Les
oiseaux se cachent pour manger
C'est arrivé le 14 février dernier. Bernard Landry, accompagné
de la ministre d'État à la Solidarité sociale, à
la Famille et à l'Enfance, Linda Goupil, et de celle responsable
à la Condition féminine, Jocelyne Caron, rencontrait les
représentantes d'une dizaine de groupes de femmes et de bénéficiaires
de l'aide sociale afin de discuter des suites à donner à
l'adoption de la Loi pour lutter contre la pauvreté. Sylvie
Lévesque, présidente de la Fédération des associations
de familles monoparentales et reconstituées du Québec, n'en
croyait tout simplement pas ses oreilles. Elle a rétorqué
au principal intéressé que la pauvreté était
un problème de société, et qu'il faisait fausse route
en tentant de ramener le problème à une question de jugement
individuel(1).
« Il était clair pour tout le monde [alors réuni autour
de la table] que cette analogie n'était pas acceptable, de dire
Vivian Barbot, la présidente de la Fédération des
femmes du Québec. On l'a pris comme étant une allusion aux
gens pauvres, des gens qui ne nourrissent pas leurs enfants. »
Or la pauvreté est un problème de société «
dont la faute ne revient pas aux pères ou aux mères
», a-t-elle souligné. « Ce n'est pas qu'un individu
soit assez imbécile pour ne pas nourrir ses enfants, selon elle.
Il y a des conditions objectives qui font qu'il ne peut nourrir
ses enfants! »
Les collègues de Mme Barbot abondent évidemment dans le même
sens: « Je trouvais bien exagéré qu'on remette cela
sur les responsabilités individuelles, de dire Mme Lévesque.
C'est bien plutôt que, quelque part, il n'y a pas assez de bouffe
dans le frigidaire. » Même son de cloche pour Mme Jetté:
« Il a mis en cause le jugement des assistés sociaux. J'avais
le goût de lui dire pourquoi les enfants ont plus souvent le ventre
vide à la fin du mois qu'au début du mois. Ce n'est pas parce
que les gens ont moins de jugement la dernière semaine, c'est qu'il
n'y a plus d'argent. »
S'il s'agit d'un problème de société, d'en parler
à la « société » – par l'entremise des
médias –, allait donc de soit pour ces représentantes. C'est
la « société » après tout (vous et moi)
qui, en bout de ligne, va payer pour son (notre) manque de solidarité
à l'endroit des moins nantis. Le fait que ces dames aient décidé
d'« alerter » la population aux propos «
inacceptables » de leur patron alors que nous nous dirigeons
tout droit vers une campagne électorale n'est que pure coïncidence.
Eh oui! Ces propos – même s'ils ont été proférés
en privé, derrière des portes closes – doivent être
dénoncés sur la place publique.
Si Monsieur Chose est trop paresseux pour travailler, ou Madame Tartempion
trop dénaturée pour prendre soin de ses enfants, ce n'est
pas de leur faute. C'est la faute de la « société
». La société s'est levée tout d'un bloc,
un bon matin, et elle s'est dit: « Tiens, à compter
d'aujourd'hui, les paresseux et les dénaturées – pour ne
nommer que ceux-là – auront la vie dure et cela même s'ils
s'acharnent à tenter d'améliorer leur sort. »
Qu'on se le tienne pour dit. Comment se fait-il que la notion de responsabilité
s'applique à tout le monde, sauf aux pauvres? Hmm... Mystère.
De
« conditions objectives »
« Faire de la popote tous les jours, ça ne me tente pas.
» Ça, c'est Marie-Sylvie Lemay, assistée sociale
dans la quarantaine et chef de famille monoparentale, qui ne fait plus
la cuisine depuis cinq ans(2).
« Les steaks sont à 12 piastres... [sic] Ça
me coûterait 150 ou 200 $ par semaine pour me nourrir,
moi et mes deux enfants, et je ne les ai pas. Je reçois un chèque
d'aide sociale de 536 $ et là-dessus, 450 $
partent pour le loyer. »
Faites le calcul, ça lui laisse 86 $ par mois pour
se nourrir, elle et ses enfants. Nulle part dans cet article consacré
au cas de Mme Lemay on ne faisait mention qu'elle devait recevoir une allocation
familiale, une aide gouvernementale qui fait partie de la politique familiale
du Québec, une prestation fiscale canadienne pour enfants, une aide
de base offerte aux familles à revenu modeste ou moyen, ou des retours
de TVQ ou de TPS, une aide aux consommmateurs qui ne consomment pas trop...
Ça doit être l'objectivité journalistique.
« On voudrait nous faire croire que Mme Lemay aurait un "jugement
individuel" si seulement elle en avait les moyens. Mais étant donné
sa situation (financière, scolaire, etc.), elle n'en a pas. Son
jugement ne peut être individuel, il est "collectif". Elle est victime
de sa condition. Victime de la "société". » |
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Tous les jours donc, pour pallier à ce manque de fonds, Mme Lemay
et ses enfants dînent et soupent au Chic Resto Pop. L'organisme qui
a pignon sur rue dans l'arrondissement Hochelaga-Maisonneuve-Mercier, sert
500 repas par jour. Et s'il n'existait pas? « On en
mangerait des pâtes, et toute la semaine », répond
la mère à brûle-pourpoint. Comme le restaurant communautaire
n'offre pas de déjeuner, les Lemay ont rayé ce repas de leur
horaire: « Moi, je ne déjeune pas, je suis habituée.
