Montréal, 21 décembre 2002  /  No 116  
 
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Gérard Dréan a travaillé pendant une trentaine d'années chez IBM, puis dans des sociétés de services en informatique. Il se consacre maintenant à la réflexion économique. Il vit à Jouy en Josas, près de Paris en France.
 
OPINION
 
L'ACTION HUMAINE, UNE ÉTOILE SOLITAIRE
DANS LE FIRMAMENT ÉCONOMIQUE
 
par Gérard Dréan
  
 
          L'action humaine, le magnum opus de Ludwig von Mises, brille comme une étoile solitaire dans le firmament économique du vingtième siècle, mais une étoile ignorée par la plupart des économistes.  
  
          J'ai acheté par hasard l'édition française il y a quelques années. Je travaillais alors sur la représentation et le traitement des entreprises dans la théorie économique contemporaine. Ayant passé ma vie professionnelle comme dirigeant opérationnel, je considérais l'entreprise (la « firme » dans le jargon économique) comme l'acteur principal de la vie économique, et j'étais étonné de découvrir qu'elle était pratiquement absente du courant dominant de l'économie.
 
          En avançant à tâtons dans la littérature, en assistant à des séminaires et en parlant aux économistes, je commençais à réaliser que cette absence manifeste n'est pas un simple oubli, mais une conséquence directe de la façon dont les économistes contemporains définissent et pratiquent leur discipline. Autrement dit, l'incohérence éclatante entre la place réelle des entreprises dans le monde réel et leur traitement cavalier dans l'économie du courant dominant est la conséquence obligée de choix épistémologiques.  
  
          J'arrivais doucement à la conclusion que c'est le paradigme même de l'économie moderne qui exclut les organisations, et que l'économie néo-classique est de fait piégée dans une impasse cognitive. La prétendue science économique du vingtième siècle m'apparaissait comme un exercice intellectuel autiste sans grande pertinence, et je cherchais désespérément des discussions significatives de l'économie du monde réel. 
  
          Dans cet état d'esprit, je tombai sur un gros livre épais imprimé en petits caractères intitulé L'action humaine: traité d'économie par un certain Ludwig von Mises. Un survol rapide me donna l'impression que ce livre répondait à beaucoup des questions que j'avais en tête, et beaucoup plus encore. Sa lecture fut en effet une expérience enthousiasmante: voilà un auteur qui partageait mes croyances et mes soucis fondamentaux en économie, notamment quant à la matière et la nature de la discipline, où il proposait ce qui me semblait une définition correcte de l'économie et un ensemble de principes méthodologiques et épistémologiques cohérents avec cette vision.  
  
          L'action humaine de Mises devint ma référence ultime en économie. Je considère définitivement ce livre comme le plus important en la matière dans le vingtième siècle, et je considère Ludwig von Mises comme un des plus grands penseurs économiques de tous les temps, au même niveau qu'Adam Smith, Jean-Baptiste Say et Alfred Marshall. En tous cas, L'action humaine est une lecture absolument obligatoire pour tous les économistes, qu'ils soient ou non d'accord avec son contenu. 
  
          Et pourtant Mises n'est guère cité ou mentionné par les économistes professionnels; les manuels académiques mentionnent rarement son nom, et beaucoup d'histoires de la pensée économique s'en débarrassent en un ou deux paragraphes au mieux, voire ignorent simplement l'homme et ses oeuvres. Quand il est mentionné, son travail est la plupart du temps grossièrement dénaturé. Pour comprendre pourquoi, il nous faut passer par un peu d'histoire. 
  
Un peu d'histoire 
 
          Ludwig Edler von Mises est né en 1881 à Lemberg, Autriche – Hongrie (maintenant Lviv, Ukraine). Il étudia l'économie avec Eugen von Böhm-Bawerk, lui-même élève de Carl Menger, et se fit un nom dans les années trente pour son travail sur la théorie monétaire. Entre les deux guerres mondiales, en tant que premier secrétaire de la Chambre de Commerce de Vienne, il s'opposa sans succès aux désastreuses politiques économiques et monétaires du gouvernement autrichien, qui visaient la reconstruction du pays, mais conduisirent finalement à l'effondrement complet de la monnaie et de l'économie autrichiennes. 
  
