » n'aura pour effet que de réduire le nombre de voix qui se feront entendre. Cette tactique fera en sorte d'uniformiser encore davantage l'offre musicale. Pleins de jeunes musiciens qui ne vivent peut-être pas de leur art, mais qui se payent du bon temps en jouant ici et là, ne le pourront plus parce qu'ils n'auront plus d'endroits pour le faire. Où vont-ils jouer? 
  
          C'est ce que se demandait Alfredo L. de Romaña, un client du Café qui signait une lettre ouverte des plus émouvantes dans Le Devoir du 5 décembre(7): « Où vont donc jouer les jeunes musiciens? La relève qui ne s'est pas encore fait connaître ou que personne n'aurait les moyens de payer pour entendre? [...] Les moments les plus mémorables au Sarajevo ont souvent été justement ceux où il n'y avait pas de "spectacle", au sens d'un service que vous payez pour entendre, comme ceux qui en pratique soutiennent le déploiement gratuit de la vie. Comment se fait-il que les gens mêmes que la Guilde prétend protéger ne veulent pas de leur protection? Et qu'elle leur charge pour cette protection? Je ne comprends pas, n'est-ce pas ce que fait la mafia? » 
  
          Dans un pays libre, les propriétaires de bars auraient le droit de faire ce qu'ils veulent dans leur établissement. Dans un pays libre, les artistes auraient le droit de faire don de leur musique quand bon leur semble. Dans un pays libre, ces mêmes artistes pourraient s'ils le veulent joindre les rangs d'associations. Dans un pays libre, ils pourraient aussi se dissocier de ces mêmes associations. Dans un pays libre, nous ne serions pas là à discuter de tout ça. Nous ne vivons malheureusement pas dans un pays libre. 
  
 
  
  
M. Koulenovitch qui avait envisagé fermer boutique au lendemain de la décision s'est ravisé. Le 5 décembre dernier, lors d'une petite soirée improvisée, il a annoncé que la Café Sarajevo allait demeurer ouvert – advienne que pourra. M. Subirana, s'il avait été présent, aurait sans doute fait de même. Il aurait revu sa décision. À entendre les musiciens jouer ce soir-là, à assister au jam session mené par un accordéoniste roumain hallucinant, il aurait compris qu'en allant de l'avant avec son règlement, il allait entraîner la disparition de quelque chose d'important. 
  
  
1. Alain Brunet, « Le Café Sarajevo considéré comme un producteur », La Presse, 27 novembre 2002.  >>
2. Idem>>
3. Alain Brunet, « Le Café Sarajevo est à vendre », La Presse, 28 novembre 2002.  >>
4. Hélène Côté, « La relène en péril?: OUI – La décision sur le Café Sarajevo va mettre en péril la musique alternative », La Presse, 3 décembre 2002, p. A-23.  >>
5. Émile Subirana, « La relène en péril? NON – Il fallait mettre un terme à l'exploitation des musiciens », La Presse, 3 décembre 2002, p. A-23>>
6. Bernard Lamarche, « Tous contre la Guilde – Création d'un réseau de musiciens qui entend défier le "corporatisme" du syndicat d'artistes », Le Devoir, 6 décembre 2002.  >>
7. Alfredo L. de Romaña, « Fermeture du Café Sarajevo – L'ordre ou la vie », Le Devoir, 5 décembre 2002.  >>
 
 
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