Montréal, 1er mars 2003  /  No 120  
 
<< page précédente 
  
  
 
 
Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
 
 
LIBRE EXPRESSION
  
UN PREMIER MINISTRE AUX OISEAUX, 
LES PLUS « DÉMUNIS », INDIGNÉS!
 
par Gilles Guénette
 
 
          « Nous étions estomaquées », dixit Nicole Jetté, la porte-parole du Front commun pour la défense des personnes assistées sociales du Québec. « C'est le summum du mépris. » Mme Jetté était récemment attablée avec une dizaine de collègues de combat et le premier ministre du Québec quand celui-ci a lancé l'impensable: « Si les oiseaux, avec la cervelle qu'ils ont, nourrissent leurs enfants le matin, comment se fait-il qu'il y a encore du monde qui ne nourrissent pas leurs enfants? » Imaginez l'indignation...
 
Les oiseaux se cachent pour manger 
  
          C'est arrivé le 14 février dernier. Bernard Landry, accompagné de la ministre d'État à la Solidarité sociale, à la Famille et à l'Enfance, Linda Goupil, et de celle responsable à la Condition féminine, Jocelyne Caron, rencontrait les représentantes d'une dizaine de groupes de femmes et de bénéficiaires de l'aide sociale afin de discuter des suites à donner à l'adoption de la Loi pour lutter contre la pauvreté. Sylvie Lévesque, présidente de la Fédération des associations de familles monoparentales et reconstituées du Québec, n'en croyait tout simplement pas ses oreilles. Elle a rétorqué au principal intéressé que la pauvreté était un problème de société, et qu'il faisait fausse route en tentant de ramener le problème à une question de jugement individuel(1). 
  
          « Il était clair pour tout le monde [alors réuni autour de la table] que cette analogie n'était pas acceptable, de dire Vivian Barbot, la présidente de la Fédération des femmes du Québec. On l'a pris comme étant une allusion aux gens pauvres, des gens qui ne nourrissent pas leurs enfants. » Or la pauvreté est un problème de société « dont la faute ne revient pas aux pères ou aux mères », a-t-elle souligné. « Ce n'est pas qu'un individu soit assez imbécile pour ne pas nourrir ses enfants, selon elle. Il y a des conditions objectives qui font qu'il ne peut nourrir ses enfants! » 
  
          Les collègues de Mme Barbot abondent évidemment dans le même sens: « Je trouvais bien exagéré qu'on remette cela sur les responsabilités individuelles, de dire Mme Lévesque. C'est bien plutôt que, quelque part, il n'y a pas assez de bouffe dans le frigidaire. » Même son de cloche pour Mme Jetté: « Il a mis en cause le jugement des assistés sociaux. J'avais le goût de lui dire pourquoi les enfants ont plus souvent le ventre vide à la fin du mois qu'au début du mois. Ce n'est pas parce que les gens ont moins de jugement la dernière semaine, c'est qu'il n'y a plus d'argent. »  
  
          S'il s'agit d'un problème de société, d'en parler à la « société » – par l'entremise des médias –, allait donc de soit pour ces représentantes. C'est la « société » après tout (vous et moi) qui, en bout de ligne, va payer pour son (notre) manque de solidarité à l'endroit des moins nantis. Le fait que ces dames aient décidé d'« alerter » la population aux propos « inacceptables » de leur patron alors que nous nous dirigeons tout droit vers une campagne électorale n'est que pure coïncidence. Eh oui! Ces propos – même s'ils ont été proférés en privé, derrière des portes closes – doivent être dénoncés sur la place publique. 
  