          En même temps, étant à la fois juif et un opposant véhément à toute forme de totalitarisme, il assistait avec angoisse à la montée du communisme en Russie et du national-socialisme en Allemagne. Il dut quitter l'Autriche pour la Suisse en 1934 et émigrer aux États-Unis en 1940. À Genève, déchargé de ses responsabilités officielles, il consacra la majeure partie de cinq années à synthétiser, prolonger et structurer ses vues en une théorie intégrée complète des phénomènes économiques. Le résultat fut Nationalökonomie, un livre de mille pages publié en 1940 et en allemand, ce qui n'était pas la meilleure combinaison de date et de langue pour qu'il soit reconnu; de fait, la guerre empêcha sa diffusion. Aux États-Unis, Mises en prépara une version en langue anglaise, qui fut publiée en 1949 sous le titre Human Action: A Treatise on Economics. 
  
          L'action humaine est la seule tentative dans le vingtième siècle d'écrire un traité systématique complet sur l'économie, dans la tradition de Smith, Say, Ricardo et Marshall. C'est beaucoup plus qu'un manuel: il présente une conception originale de la discipline avec des développements originaux sur la plupart de ses problèmes fondamentaux. Il couvre une large gamme de sujets, depuis les fondations épistémologiques jusqu'aux problèmes éthiques, politiques et sociaux, en passant par une théorie de l'échange indirect, une théorie de la monnaie et du capital, une théorie du marché et une théorie des cycles économiques, entre autres. 
  
     « L'action humaine est la seule tentative dans le vingtième siècle d'écrire un traité systématique complet sur l'économie, dans la tradition de Smith, Say, Ricardo et Marshall. »
 
          En étendue et en profondeur, L'action humaine ne peut se comparer qu'au Traité d'économie politique de Say, avec lequel il a beaucoup en commun, ou à Das Kapital de Marx, dont il est l'antithèse. Il est plus complet que La richesse des nations, où Smith tient l'épistémologie pour acquise, ou que les Principles of Economics de Marshall, qui reste proche du niveau des principes et ne va pas aussi loin sur des sujets tels que la théorie du capital ou les considérations politiques. 
  
          La date de sa parution et la nationalité de l'auteur expliquent partiellement la mauvaise réputation de L'action humaine. Un livre aussi volumineux par un auteur autrichien, paraissant peu après la Seconde Guerre mondiale, suivant la tradition de Menger plutôt que celle de Walras ou de Marshall, ne pouvait qu'être escamoté par le « courant dominant » de la littérature, dominé par des auteurs de langue anglaise dans la tradition de Marshall et Keynes, et fortement influencé par la théorie de l'équilibre général de Walras. 
  
Contre le courant dominant 
 
          Déjà à la fin des années trente, la théorie des cycles économiques de Mises avait été éclipsée par la théorie keynésienne, beaucoup plus simple mais moins complète, qui enseigne que les crises économiques peuvent être évitées et guéries par l'action de l'État, tandis que Mises soutenait au contraire le point de vue opposé, moins populaire, selon lequel les crises sont le résultat de l'intervention de l'État et la meilleure façon pour les gouvernements de les guérir est de ne rien faire. 
  
          L'action humaine était encore pire: il contredisait tous les dogmes acceptés de la discipline économique, qui seraient ultérieurement connus comme « l'économie standard ». Tandis que la Grande Synthèse Néoclassique prêchait le nouvel évangile, à savoir que l'économie est une science quantitative traitant de situations d'équilibre en appliquant les mathématiques au modèle abstrait de l'homo economicus, Mises définissait l'économie comme une étude des actions des êtres humains réels avec tous leurs préjugés et leurs limites, et voyait dans les processus de changement, et non dans l'équilibre, le seul sujet pertinent de l'économie. 
  
          En contraste avec le monde fictif de l'équilibre statique et d'information parfaite de la théorie néo-classique, Mises soutenait que l'économie n'a pas de sens si elle ne rend pas compte du passage de temps et de l'incertitude essentielle résultant de la connaissance limitée de l'homme en action. Il enseignait qu'il n'y a pas de relations constantes dans les phénomènes économiques, et donc qu'aucune mesure n'y est possible. L'économie est donc une discipline qualitative où les mathématiques n'ont aucune utilité. Cela aussi était en opposition avec l'économie du courant dominant, dont le signe distinctif est l'utilisation des mathématiques. 
  
          Bref, le problème avec Mises est que, si vous croyez ce qu'il dit, vous devez accepter que 95% de ce qui est présenté comme science économique dans le vingtième siècle n'est qu'un jeu d'enfant dénué de sens. De plus, Mises était et est resté un adversaire déterminé de l'intervention étatique à un moment où la nécessité de cette intervention devenait l'idée à la mode, et la raison d'être de nombreux économistes professionnels. Voilà pourquoi Mises et son travail ont été mis à l'index, pour n'être appréciés que par une petite minorité d'heureux enthousiastes. 
 
 
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