Les enfants, s'ils ont vraiment faim, ils vont se faire une toast ou ouvrir
une barre tendre. »
Est-ce que ce sont des « conditions objectives »
qui font en sorte que Mme Lemay préfère s'en remettre au
Chic Resto Pop pour nourrir sa petite famille plutôt que de faire
de la popote tous les jours? – ce qui ne lui « tente »
pas, après tout. Est-ce qu'on fait vraiment fausse route en ramenant
ce genre de décision « à une question
de jugement individuel »? Oui, scandent en choeur les
« représentantes » des plus démunis.
« La pauvreté, ce n'est pas qu'une question financière,
explique Suzanne Boudrias, directrice adjointe du Chic Resto Pop. Il y
a souvent, associés à ça, un manque d'éducation,
l'incapacité d'avoir une prise sur le monde, la solitude. Rien n'est
simple quand on parle de pauvreté. » Rien n'est
simple parce qu'on a intérêt à ce que ça demeure
complexe. On a intérêt à ce que ça requiert
des « armées » de psycho-éducatrices
et d'intervenantes sociales pour que soit combattu efficacement ce fléau
des plus complexes.
On voudrait nous faire croire que Mme Lemay aurait un « jugement
individuel » si seulement elle en avait les moyens.
Mais étant donné sa situation (financière, scolaire,
etc.), elle n'en a pas. Son jugement ne peut être individuel, il
est « collectif ». Elle est victime de sa condition.
Victime de la « société ». Si elle
ne fait pas la popote tous les jours pour ses enfants – comme toute «
bonne mère » le ferait –, ce n'est pas parce qu'elle
manque d'imagination ou de motivation, c'est parce qu'elle manque d'argent.
Donnez-lui en et hop! la voilà transformée en chef extraordinaire!
À voir la clientèle du Chic Resto Pop, on se rend compte
que la nourriture n'est tout simplement pas une priorité pour tout
le monde. Combien de fois, en attendant l'autobus en face de l'établissement,
j'ai vu entrer des jeunes vêtus et décoiffés
dernier cri? D'autres sortir de leur voiture (!) pour y entrer? Si le Chic
Resto Pop – ou chacun des 275 autres organismes d'aide alimentaire de Montréal
– n'existait pas, ces gens crèveraient-ils de faim? Non. Ils feraient
d'autres choix. Ils dépenseraient sans doute un peu moins d'argent
pour leurs vêtements « griffés »,
ou leur voiture, pour en avoir un peu plus à consacrer à
de la bouffe.
Individualité
vs collectivité
L'existence de tels organismes d'aide fait en sorte que des gens n'ont
plus à se soucier de certains aspects de la vie. « Si
le Resto n'existait pas...? Ce ne serait vraiment pas évident, dixit
Mme Lemay. Ça m'enlève un grand poids, en tout cas.
» Depuis que l'industrie de la pauvreté a rendu «
socialement acceptable » le recours aux organismes
d'aide – en attendant le monde meilleur... –, plein de gens choisissent
de mettre leur fric ailleurs que dans les besoins essentiels (voir DEUX
FOIS MOINS DE PAUVRES AU CANADA, PAS SURPRENANT!,
le QL, no 86).
Est-ce une situation déplorable? Non. Ce qui l'est par contre, c'est
que les « représentantes » de personnes
« démunies » utilisent les médias
pour forcer les gouvernements à débloquer toujours plus de
fonds pour que leurs « client(e)s » puissent continuer
de prendre de mauvaises décisions et vivre « dans
la dignité » aux frais de la « collectivité
». Ce qui est déplorable, c'est l'attitude méprisante
de ces mêmes « représentantes » qui
nous prennent pour des cruches lorsqu'elles rejettent sur notre dos (c'est
nous qui formons la société après tout, non?) les
choix supposément « obligés » que
prennent les plus démunis.
Si les pauvres sont victimes, ils sont victimes d'eux-mêmes. Victimes
des décisions qu'ils prennent à tous les jours – le décrochage
scolaire, les déplacements en taxi plutôt qu'en autobus, l'épicerie
au dépanneur plutôt qu'au supermarché, l'«
afficheur » et l'« appel en attente
» plutôt que le service téléphonique de
base, les cigarettes, les billets de loterie, et la bière plutôt
que... rien, la télévision câblée plutôt
que l'hertzienne, et cetera. On le sait, argent donné (façon
de parler!) est plus vite dépensé qu'argent durement gagné.
Ce n'est pas la société qui est responsable de la pauvreté
des individus, ce sont les individus qui, par leurs actions, se mettent
ou se maintiennent en situation de pauvreté. De leur donner des
chèques d'assistance sociale à vie, même s'ils
ont toutes leurs capacités physiques et intellectuelles, ou de les
envelopper dans un filet de sécurité toujours plus sécurisant
et accueillant, ne fait rien pour les aider à se sortir de leur
condition. Au contraire, ça les incite à s'enliser toujours
plus dans leur situation de dépendance – au bonheur des indignées
de Monsieur Landry qui, elles, ont intérêt à ce que
les pauvres demeurent pauvres.
1.
Denis Lessard, « Landry accusé d'avoir eu des propos méprisants
à l'endroit des démunis », La Presse, 19 février
2003, p. A-1. >> |
2.
Karim Benessaieh, « Le Chic Resto Pop à tous les jours »,
La Presse, 11 juin 2002. >> |
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