          Si Monsieur Chose est trop paresseux pour travailler, ou Madame Tartempion trop dénaturée pour prendre soin de ses enfants, ce n'est pas de leur faute. C'est la faute de la « société ». La société s'est levée tout d'un bloc, un bon matin, et elle s'est dit: « Tiens, à compter d'aujourd'hui, les paresseux et les dénaturées – pour ne nommer que ceux-là – auront la vie dure et cela même s'ils s'acharnent à tenter d'améliorer leur sort. » Qu'on se le tienne pour dit. Comment se fait-il que la notion de responsabilité s'applique à tout le monde, sauf aux pauvres? Hmm... Mystère. 
  
De « conditions objectives » 
  
          « Faire de la popote tous les jours, ça ne me tente pas. » Ça, c'est Marie-Sylvie Lemay, assistée sociale dans la quarantaine et chef de famille monoparentale, qui ne fait plus la cuisine depuis cinq ans(2). « Les steaks sont à 12 piastres... [sic] Ça me coûterait 150 ou 200 $ par semaine pour me nourrir, moi et mes deux enfants, et je ne les ai pas. Je reçois un chèque d'aide sociale de 536 $ et là-dessus, 450 $ partent pour le loyer. » 
  
          Faites le calcul, ça lui laisse 86 $ par mois pour se nourrir, elle et ses enfants. Nulle part dans cet article consacré au cas de Mme Lemay on ne faisait mention qu'elle devait recevoir une allocation familiale, une aide gouvernementale qui fait partie de la politique familiale du Québec, une prestation fiscale canadienne pour enfants, une aide de base offerte aux familles à revenu modeste ou moyen, ou des retours de TVQ ou de TPS, une aide aux consommmateurs qui ne consomment pas trop... Ça doit être l'objectivité journalistique. 
  
     « On voudrait nous faire croire que Mme Lemay aurait un "jugement individuel" si seulement elle en avait les moyens. Mais étant donné sa situation (financière, scolaire, etc.), elle n'en a pas. Son jugement ne peut être individuel, il est "collectif". Elle est victime de sa condition. Victime de la "société". »
 
          Tous les jours donc, pour pallier à ce manque de fonds, Mme Lemay et ses enfants dînent et soupent au Chic Resto Pop. L'organisme qui a pignon sur rue dans l'arrondissement Hochelaga-Maisonneuve-Mercier, sert 500 repas par jour. Et s'il n'existait pas? « On en mangerait des pâtes, et toute la semaine », répond la mère à brûle-pourpoint. Comme le restaurant communautaire n'offre pas de déjeuner, les Lemay ont rayé ce repas de leur horaire: « Moi, je ne déjeune pas, je suis habituée. Les enfants, s'ils ont vraiment faim, ils vont se faire une toast ou ouvrir une barre tendre. » 
  
          Est-ce que ce sont des « conditions objectives » qui font en sorte que Mme Lemay préfère s'en remettre au Chic Resto Pop pour nourrir sa petite famille plutôt que de faire de la popote tous les jours? – ce qui ne lui « tente » pas, après tout. Est-ce qu'on fait vraiment fausse route en ramenant ce genre de décision « à une question de jugement individuel »? Oui, scandent en choeur les « représentantes » des plus démunis. 
  
          « La pauvreté, ce n'est pas qu'une question financière, explique Suzanne Boudrias, directrice adjointe du Chic Resto Pop. Il y a souvent, associés à ça, un manque d'éducation, l'incapacité d'avoir une prise sur le monde, la solitude. Rien n'est simple quand on parle de pauvreté. » Rien n'est simple parce qu'on a intérêt à ce que ça demeure complexe. On a intérêt à ce que ça requiert des « armées » de psycho-éducatrices et d'intervenantes sociales pour que soit combattu efficacement ce fléau des plus complexes. 
  
          On voudrait nous faire croire que Mme Lemay aurait un « jugement individuel » si seulement elle en avait les moyens. Mais étant donné sa situation (financière, scolaire, etc.), elle n'en a pas. Son jugement ne peut être individuel, il est « collectif ». Elle est victime de sa condition. Victime de la « société ». Si elle ne fait pas la popote tous les jours pour ses enfants – comme toute « bonne mère » le ferait –, ce n'est pas parce qu'elle manque d'imagination ou de motivation, c'est parce qu'elle manque d'argent. Donnez-lui en et hop! la voilà transformée en chef extraordinaire! 
  
          À voir la clientèle du Chic Resto Pop, on se rend compte que la nourriture n'est tout simplement pas une priorité pour tout le monde. Combien de fois, en attendant l'autobus en face de l'établissement, j'ai vu entrer des jeunes vêtus et coiffés dernier cri? D'autres sortir de leur voiture (!) pour y entrer? Si le Chic Resto Pop – ou chacun des 275 autres organismes d'aide alimentaire de Montréal – n'existait pas, ces gens crèveraient-ils de faim? Non. Ils feraient d'autres choix. Ils dépenseraient sans doute un peu moins d'argent pour leurs vêtements « griffés », ou leur voiture, pour en avoir un peu plus à consacrer à de la bouffe. 
 
Individualité vs collectivité 
  
          L'existence de tels organismes d'aide fait en sorte que des gens n'ont plus à se soucier de certains aspects de la vie. « Si le Resto n'existait pas...? Ce ne serait vraiment pas évident, dixit Mme Lemay. Ça m'enlève un grand poids, en tout cas. » Depuis que l'industrie de la pauvreté a rendu « socialement acceptable » le recours aux organismes d'aide – en attendant le monde meilleur... –, plein de gens choisissent de mettre leur fric ailleurs que dans les besoins essentiels (voir DEUX FOIS MOINS DE PAUVRES AU CANADA, PAS SURPRENANT!, le QL, no 86). 
  
          Est-ce une situation déplorable? Non. Ce qui l'est par contre, c'est que les « représentantes » de personnes « démunies » utilisent les médias pour forcer les gouvernements à débloquer toujours plus de fonds pour que leurs « client(e)s » puissent continuer de prendre de mauvaises décisions et vivre « dans la dignité » aux frais de la « collectivité ». Ce qui est déplorable, c'est l'attitude méprisante de ces mêmes « représentantes » qui nous prennent pour des cruches lorsqu'elles rejettent sur notre dos (c'est nous qui formons la société après tout, non?) les choix supposément « obligés » que prennent les plus démunis. 
 
          Si les pauvres sont victimes, ils sont victimes d'eux-mêmes. Victimes des décisions qu'ils prennent à tous les jours – le décrochage scolaire, les déplacements en taxi plutôt qu'en autobus, l'épicerie au dépanneur plutôt qu'au supermarché, l'« afficheur » et l'« appel en attente » plutôt que le service téléphonique de base, les cigarettes, les billets de loterie, et la bière plutôt que... rien, la télévision câblée plutôt que l'hertzienne, et cetera. On le sait, argent donné (façon de parler!) est plus vite dépensé qu'argent durement gagné. 
  
          Ce n'est pas la société qui est responsable de la pauvreté des individus, ce sont les individus qui, par leurs actions, se mettent ou se maintiennent en situation de pauvreté. De leur donner des chèques d'assistance sociale à vie, même s'ils ont toutes leurs capacités physiques et intellectuelles, ou de les envelopper dans un filet de sécurité toujours plus sécurisant et accueillant, ne fait rien pour les aider à se sortir de leur condition. Au contraire, ça les incite à s'enliser toujours plus dans leur situation de dépendance – au bonheur des indignées de Monsieur Landry qui, elles, ont intérêt à ce que les pauvres demeurent pauvres. 
  
  
1. Denis Lessard, « Landry accusé d'avoir eu des propos méprisants à l'endroit des démunis », La Presse, 19 février 2003, p. A-1.  >>
2. Karim Benessaieh, « Le Chic Resto Pop à tous les jours », La Presse, 11 juin 2002.  >>
 
 
Articles précédents de Gilles Guénette
 
 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO